De la ville « anthropomimétique » à la ville « biomimétique » : les eaux usées, sales et impures dans le nouvel imaginaire de la « ville forêt » Introduction
Cette contribution porte sur les imaginaires de la ville au sein desquels se pose la question des eaux usées, sales et impures en milieu urbain. Notre constat de départ est que lors même de la modernisation des villes européennes à l’époque de la Révolution Industrielle, un imaginaire très particulier orientait la réalisation d’ouvrages hydrauliques urbains. Au fondement de cet imaginaire se trouvait l’image du corps humain. En ce qui concerne l’eau, les conduites d’eau potable étaient conçues par analogie avec les « artères », les pompes qui faisaient circuler cette eau avec le « cœur », et les conduites d’eaux usées et d’eaux pluviales avec les « veines ». Cet imaginaire de ce que nous appellerons la « ville anthropomimétique » – la ville conçue comme imitation du corps humain – semble avoir joué un rôle décisif dans la réalisation d’ouvrages hydrauliques urbains de l’ère industrielle. Néanmoins, à mesure que cet imaginaire du corps humain se généralise et se normalise, il sombre dans l’oubli, submergé par des considérations pragmatiques superficielles et délaissé par le positivisme. Or, en raison de l’accumulation de problèmes qu’implique cet imaginaire presque oublié, un nouvel imaginaire vient le concurrencer : celui de la « ville biomimétique » et plus précisément celui de la « ville forêt ». Les eaux usées, sales et impures dans la ville anthropomimétique
A l’époque de la Révolution Industrielle, trois changements majeurs se produisirent dans les villes européennes : leur industrialisation, l’augmentation de leur population et l’exigence de leurs habitants – notamment les bourgeois – d’une vie plus hygiénique, plus aisée et plus plaisante (Goubert 1986). En ce qui concerne l’eau, ces trois changements se traduisirent en une demande accrue pour un flux régulier d’eau potable, ainsi que pour le traitement efficace des eaux usées, sales et impures.1 Mais comment ce changement était-il pensé ? Les urbanistes de l’époque, disposaient-ils d’une théorie, d’un concept ou d’une image qui permettait une vision globale de la nouvelle ville qu’ils cherchaient à réaliser ? Selon l’historien du XIXe siècle, Jean-Louis Harouel, les nouvelles villes qui émergeaient à cette époque se fondaient sur un modèle bien particulier, celui de l’organisme : Sous l'influence d'une certaine vulgarisation médicale, administrateurs, économistes, ingénieurs, architectes, tendent à assimiler la fonction du sang qui irrigue les tissus animaux à celle de la circulation des biens et des hommes qui contribue à vivifier ce qu’il faut bien appeler, dans la logique de cette équation, un organisme urbain.2
Une telle vision est conforme à l’analyse de Judith Schlanger, qui montre que l’application de la métaphore de l’organisme à des phénomènes sociaux (société, Etat, nation, langue, etc.) connut un succès inédit à la fin du XVIIIe et puis tout au long du XIXe siècle.3 Un exemple important de cette tendance est la « physiologie sociale » de Saint-Simon, qui conçoit la société comme une « machine organisée » dont les différentes fonctions correspondent aux « organes » d’un organisme biologique4.5 Qui plus est, cette physiologie sociale ne concernait pas les seuls ouvrages techniques ; l’économie politique, la législation et la morale publique étaient également conçues d’après la logique de cet imaginaire, c’est-à-dire comme une « collection de règles hygiéniques » 6. L’application de la métaphore de l’organisme à la ville ne tardait pas à suivre. Pour ne prendre que deux exemples importants, elle était employée par le Baron Haussman à Paris7 et par Edwin Chadwick à Londres8.
Néanmoins, il est important de noter que ce n’était pas un organisme quelconque qu’il s’agissait d’imiter, mais plus précisément l’organisme humain. En effet, la circulation sanguine au sein du corps humain – découverte par le médecin William Harvey au XVIIe siècle – devint le modèle de cette nouvelle forme d’urbanité. Comme l’explique Ivan Illich : Vers la fin du XVIIIe siècle, la théorie de Harvey était, de manière générale, admise en médecine. L’idée que la santé humaine dépend de la circulation rapide du sang s’insérait bien dans le modèle mercantiliste de la richesse – juste avant Adam Smith – basé sur l’intensité de la circulation monétaire. / Au milieu du XIXe siècle, plusieurs architectes britanniques se mirent à parler de Londres en se référant à ce même paradigme, et en ne manquant aucune occasion de reconnaître leur dette à l’égard de « l’immortel Harvey ». Ils concevaient la ville comme un corps social à travers lequel l’eau devait constamment circuler et repartir en charriant ce qui la souillait. Il fallait que l’eau coule continuellement dans la ville pour se débarrasser de sa sueur et de ses déchets. […] A l’instar de Harvey, qui avait découvert quelque chose d’inimaginable avant lui, à savoir que le sang est un véhicule en circulation, et ouvert ainsi la voie de la médecine moderne, Chadwick et ses confrères, en inventant le circuit de l’eau, redéfinissaient la ville comme un espace nécessitant constamment d’être débarrassé de ses déchets. A l’image du corps et de l’économie, la ville pouvait désormais être visualisée comme un système de conduits.9 L’hydrologue français contemporain, Bernard Chocat, confirme cette analyse lorsqu’il parle « des hygiénistes du XIXe siècle qui voient une analogie entre la circulation du sang dans le corps humain et celle de l'eau dans la ville »10.
Ce nouveau paradigme comporte, cependant, de nombreuses complications dont les aspects problématiques, notamment sur le plan écologique, ne se sont révélés qu’avec le temps. La première complication – sans doute la plus grave – concerne le statut écosystémique de l’homme. La métaphysique, nous explique Martin Heidegger, comprend l’homme comme un « animal rationnel »11. Ainsi, tandis que le sang circule dans le corps humain de la même manière que dans un corps animal, l’homme se différencie de l’animal de par sa rationalité. Mais qu’est-ce qu’un animal d’un point de vue écologique ? D’après le schéma des guildes écologiques proposé par Charles Elton12, un animal est un « consommateur » dans lequel aucune production au sens écologique (auto-tropisme) n’a lieu. En tant que tel, il dépend de la production et de la décomposition qui ont lieu dans son environnement et qui assurent la fermeture de la grande boucle écologique composée de producteurs (plantes, algues vertes…), de consommateurs (animaux, insectes…) et de décomposeurs (champignons, bactéries…). Or, si on pense la ville par analogie avec un corps animal, sa taille importante mènera inévitablement à une consommation massive de produits puisés dans son environnement proche ou lointain, ainsi que le déversement d’énormes quantités de déchets au-delà de ses bords. Un flux linéaire important traverse donc l’ « organisme urbain », d’où ce que Sabine Barles appelle l’ « invention » au XIXe siècle des déchets urbains et des eaux usées.13 En outre, il est également clair qu’une telle configuration de l’urbain dépend de la rationalité, considérée par la métaphysique comme le propre de l’homme. En effet, l’exploitation systématique de l’environnement non-urbain ne pourrait se faire sans une rationalité technique très pointue, laquelle prend ici la forme de la gestion logistique des chaînes d’approvisionnement et d’évacuation des déchets. A partir de cette analyse, on voit très bien le lien qui existe entre la vision métaphysique de l’homme comme « animal rationnel » et ce que Heidegger nomme le « Gestell » ; cette dernière expression – traduite parfois comme « arraisonnement »14, parfois comme « consommation »15, parfois comme « système »16 – signifie une exploitation rationnelle et systémique de la nature à des fins de consommation humaine17.
Une deuxième complication concerne l’inexactitude de l’analogie entre l’acheminement de l’eau en ville et la circulation sanguine. Alors que dans le corps humain le sang s’éloigne du cœur le long des artères et y retourne le long des veines, parcourant ainsi un véritable circuit, ladite « circulation » de l’eau urbaine est plutôt linéaire. Les réseaux industriels captent des eaux de surface ou souterraines, les soumettent à un traitement et puis, suite à leur utilisation, les évacuent via les égouts pour enfin les rejeter – après un traitement dans une station d’épuration (STEP) – dans la nature. L’eau est bien en mouvement constant, mais ce mouvement est linéaire ; les réseaux d’adduction ressemblent plus à l’œsophage et aux voies urinaires qu’aux artères et aux veines.
Une troisième complication concerne les eaux pluviales. A la différence d’un individu humain, capable de se déplacer pour éviter les inondations, une ville immobile doit s’adapter à des événements pluvieux par d’autres moyens. Le premier système moderne conçu pour traiter les eaux pluviales cherchait à les évacuer par un réseau dit « unitaire », lequel mélange les eaux usées et pluviales. L’inconvénient majeur que pose ce système tient au fait qu’un réseau unitaire est facilement débordé en temps de pluie, le résultat étant un déversement nuisible de toutes ces eaux – souvent très polluées – dans des cours d’eau urbains ou périurbains. Le deuxième système, dit « séparatif », consiste à traiter les eaux usées et pluviales de manière séparée. Il paraissait avantageux dans la mesure où il assurerait un traitement intégral des eaux usées, tandis que les eaux pluviales seraient rejetées directement dans la nature sans traitement préalable. Dans la grande majorité des cas, cependant, les eaux pluviales urbaines sont elles aussi « sales » et « impures » ; en traversant des surfaces urbaines, elles accumulent diverses impuretés (huiles, nitrates, pesticides, résidus industriels, métaux lourds, etc.) et ne peuvent donc être introduites dans la nature sans induire des pollutions importantes. Mais traiter ces eaux sales et impures se révèle compliqué sur le plan technique.18 De plus, quel que soit le système adopté, le principe commun du tout-à-l’égout augmente le risque d’inondations et de crues subites : la généralisation des surfaces imperméables augmente la vitesse de l’écoulement, et ceci à un tel point que le système peut vite déborder.19
La vision « mécaniste » de la physiologie moderne constitue un quatrième problème. Cette vision est souvent associée à Descartes qui, dans son Traité de l’homme, conçoit le corps humain comme une machine composée de tuyaux dans laquelle le sang circule en permanence.20 Mais qu’est-ce qui justifie cette vision mécaniste ? Dans un passage remarquable, Descartes écrit :
[…] parce qu’il est conforme à la raison que l’art imitant la nature, et les hommes pouvant construire divers automates, où il se trouve du mouvement sans aucune pensée, la nature puisse de son côté produire ces automates, et bien plus excellents, comme les brutes, que ceux qui viennent de main d’homme […].21
Il s’agit d’un syllogisme : (i) l’art imite la nature ; (ii) l’art fabrique des automates ; donc (iii) la nature fabrique des automates. Or, il n’est pas difficile de voir que la prémisse (i) pourrait être soit fausse, soit seulement partiellement vraie22. Dans les deux cas, elle servirait à justifier non seulement une interprétation de la nature qui découle de la technique mécanique, mais aussi la technique mécanique elle-même, car, suivant « la nature », elle ne saurait être remise en question. Il est également important de noter que cette interprétation mécaniste de la nature est conforme à la vision platonico-chrétienne d’un « Dieu artisan », voir même – suite à la montée des mathématiques au cours de l’époque moderne – d’un « Dieu ingénieur ». Ainsi, de même que Dieu fabrique l’homme-machine à partir d’une matière minérale (l’argile) sur laquelle il impose une forme qui correspond à son Idée de départ, les ingénieurs fabriquent des machines de la même manière.23 En ce qui concerne la « ville anthropomimétique », un réseau de tuyaux sera fabriqué par l’imposition d’une forme sur des matières minérales (béton, métal, plastique...) conformément à une Idée de départ, c’est-à-dire le plan du réseau. A la lumière de ce constat, il convient de qualifier l’idée selon laquelle le travail des ingénieurs lors de la création des grands réseaux hydrauliques urbains au XIXe siècle dépendait de l’imaginaire de la ville anthropomimétique ; même si cela reste correct, force est de constater que le corps humain était lui-même conçu de manière mécaniste, c’est-à-dire par analogie avec des techniques de construction mécaniques. Comme le note Judith Schlanger : « Au début du XVIIe siècle déjà, Harvey expliquait la circulation du sang sur le modèle des pompes aspirantes et foulantes »24. Dans tous les cas, la complicité entre la vision mécaniste de l’organisme et la vision organiciste du mécanisme favorisait des villes « minérales » construites de pierre, béton, métal, verre et plastique, et dont l’agencement réticulaire était censé correspondre à celui d’un corps humain mécanique. De nombreux problèmes découlent de cette minéralité : l’épuisement des ressources minérales ; la pollution des eaux et des sols en raison de la présence de minéraux polluants (plomb, cadmium, amiante…) ; la disparition de la nature en ville et son remplacement par des objets techniques fabriqués à base de minéraux (trottoirs, routes, parkings, immeubles…).25 En outre, lorsque l’on ajoute à cette vision mécanique le nouvel imaginaire thermodynamique d’un « organisme brûleur, avec ses consommations caloriques et ses énergies spécifiques »26, on voit bien l’inéluctabilité d’une consommation accrue en ville des nouvelles énergies minérales (fossiles puis nucléaires).
Le rapport entre la ville anthropomimétique et la montée de l’hygiénisme présente un cinquième problème. L’imaginaire de la ville anthropomimétique a pour conséquence non seulement que l’eau se voit canalisée dans des tuyaux, de sorte qu’elle circule en permanence et ne peut donc « stagner », mais aussi que la plupart des êtres vivants qui arrivent à pénétrer dans la ville, notamment les rats, les pigeons et les « mauvaises herbes », assument le rôle de pestes, de parasites ou de vecteurs de maladies à traiter par divers dispositifs d’ « immunisation » (pesticides, vaccins, expulsions, etc.). Un tel constat ne veut pas dire que le mouvement hygiéniste n’a pas apporté des bénéfices à la santé public, mais il soulève toutefois la question suivante : la conception anthropomimétique de la ville, ne va-t-elle pas de pair avec la manifestation du vivant non-humain en milieu urbain avant tout comme élément étranger et invasif, que ce soit comme peste, parasite ou vecteur de maladies ?
La sixième et dernière complication de la ville anthropomimétique est qu’elle sera pensée en tant qu’unité dont les éléments n’ont que très peu d’autonomie, tout étant régulé de manière centralisée, ce qui est conforme à la prolifération à partir du XIXe siècle des grands réseaux (hydrauliques, énergétiques, ferroviaires, télévisuels, etc.). Si nous ne pouvons pas traiter ici toute les implications socio-politiques de ces grands réseaux centralisés, il convient toutefois de noter qu’ils ont un déficit important de résilience.27 Lorsque tous les utilisateurs dépendent d’un seul réseau ayant très peu d’entrées, que se passe-t-il lorsque le réseau lui-même, ou bien les ressources dont il dépend, sera menacé ou fragilisé ? A mesure que les ressources se raréfient et que le changement climatique provoque des événements météorologiques plus extrêmes, la fréquence du risque ira sans doute en augmentant. |