II.Moteurs moléculaires rotatifs en solution Les moteurs moléculaires comme leurs analogues macroscopiques peuvent être séparés en deux groupes suivant le type de mouvement généré : les moteurs linéaires et les moteurs rotatifs. Etant donné la littérature abondante sur le sujet nous nous restreindrons dans le cadre de ce chapitre à présenter quelques exemples significatifs de moteur moléculaires rotatifs. En effet la réalisation de moteurs moléculaires rotatifs artificiels présente des défis bien particuliers différents de leurs analogues linéaires.
1.Moteur moléculaire et mouvement Brownien L’idée des machines moléculaires peut remonter au début du XIXème siècle avec les travaux de Robert Brown sur les mouvements aléatoires de particules. En 1827 Brown a observé au microscope le mouvement aléatoire de particules de pollen en suspension dans l’eau. L’explication de ce mouvement Brownien sera donnée par Einstein en 1905. Les fluctuations thermiques aléatoires subies par les molécules dominent le comportement mécanique dans le monde moléculaire et doivent être prises en compte lors de la conception de machines moléculaires. La température est le seul facteur permettant de réduire l’agitation brownienne mais a cependant un effet relativement modéré car la vitesse moyenne des particules dépend de la racine carrée de la température. Ainsi, le passage de 300K à 3K divise par 10 l’agitation thermique. Il semble cependant intéressant d’essayer d’utiliser dans les machines moléculaires ce mouvement Brownien plutôt que de le contrarier, tout en prenant garde au second principe de la thermodynamique.
Le fameux système de pale et roue à cliquet de Feynman [13] présente une belle illustration des dangers de la transposition des concepts macroscopiques au niveau microscopique. Le système de Feynman (Figure 3) est constitué d’un axe lié d’un côté à quatre pales situées dans une enceinte contenant un gaz à une température T1 et de l’autre une roue à cliquet maintenue à une température T2. On pourrait penser que le mouvement brownien des particules de gaz en frappant les pales puisse, à l’aide de l’asymétrie apportée par la roue à cliquet, donner lieu à une rotation unidirectionnelle. Mais c’est oublier que l’agitation thermique se répartit sur tous les degrés de liberté, et donc le cliquet peut aussi se soulever. Feynman a ainsi montré que si T1=T2 le système ne peut fournir de travail, le deuxième principe est respecté. En effet, dans ce cas l’énergie nécessaire pour lever le cliquet au dessus de la dent est la même dans les deux sens de rotation. Le cliquet ne joue donc plus aucun rôle et la rotation se fait de manière aléatoire.

Figure 3 : Moteur de Feynman
Feynman est allé plus loin dans l’analyse du système en se demandant quelle est la condition pour qu’il puisse fournir un travail. Feynman a ainsi montré que lorsque T1>T2, c'est-à-dire que la roue à cliquet est plus froide que les pales, le système peut fournir un travail utile. Evidemment, maintenant le système ne défie plus le deuxième principe puisqu’il existe une source d’énergie extérieure pour maintenir la différence de température entre les deux cellules. Dans cet exemple le mouvement brownien est utilisé pour fournir du travail, l’ingrédient clef de ce processus étant l’injection d’énergie pour biaiser le mouvement brownien. Ce genre de processus est couramment utilisé par les moteurs biologiques.
2.Moteurs à énergie Chimique Kelly et son équipe se sont intéressés à la synthèse d’un moteur moléculaire rotatif basé sur le modèle de la roue à cliquet de Feynman [14-16]. Le moteur est constitué d’un hélicène relié à un triptycène par une liaison simple carbone-carbone (Figure 4).

Figure 4 : Moteur moléculaire développé par Kelly, les deux enantiomères du [4]hélicène, et une roue à cliquet (a) roue dentée à profil dissymétrique; (b) cliquet.
L’hélicène jouant le rôle de cliquet et le triptycène celui de la roue dentée, la chiralité de l’hélicène devait permettre une rotation uniquement dans un sens. Bien que le profil de la courbe d’énergie potentielle de rotation soit asymétrique, des expériences de RMN 1H ont confirmé que la rotation avait lieu à la même vitesse dans les deux sens. La vitesse de rotation ne dépend que de l’énergie de l’état de transition et non du profil de la barrière, les fonctions d’état ne dépendant pas de l’histoire du système (principe de microréversibilité). Ainsi, bien que la rotation autour de la liaison C-C suive un profil d’énergie potentiel asymétrique, le passage de l’état de transition a lieu à la même vitesse dans chaque direction. Ces résultats confirment les résultats de Feynman : conformément au second principe de la thermodynamique la présence d’un potentiel asymétrique n’est pas suffisant pour obtenir une rotation unidirectionnelle.

Figure 5 : Séquence réactionnelle de la rotation du moteur de Kelly.
L’élément manquant pour obtenir un mouvement unidirectionnel est l’utilisation d’une source d’énergie. Kelly et coll. ont synthétisé le moteur modifié (1) portant une fonction amine au niveau du triptycène et une fonction alcool liée via une chaîne alkyl à l’hélicène (Figure 5). La source d’énergie du moteur est apportée par une molécule de phosgène qui en réagissant avec la fonction amine conduit à l’isocyanate 2. L’isocyanate dans la conformation la plus stable est trop éloigné de la fonction alcool pour pouvoir réagir. La rotation autour de la liaison C-C amène les deux groupements à proximité et permet à la réaction de formation de l’uréthane d’avoir lieu. La réaction chimique stabilise ainsi le système dans une conformation haute en énergie et agit donc comme un cliquet. Le système relaxe en continuant la rotation dans le même sens pour donner 5. L’hydrolyse de la fonction uréthane permet alors d’obtenir le système avec une rotation de 120°.
Bien que le système n’opère une rotation que d’un tiers de tour, Kelly a montré le principe d’un moteur moléculaire rotatif unidirectionnel cyclique à énergie chimique.

Figure 6 : Principe d’un moteur rotatif continu à énergie chimique proposé par Kelly (ref [17])
Afin de pouvoir réaliser une rotation continue (Figure 6) Kelly et ses collaborateurs ont synthétisé la molécule 7 [17] comportant une fonction amine sur chaque pale du triptycène et une unité 4-(diméthylamino)pyridine (DMAP) pour fournir sélectivement le phosgène à la fonction amine souhaitée. Malheureusement le phosgène est trop réactif et la DMAP ne permet pas une réaction de monoacylation sélective du groupement amine le plus proche de la DMAP. En revanche l’utilisation du 1,1’-carbonyldiimidazole (équivalent moins réactif du phosgène) permet la réaction sélective de l’amine la plus proche de la DMAP pour former une imidazolylurée. Cependant contrairement au prototype 1 dans le cas de 7 la rotation du triptycène n’est pas observée. En effet la réaction intramoléculaire de formation de l’uréthane (85) qui est nécessaire à la rotation n’a pas lieu. Cette différence de comportement peut être due à des liaisons hydrogène entre le groupement hydroxypropyl et la DMAP ou à une interaction de type Bürgi-Dunitz impliquant la DMAP qui empêcherait l’accès à la conformation permettant la réaction entre le groupement hydroxyle et l’isocyanate.
3.Moteurs à énergie Photochimique Parallèlement aux travaux de Kelly, Feringa et ses collaborateurs ont développé un moteur basé sur un alcène hélicoïdal chiral [18-21]. Une rotation unidirectionnelle autour de la double liaison C=C centrale est induite par quatre étapes thermiquement ou photochimiquement activées. La chiralité du système et l’apport d’énergie lumineuse sont nécessaires à l’obtention d’un mouvement unidirectionnel.

Figure 7 : Cycle à quatre temps du moteur de Feringa
La molécule est une oléfine symétrique qu’on nommera simplement diméthylphénanthrylidène (9) (Figure 7). Les fragments phénanthryles ont une hélicité (P ou M) qui peut être inversée par une interconversion chaise / chaise.
La rotation de 360° a lieu en quatre étapes distinctes : deux isomérisations Z-E photochimiques et deux interconversions thermiques (Figure 7). L’irradiation à -55°C ( = 280 nm) de l’isomère (3R,3’R)-(P,P)-E-9 énantiomériquement pur conduit à la rotation dans le sens des aiguilles d’une montre d’un groupement phénantryle par rapport au reste de la molécule. Cette rotation implique le changement de configuration de la double liaison et de l’hélicité pour donner le (3R,3’R)-(M,M)-Z-9. Cependant, cette conformation n’est pas la plus stable à une température supérieure à -55°C car les groupements méthyles sont dans une position équatoriale stériquement défavorable. A température ambiante le système relaxe via une inversion d’hélicité thermiquement activée pour donner l’isomère (3R,3’R)-(P,P)-Z-9. Une irradiation de cet isomère ( > 280 nm) entraîne une seconde photoisomérisation avec inversion d’hélicité pour donner le (3R,3’R)-(M,M)-E-9. A nouveau les substituants méthyles sont en position équatoriale et une interconversion thermique (ici une température de 60°C est nécessaire) permet de régénérer l’espèce de départ après une rotation contrôlée de 360°. Chaque étape entraînant un changement d’hélicité, le fonctionnement du moteur peut être suivi par dichroïsme circulaire. L’irradiation continue du système à 280 nm à une température supérieure à 60°C permet une rotation continue [19].

Figure 8 : Diagramme énergétique du moteur 9
D’un point de vue mécanistique (Figure 8), le processus implique le passage photochimiquement activé entre deux surfaces d’énergie potentielle asymétrique (correspondant à chaque isomère Z et E) décalées spatialement par rapport à la coordonnée de réaction correspondant à la rotation autour de la double liaison centrale.
Etant donné que les processus de photoisomérisation sont extrêmement rapides (<300 ps), l’étape cinétiquement limitante réside dans la réaction d’isomérisation thermique la plus lente. Ferringa et coll. ont développé une seconde génération de moteurs [22] (Figure 9) plus rapides que 9 avec une différenciation entre rotor et stator. Cette distinction ouvre la possibilité d’utiliser le stator pour lier le moteur à d’autres molécules ou à une surface. Comme précédemment quatre étapes ont été observées grâce à deux photoisomérisations et deux isomérisations thermiques. Dans les moteurs de deuxième génération, l’unidirectionnalité du mouvement est contrôlée par un seul centre stéréogénique (le groupement méthyle du rotor) comme dans la molécule 10 (Figure 9).

Figure 9 : Moteur de Feringa de deuxième génération
Les moteurs de Feringa ont déjà été incorporés dans des films de cristaux liquides cholestériques conduisant à des effets macroscopiques observables [23]. Plus récemment, Feringa et coll. ont réussi à faire fonctionner un moteur de seconde génération accroché sur une surface de quartz [24]. Un autre exemple d’utilisation de ce type de moteurs est son incorporation comme moteur dans un nanovéhicule par James Tour et coll. [25, 26].
4.Moteurs caténés a)Avec une source d’énergie électrochimique Le principe de la multistabilité d’un anneau dans un caténane a été démontré par Sauvage et coll. en 1994 [27, 28]. La molécule est un [2]-caténane, c’est-à-dire une molécule formée de deux anneaux entrelacés ; le premier contient un ligand phénantroline (ligand bidentate) et le second comporte deux ligands : une phénanthroline et une terpyridine (ligand tridentate). Entre ces deux anneaux se trouve un ion de cuivre coordiné par un ligand de chaque anneau (Figure 10).

Figure 10 : Moteur moléculaire basé sur un [2]-caténane.
Dans ce [2]caténane, le cuivre peut être aux degrés d’oxydation (I) ou (II). Chaque degré d’oxydation a une exigence stéréoélectronique différente : le cuivre(I) est stable dans un environnement tétraédrique, tandis que le cuivre(II) préfère un nombre de coordination supérieur. En jouant sur le degré d’oxydation du cuivre, on peut donc déclencher de manière électrochimique un réarrangement conduisant à la géométrie la plus stable.

Figure 11 : Rotation contrôlée électrochimiquement de l'anneau contenant une terpyridine et une phénanthroline par rapport à celui contenant seulement un ligand phénanthroline. Cuivre(II) en noir, cuivre(I) en blanc.
A l’état d’oxydation (I), la forme la plus stable est un cuivre tétracoordiné par deux ligands phénantrolines. L’oxydation électrochimique du centre de cuivre(I) conduit à une espèce cuivre(II) tétracoordiné. Le cuivre(II) préférant des degrés de coordination plus élevés, l’anneau contenant le ligand terpyridine tourne autour du centre métallique afin d’obtenir un cuivre(II) pentacoordiné par un ligand phénantroline et un ligand terpyridine. La réduction du [2]-caténane conduit ensuite au complexe pentacoordiné de cuivre(I) qui se réarrange à son tour. Afin de stabiliser au mieux l’ion cuivre(I), le ligand tridentate terpyridine est remplacé par le ligand bidentate phénantroline par rotation de l’anneau.
Le réarrangement autour du cuivre(I) est rapide (de l’ordre de quelques secondes) tandis que le réarrangement autour du cuivre(II) est plus lent (de quelques minutes à quelques heures). De manière évidente, il n’y a pas de contrôle du sens de la rotation, le changement de géométrie se faisant par une rotation non directionnelle de l’anneau contenant les deux ligands.
b)Avec une source d’énergie lumineuse Utilisant également des structures caténées, Leigh et ses collaborateurs ont imaginé un moyen de contrôler le sens de la rotation [29]. Pour ce faire, ils ont étendu la stratégie de Sauvage en utilisant un caténane dont l’un des anneaux ne comporte plus cette fois-ci deux, mais trois stations notées A, B et C (Figure 12). Le mouvement séquentiel du second anneau entre les trois stations nécessite de pouvoir changer indépendamment les affinités relatives des trois stations envers le macrocycle.

Figure 12 : [2]-caténane avec un anneau ayant 3 stations A, B et C, et le cycle de rotation.
La station A est un groupe fumaramide qui, lorsque la double liaison est en configuration E, a une forte affinité avec le macrocycle grâce aux liaisons hydrogènes entre les carbonyles et les N-H du second anneau. La proximité de cette station avec le groupement benzophénone permet une isomérisation sélective photosensibilisée à 350 nm. La station B portant des amides tertiaires a une moins bonne affinité pour le macrocycle que A à cause de la gêne stérique des méthyles. La double liaison peut aussi être photoisomérisée à 254 nm. La troisième station C est un ester d’amide succinique qui n’est donc pas photoactive et possède une affinité intermédiaire entre les deux stations fumaramide et leurs pendants maléamide.
Au départ (Etat I Figure 12) le second anneau est situé sur la station avec qui il a la meilleure affinité c'est-à-dire la station A. L’isomérisation sélective de cette station (irradiation à 300 nm) amène le système dans une position hors équilibre et le macrocycle change de position vers la station B pour atteindre le nouveau minimum d’énergie potentielle. La photoisomérisation de cette station (irradiation à 254 nm) entraîne un déplacement du macrocycle vers la station C. Finalement le chauffage du [2]-caténane permet un retour aux configurations E pour les stations A et B régénérant l’ordre original des affinités de liaison et permettant le retour du macrocycle à sa position originale.
Des études RMN 1H ont montré que le macrocycle benzylamide changeait effectivement de station avec une grande sélectivité. Evidemment, il n’y a pas de contrôle du sens de la rotation, le passage d’une station à une autre pouvant se faire par rotation dans un sens ou dans l’autre avec la même probabilité.

Figure 13 : Rotation des deux anneaux au sein du [3]-caténane.
Pour orienter le mouvement du macrocycle lors du changement de station dans ce type de caténanes, des barrières cinétiques sont nécessaires afin de restreindre le mouvement brownien dans une seule direction. Avec un [3]-caténane [29] c'est-à-dire avec deux anneaux dans le grand macrocycle, la présence du deuxième anneau va créer une contrainte suffisante pour assurer un mouvement unidirectionnel (Figure 13). L’irradiation de l’isomère (E,E) à 350 nm engendre la rotation dans le sens trigonométrique du macrocycle bleu vers la station C. L’autre sens de rotation est bloqué par la présence de l’autre macrocycle sur la station B. L’irradiation à 254 nm du groupe fumaramide restant engendre de même la rotation dans le sens trigonométrique de l’autre macrocycle vers la station D. Ce processus est répété suivant la séquence indiquée Figure 13. Après trois étapes, l’isomère (E,E) est reformé mais pour avoir une rotation de 360° pour chacun des petits anneaux il faut répéter deux fois la séquence.
Ce [3]-caténane est un bon exemple de rotation photochimiquement induite qui se produit avec une très bonne directionnalité. Néanmoins il faut garder à l’esprit que ce type de systèmes présente un très grand nombre de degrés de liberté qui rendent ces systèmes très souples. Cette flexibilité intrinsèque risque de rendre difficile la récupération du travail fourni par ce type de moteurs.

Figure 14 : Moteur de Leigh renversable.
David Leigh et ses collaborateurs ont aussi développé le [2]-caténane [30] dans lequel le petit anneau peut tourner de manière contrôlée dans un sens ou l’autre suivant la séquence de réactions (Figure 14). Les changements de position du petit anneau, en partant de l’anneau lié au fumaramide (fum-(E)) sont réalisés par la suite de réactions suivantes : (a) photoisomérisation pour former le maléamide ( mal-(Z)) ; (b) désilylation / silylation ( succ-(Z)) ; (c) isomérisation Z-E ( succ-(E)) ; (d) détritylation / tritylation ( fum-(E)). Cette séquence réactionnelle produit une rotation dans le sens des aiguilles d’une montre. L’échange des étapes (b) et (d) conduit à une rotation globale dans le sens inverse. Ce système combine l’utilisation de réaction de photoisomérisation pour placer le système hors équilibre et entraîner le mouvement du petit macrocycle et de réactions chimiques pour abaisser ou élever des barrières cinétiques afin de favoriser un sens de rotation. En jouant sur les barrières cinétiques, on crée une sorte de système d’écluses générant un sens de circulation. Il faut néanmoins remarquer que l’utilisation de réactions chimiques comme pour le moteur de Kelly rend impossible un fonctionnement en continu du moteur.
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