3. Les générations successives de méganucléases
Des quatre outils dont on dispose actuellement, qui permettent de faire les SND1, SDN2 et SDN3, l’un n’est plus utilisé, les méganucléases, et trois le sont encore : doigts de zinc (zinc finger) nucléases, TALE (Transcription Activator-Like Effector) nucléase et, le plus récent, CRISPR-Cas9.
a. Les nucléases à doigts de zinc
La seconde génération d’outils a été appelée nucléase à doigts de zinc (zinc finger). Il faut fabriquer une protéine avec ces acides aminés particuliers qui vont faire que l’on va reconnaître une séquence particulière. C’est compliqué à faire parce que toutes les espèces vivantes, les hommes, les poissons, les bactéries, les virus, les levures, les plantes… ont des protéines avec des zinc finger. Les chercheurs ont pris toutes les séquences connues de zinc finger. Ils ont ensuite créé un logiciel qui fait que, lorsqu’on cherche à cibler une séquence, on vous dit s’il y a un zinc finger qui la reconnait. Si la séquence n’est pas reconnue par un zinc finger, on ne peut pas la fabriquer. On connait des milliers de zinc finger et de séquences. On peut faire beaucoup de choses, mais on est limité par ça. Le zinc finger est le deuxième outil à avoir été inventé, il a été utilisé dans un essai contre le sida.
b. Les TALE nucléases
La troisième génération, qui vient d’une bactérie, s’est appelée TALE ou TALEN (Transcription Activator-Like Effector Nucleases). Ce sont des protéines d’une bactérie qui infectent le riz, elles rentrent dans la cellule du riz et elles produisent une protéine qui ira dans le génome du riz, pour inactiver des gènes, de façon à ce que le riz ne se défende pas contre la bactérie. Ces protéines sont pratiques parce qu’elles ont des domaines avec seulement deux acides aminés. On peut changer ces acides aminés. Chaque duo d’acides aminés reconnait les codes TALEN C, A, T et G. On peut fabriquer une nucléase pour n’importe quelle séquence. C’est très pratique et ça fonctionne très bien. Le problème est qu’il faut fabriquer une protéine par séquence que l’on souhaite cibler. Des entreprises le font. Mais c’est long et compliqué, il faut tester plusieurs nucléases pour être sûr que ça marche.
Ces enzymes sont des protéines qui ont deux parties importantes, la nucléase (ciseaux) et une autre partie qui lit l’ADN sur une séquence précise qu’on veut cibler (gène de l’insuline par exemple).
Ces trois générations de techniques sont basées sur l’utilisation de protéines. Elles ont apporté beaucoup d’espoirs dans la manipulation du génome, mais elles sont restées très lourdes à mettre en œuvre, car faire de l’ingénierie des protéines est très compliqué. À chaque fois qu’on cible une protéine, on doit fabriquer une nouvelle partie protéique. Ce sont des techniques longues et chères. On peut manipuler ainsi des cellules, des organismes vivants en ciblant un organe, voire des cellules germinales ou des embryons, pour transmettre la mutation aux générations suivantes.
B. La véritable rupture technologique que constitue la découverte en 2012 de CRISPR-Cas9
1. Une technique efficace, facile, rapide, bon marché et peu ou pas traçable
La découverte d’une quatrième génération de nucléases, dénommée CRISPR-Cas9, en 2012, a constitué une véritable rupture. Cette nouvelle technologie est issue de recherches fondamentales démarrées en 1987 à partir de bactéries, qui ont un système immunitaire naturel qui les protège contre leurs virus (les phages). Ce système a été récupéré pour faire de l’ingénierie du génome.
Les publications scientifiques ont connu une croissance exponentielle : 200 à 300 en 2014, 600 en 2015 et 200 en janvier 2016 (on s’attend à plus de 3 000 en 2016)… Les articles de la presse grand public, les émissions de radio et de télévision commencent à se multiplier, en France comme à l’étranger. Dans la presse quotidienne nationale en France, on comptabilisait 1 article en 2013, 11 en 2014, 32 en 2015 et 15 pour le seul mois de janvier 2016...
Le système CRISPR-Cas9 a été co-inventé par deux chercheuses, l’une française, Emmanuelle Charpentier, actuellement directrice de l’Institut Max Planck de biologie infectieuse à Berlin (Allemagne), l’autre Jennifer Doubna, Américaine, professeure de chimie et de biologie moléculaire et cellulaire à l’université de Californie (Berkeley). La primauté de la découverte en en disputée par Feng Zhang, professeur d’ingénierie biomédicale au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston ainsi que, à moindre titre, par George Church, généticien, ingénieur moléculaire et chimiste, également au MIT mais dans une autre équipe.
Il est d’abord à noter que la découverte de CRISPR-Cas9 est le fruit de la recherche fondamentale, et non d’une recherche appliquée. C’est à l’origine un pur objet de recherche, il n’est devenu qu’ensuite une technologie.
Le système CRISPR-Cas9 (Clustered Regulatory Interspaced Short Palindromic Repeats) est un système d’immunité de la bactérie contre les phages, qui sont les virus de bactérie. La bactérie apprend naturellement à reconnaitre des génomes de virus en captant un petit morceau de génome et en le mettant dans son propre chromosome. Si un virus ayant le même génome revient, la bactérie fabrique une protéine (Cas9) et un petit ARN qui guide la protéine vers le génome du phage et le coupe en morceaux. Ce système n’a qu’une seule protéine (Cas9), dispensant de faire une ingénierie de protéine. La seule chose que l’on doit fabriquer est un ARN guide. Des robots font très facilement la synthèse d’ARN. L’ARN guide est reconnu par la protéine Cas9 et il scanne le génome à modifier. Dès que l’ARN guide s’apparie avec le génome, les nucléases de la Cas9 coupent le génome à l’endroit souhaité. Une seule protéine et de l’ARN suffisent.
Toutes les bactéries et les archées, qui sont une autre classe du vivant microbien, ont une enzyme endonucléase dénommée Cas9, qui joue le rôle de ciseaux. La grande nouveauté est qu’elle est guidée vers l’ADN cible, non pas par une partie protéique, mais par un petit ARN. Le couple CRISPR-Cas9 amène Cas9 à l’endroit désiré. Cette technologie très facile à mettre en œuvre, très puissante et pas chère, est maintenant en pleine explosion. Elle fonctionne sur tous les organismes vivants, ce qui n’était pas gagné d’avance : levures, plantes, poissons, amphibiens, mammifères, y compris chez l’homme. On peut introduire plusieurs mutations à la fois. Elle se prépare en à peine deux semaines.
CRISPR-Cas9 permet d’enlever ou de modifier un gène (mutation ou correction d’une mutation). Elle peut enlever plusieurs gènes en même temps. Cas9 couplé à une autre enzyme pourra provoquer l’expression d’un gène, éteindre un gène trop exprimé ou modifier l’épigénome de la région (au sens biologique : changement de l’environnement du gène, de son architecture tridimensionnelle), de telle sorte que son expression sera également changée. On pourra aussi faire de l’imagerie en fixant un fluorophore à Cas9. On pourra aussi contrôler dans le temps le moment où on souhaite que cette nucléase agisse ; on peut artificiellement couper la nucléase en deux, l’introduire à l’endroit indiqué dans les cellules, puis recoller les deux morceaux pour la réactiver au moment voulu.
Avant CRISPR-Cas9, si on voulait modifier les gènes d’un organisme, par exemple une souris, il fallait dix-huit mois : il fallait prendre des cellules souches embryonnaires, faire de la recombinaison homologue, sélectionner les rares cellules où ça a marché, les réintroduire dans les embryons, remettre les embryons dans la souris, obtenir les bébés, sélectionner les embryons qui ont intégré la modification dans leur lignée germinale et faire deux nouvelles générations.
Avec CRISPR-Cas9, il suffit de prendre une cellule de l’embryon, d’injecter la protéine Cas9 avec son ARN et de réimplanter. Aucun acide nucléique n’a été introduit, on a seulement introduit une protéine qui disparaitra par la suite. Cette protéine va modifier le génome de l’embryon et permettra d’obtenir la descendance souhaitée.
CRISPR-Cas9 est encore en développement, la technique s’améliore chaque semaine. Dans les laboratoires du CNRS, cette technique est utilisée de façon routinière pour des besoins de recherche fondamentale, pour faire de la mutagénèse.
L’échelle de temps change. Les doigts de zinc ont été décrits en 1996, le premier essai chez l’animal a été effectué en 2003 et chez l’homme en 2009. Avec les TALE nucléases découvertes en 2009, on avait les premiers essais chez le rat et les cellules humaines deux ans après. Avec CRISPR-Cas9, découvert en 2012, on avait déjà les premiers essais sur les poissons zèbres et les cellules humaines un an après, et depuis les essais se sont multipliés partout.
Le coût d’une intervention par méganucléase coûtait de l’ordre de 50 000 euros, par méganucléases doigts de zinc 5 000 euros, par TALE nucléase 1 000 euros, et par CRISPR-Cas9 seulement 10 euros…
Les interventions faites avec la technologie CRISPR-Cas9 sont peu ou pas traçables du tout. Le point est encore discuté parmi les scientifiques.
On ne peut identifier la méthode d’obtention du produit avec les techniques SDN1, SDN2 et ODM. On ne pourra détecter dans la filière de transformation, dans les silos, si telle graine est obtenue par SDN1 ou par mutagénèse.
Pour les techniques SDN2, ce n’est pas traçable sauf si, pour des raisons de brevets, le semencier a voulu étiqueter son invention. S’il veut modifier le gène de la plante qui produit de l’amidon, le sélectionneur voudra valoriser sa semence. Il introduira alors la mutation produisant l’amidon, ainsi que, volontairement, des mutations neutres qui permettront de revendiquer la propriété de la semence.
Normalement, avec les techniques SDN3, on peut identifier les mutations ainsi obtenues quand il y a un apport d’ADN extérieur. Mais quelques fois c’est très difficile, ainsi avec la duplication dans le cadre de la cisgénèse ; il est alors difficile de dire si la mutation est le résultat de la sélection ou de la mutation SDN3. Les cellules passent leur temps à réparer l’ADN, cassé en permanence. Nos cellules fonctionnent avec de l’oxygène, donc il y a des multiples coupures d’ADN. Le corps a des systèmes de réparation très puissants, pour éviter que cela ne se termine en lésions.
On ne retrouve pas de trace de l’utilisation de cette technologie, mais on trouvera de petits morceaux de réparation, que l’on pourra détecter et, d’une cellule à l’autre, ce sera différent : quelques morceaux en plus ou en moins, dénommés les « INDEL », ce qui signifie une insertion ou une suppression (deletion). Il restera des traces qui permettront de dire qu’il s’est produit quelque chose, même si on ne saura pas quoi exactement. Ces éléments ne sont cependant pas exogènes à l’organisme vivant considéré.
2. Une technique qui est en cours de perfectionnement
La technologie CRISPR-Cas9 peut être utile pour reproduire de manière efficace et simple, sur un animal, une anomalie que l’on a observée sur l’homme, pour comprendre et observer ce qui se passe.
Une question posée par CRISPER-Cas9 encore pendante est celle des effets hors cible (off target) ou non-intentionnels. Lors des essais réalisés, on a pu constater des coupures à des endroits non désirés. Ces autres coupures sont potentiellement mutagènes. Le nombre de ces coupures dépend de la séquence de la protéine ou de l’ARN guide choisi. Depuis que l’on a commencé à travailler sur ces techniques (deux ans), les systèmes ont beaucoup progressé et on arrive à n’avoir quasiment aucun effet en dehors du site voulu (99 %). Avec une seule Cas9, l’ADN était coupé deux fois. On a muté les Cas9 de façon à ce que qu’elle ne coupe qu’un seul brin. Cela permet à l’ADN de se réparer tout seul. En outre, avec deux ARN guide, on a obtenu plus de spécificité et de précision.
Chez les plantes, on fait la coupure et la réparation, puis on sélectionne la plante qui a la bonne coupure et la bonne réparation. On sait éliminer, s’il le faut, les effets hors cible. Cette question des effets hors cible a, pour certains chercheurs, une durée de vie temporaire au sens où la spécificité de ces systèmes est tellement élevée qu’elle n’est pas une source d’inquiétude.
Les effets hors cibles sont très difficilement détectables à cause du grand nombre de divisions de cellules. S’ils sont visibles dans les techniques rudimentaires, ils commencent à ne plus être visibles avec les nouvelles techniques. Leur nombre a tellement diminué qu’on n’arrive plus à les distinguer des variations dues aux divisions naturelles de la cellule. Les effets hors cible ne constituent pas un enjeu règlementaire.
C. Les applications potentielles de CRISPR-Cas9 sont considérables
1. La thérapie
Au Royaume-Uni, un essai thérapeutique est intervenu en novembre 2015 sur une enfant de onze mois atteinte de leucémie ayant résisté à tous les autres traitements, avec l’aide de la technologie de la société française Cellectis. Le professeur Paul Veys, directeur de l’unité de transplantation de moelle osseuse du Great Ormond Street Hospital (GOSH) de Londres, où était traitée Layla Richards, a indiqué que la petite patiente londonienne a reçu en juin ce traitement baptisé UCART19 à titre exceptionnel. Les essais cliniques ne commenceront en effet qu’à la fin de l’année, avec douze patients britanniques, et la commercialisation n’est pas prévue avant au moins cinq ans.
Aux États-Unis, George Church, généticien, chimiste et spécialiste en ingénierie moléculaire, professeur à Harvard et au MIT, travaille sur l’augmentation de la fertilité féminine ou sur la fente labiale (anciennement appelée « bec de lièvre »).
D’un point de vue sanitaire, en thérapie génique, la technique CRISPR-Cas9 est une révolution. Il s’agit ainsi de supprimer un gène ayant muté naturellement et ayant entraîné une maladie génétique. On peut le remplacer par un gène non muté pour reconstituer la séquence d’ADN. Pour les maladies génétiques, il suffirait de modifier une certaine fraction des cellules anormales, avec l’idée de tuer directement les cellules cancéreuses.
Le rythme des publications sur les applications thérapeutiques de CRISPR-Cas9 est soutenu. On lit qu’on fait mimer une maladie humaine à des souris. Dans deux ou trois études, on lit qu’on a guéri des souris. Dans le premier cas (MIT), la souris adulte a été soignée de la dystrophie musculaire de Duchenne par une intervention sur le tissu somatique. Dans le deuxième cas (au Texas), on a pris des embryons de souris ayant une maladie génétique, on a remplacé le gène malade par le gène sain et on a obtenu une descendance sans maladie.
Sous réserve d’une bonne vectorisation, ces techniques sont très prometteuses, efficaces et rapides. Elles arrivent à toucher des types cellulaires qui étaient inaccessibles avec les précédentes techniques : cellules cardiaques, cellules musculaires, voire neurones.
Un autre domaine d’application possible a trait à l’antibiorésistance, par exemple dans les hôpitaux. Un grand nombre de bactéries sont devenues antibiorésistantes, c’est un enjeu important sanitaire et économique. L’idée, avec CRISPR-Cas9, est de cibler ces bactéries antibiorésistantes pour les éradiquer par d’autres moyens que des antibiotiques. Bien sûr, il faut faire très attention, surtout quand on agit dans environnement biologique.
On lit également que l’on pourrait cibler le moustique du paludisme. Il faut cependant faire attention à la bonne insertion dans l’environnement, car on ne sait pas comment les plasmides peuvent sauter d’un organisme à un autre, au niveau microbien et unicellulaire, il s’agit de transferts latéraux. Cette technologie n’est pas à mettre dans toutes les mains.
La technologie fonctionne aussi sur des cellules germinales qui sont transmissibles d’une génération à l’autre. Des expériences ont eu lieu en Chine sur des macaques et des embryons humains non viables. Au Royaume-Uni, la manipulation génétique d’embryons à des fins de recherche a été autorisée en février 2016. Actuellement les essais germinaux sur l’homme pour avoir une descendance fonctionnent mal, mais ils fonctionneront un jour. Il faudra bien sûr les contrôler.
Le temps d’un essai thérapeutique est au minimum de cinq ou six ans. Il n’y a pas encore eu d’applications en matière de santé pour l’homme, nous en sommes encore au stade de la recherche. Mais sur des modèles précliniques avec des souris, avec des maladies dramatiques pour l’homme, la preuve de concept a été faite. La drépanocytose (comme les thalassémies) pourrait être traitée avec un système de mutation ciblée. Pour l’hémophilie, on sait qu’il suffirait de supprimer moins de 1 % des protéines.
En médecine, les applications sur l’homme ne seront pas opérationnelles tant qu’on n’aura pas ramené le hors cible à zéro ou quelque chose de négligeable. Chez l’homme, le risque lié à ces transformations non désirées est évidemment le plus sensible. Les recherches sont très nombreuses, avec des essais en laboratoire. Le niveau de hors cible est mesurable. Une fois qu’une technique sera stabilisée, avec un niveau de hors cible connu et non dangereux, le passage aux phases préclinique et clinique pourra se faire rapidement. Une vigilance s’impose donc pour vérifier l’arrivée à maturité de ces technologies, avec un très haut niveau d’exigence s’agissant d’applications sur l’homme. Ce n’est pas une question de législation, sauf bien sûr pour les cellules germinales.
|