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Or, ce qui fait le beau dans le poème du printemps, ce n’est pas l’idée exprimée, qui est ordinaire ; ce n’est pas le sentiment, qui est éprouvé par tous. Ce qui est beau, c’est que ce sentiment même, par des mouvements du corps, par une sorte de danse spontanée que le poète interroge, produise comme par miracle, et d’un bruit de nature, les paroles mêmes que chacun dirait. Chacun les dirait, mais maintenant c’est l’oracle qui parle ; l’idée a un corps ; l’idée est nature ; l’idée est intérieure ; elle vient du plus profond de l’être comme un sourire ou une larme, du plus profond de l’être sibyllin. En nous aussi qui lisons, par le double humain, par la raison et par la fabrique de notre corps, qui miraculeusement s’accordent, la réconciliation est faite entre ce qui danse et ce qui pense. C’est comme un salut ; c’est une solution du problème humain, du réel problème. Enfin j’ai une idée ! Mais, mieux, car les fantômes d’idées s’achètent au marché, enfin je suis l’idée. L’idée peut être tout à fait commune ; mais on la tient. Tenir une idée, c’est la vraie richesse, et rare. Non pas une idée rare, mais la tenir. Demandez à quelqu’un son opinion ; d’abord il regarde les autres. Le propre des opinions de respect, de marché, de calcul, c’est d’être empruntées ; empruntées par tous à tous, comme il apparut dans la célèbre crise de confiance ; chacun se règle sur autrui, ce qui communique enfin à tous une opinion qui n’est de personne. Misère. J’imite, je salue, je flatte, je m’accorde ; accord vide ; il y manque l’homme. L’idée n’a pas de racines ; elle n’exprime pas l’individuelle nature. Heureusement, nous sommes tous artistes un peu. Chacun, dès qu’on lui demande sérieusement ce qu’il pense, c’est son sentiment qu’il cherche. « Voilà mon sentiment » ; c’est le mot le plus fort, parce qu’il veut désigner l’idée qui naît de notre nature, et qui s’accorde avec nos plus secrets mouvements. Tels sont les éclairs du génie en tout homme ; mais rares. Comme on n’a point la méthode de l’artiste, on ne peut les retrouver ; on s’étonne de ne pas les retrouver ; on n’ose pas y croire ; plus exactement on n’ose pas y avoir cru. L’artiste qui se perd lui-même, c’est qu’il n’a pas osé se croire lui-même. Il a demandé aux autres ce qu’il pensait. Faisons attention ici. il se peut qu’une certaine matière d’instruire, et encore enivrée d’elle-même, efface l’homme sous le costume. Il est si vite fait de répéter ! Une preuve nous force ; ainsi tout serait dit ; mais cette force même nous inquiète. Pascal avait bien vu le privilège des raisons qu’on a soi-même trouvées. Mais la plupart renoncent ; ils restent curieux, dociles, inquiets de l’opinion, imitateurs, troupeau. L’indomptable, l’ingouvernable artiste, serait donc comme un centre de ralliement et de résistance ; un autre et un étrange genre de roi, qui ne veut point régner. Il est de fait qu’un homme rocher, qu’on ne peut persuader, qu’il faut contourner comme un monument, cela encombre. Et nous verrions de belles choses si quelque agent à bâton blanc imposait à tous les esprits le sens unique. Cela fait rire. Il n’y a pas ici d’incertitude, et il n’y en eut jamais. Les vraies valeurs, chacun les attend. L’homme rocher a trois noms et trois aspects. L’artiste, le saint, le sage offrent à tous les temps le modèle de l’homme qui pense selon soi, qui ne flatte pas, qui ne cherche pas l’éloge, qui ne fonde pas une association avec statuts. Mais ils sont aussi les seuls honorés ; ils font l’humanité à eux trois ; car, par cette négation énergique de société, ils font aussitôt société. Le saint et le sage sont rares ; la modestie quelquefois les rassemble en troupeau, Église ou Académie. L’artiste fait voir une autre modestie, inébranlable : « Je suis, dit-il, comme je suis ; je m’exprimerai moi, ou je n’exprimerai rien. Je n’envie pas. » L’artiste, par sa vocation même, est l’incorruptible. D’où l’on peut comprendre encore une fois le haut prix des ans et des belles œuvres. Cette valeur n’humilie point ; elle relève. Cette admirable inégalité fait aussitôt l’égalité, car elle réveille en tout homme l’homme. On a dit qu’admirer c’est égaler ; assez heureux je serais si j’avais expliqué d’assez près cette belle maxime. Fin du texte. Fin du texte. |