Prométhée, qui n’est pas loin. Ce que je veux maintenant, c’est ramener le bien et l’honnête comme élément du beau. Vieille idée, et qui se retrouve dans l’expression métaphorique : une belle action. Mais cette idée est méprisée, et avec raison, si on la prend comme idée extérieure. La morale, au sens vulgaire du mot, n’a rien à voir ici. Le beau se suffit. Il exprime par lui-même fortement, sans qu’on puisse jamais le traduire en pieux discours. Ce qu’on peut traduire en pieux discours, comme un monument aux morts de la guerre, ou un tableau édifiant, sera tout aussi bien laid, ou tout au moins sans beauté aucune. Et pourtant le beau est religieux. Ce rapport frappe, sans éclairer. Nous aurons du mal à débrouiller ces idées. Toutefois, en partant de l’idée en quelque sorte physiologique de l’honnête, du convenable et du mesuré, nous avons chance de toucher le beau, dans le moment qu’il se dégage du convulsif et du violent, et de saisir, en même temps, peut-être, la religion en ses racines. Mais c’est assez annoncer. Ce que l’homme fait par les passions, les émotions, les convulsions, enfin par l’imagination réelle, n’est pas naturellement beau. Le cri n’est pas le chant ; l’agitation frénétique n’est pas la danse ; l’effervescence n’est pas la fête ; un coup de griffe n’est pas un beau dessin. Qu’y a-t-il de beau en ces mouvements ou en leurs vestiges, lorsque nous les jugeons beaux ? Songeons ici au dessin, le plus pur des arts peut-être, et à cette main légère. Rien n’est plus sage qu’un beau dessin ; toutefois griffonnage c’est encore griffe. Ce qui me guide ici, c’est le mot fameux d’Aristote sur la Tragédie, qui, dit-il, par la terreur et la pitié, purifie ou purge en nous ces passions mêmes. L’idée est encore loin de la chose. Mais, en considérant des arts plus étroitement liés aux mouvements du corps humain, je retrouve l’idée, je ne puis la nier. L’exemple le meilleur se trouve dans la musique, je veux dire le chant. L’homme en proie à l’imagination c’est-à-dire à l’émotion et à la passion, gémit, crie, mugit ou râle selon le cas. C’est à peine langage, quoique le langage garde beaucoup de ces bruits ; ce n’est pas chant. Le son musical est un cri gouverné. Qu’est-ce à dire ? Un cri qui s’imite lui-même, qui s’écoute, qui se continue. Cela n’est possible que par un gouvernement de tout le corps. Toute convulsion, tout sursaut, tout étranglement de soi par soi, ramène le son au bruit. La musique à sa source traduirait donc une discipline du corps humain, et exactement une purification ou purgation de toutes les passions. Le corps humain est ainsi fait qu’il s’emporte de lui-même jusqu’à l’extrême de l’agitation. Un homme en vient vite à disputer selon sa force, et non point selon ses raisons. Par ces étranges moyens, comme cris et jurons, il exprime très mal ce qu’il sent, il se perd lui-même ; il ne se connaît plus ; la conscience de soi s’efface dans tous les genres de convulsion. Sans vouloir m’attaquer à cette idée, qui est fort difficile, j’aurai occasion plus d’une fois de remarquer que les beaux-arts nous aident beaucoup à prendre et à garder conscience de nous-mêmes, ou en d’autres termes à savoir ce que nous sentons. Comme disait Comte, souvent un poème vieux de deux mille ans nous éclaire sur nos propres sentiments. Par le mouvement sauvage, qui est refus du modèle, notre être nous échappe, partie ou tout ; et cette poursuite de soi-même, par la méthode de l’exaspération, est ce qui irrite le plus dans les paroxysmes. Les arts seraient donc comme le miroir de l’âme ; et la musique, encore mieux peut-être que la poésie, nous aide à nous risquer jusqu’aux limites du sentir ; c’est sur ce bord extrême qu’elle nous sauve. Mais aussi elle n’est belle que si elle nous sauve. Et c’est pourquoi la musique sublime porte en elle quelque chose de redoutable que Gœthe sentait très bien. L’indomptable est la substance de la musique. Une musique que le bruit ne menace pas, une musique qui ne surmonte rien, nous savons très bien ce que c’est. Il y a abondance, dans tous les arts, de formes qui ne savent que plaire, et qui sont sans rugueux, sans prise aucune. La musique qui n’est qu’harmonieuse n’est plus musique. C’est pourquoi les essais les plus hardis ici, et même artificiels, visent à retrouver et à côtoyer le bruit ; oui, mais à le vaincre. La musique se meut entre grâce et force, et nous sentons très bien ces deux excès. La danse a le même caractère. Mais, pour bien comprendre cela, il faut prendre la danse tout près de la nature et tout près des passions. La danse comme spectacle appartient à l’art dramatique. Mais l’art du spectacle, comme je l’ai fait déjà entendre, reprend tous les arts, les vide de leur contenu, les transpose ; notamment la danse y est méconnaissable. La danse n’est pas spectacle en elle-même ; elle n’a pas besoin de spectateurs. Au premier jour de fête et de danse aux carrefours, vous vous en convaincrez, vous saurez que la danse ignore le spectateur. Qu’est-ce que c’est donc que la danse ? Une purification aussi des passions. La danse guerrière n’est pas le combat ; la danse religieuse n’est pas l’effervescence contagieuse des foules ; la danse amoureuse n’est pas le délire de l’amour. Tenons-nous tout près de l’objet, et nions le spectacle. Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse, explique très bien les raisons de la danse villageoise ; plus on presse cette analyse, plus on approche de saisit la danse en sa notion. Le délire de l’amour se traduit d’abord par une sorte de timidité, intérieurement violente, et qui effraye. Les passions les plus folles se développent à partir de là, par une contradiction entre ce qu’on voudrait faire et ce qu’on fait ou ce qu’on craint de faire. L’emportement et la crainte de soi se partagent l’homme infortuné qui se fie à son premier mouvement. Il n’est pas nécessaire de suivre maintenant cette analyse. Disons seulement que l’amour alors n’est plus pensé ; qu’il cherche son objet et ne le trouve point. Réellement l’homme ne sait plus ce qu’il éprouve. Au contraire, par la danse, voyez comme l’amour prend forme ; mouvement réglé des couples, soumis au nombre et au rythme. Remarquez comme le bruit des pieds, puis des mains et du tambour, accompagne naturellement la danse ; c’est par là que l’accord de tous les danseurs est senti par chacun des couples. Par ces mouvements réglés et répétés, donc, l’amour se laisse penser ; l’amour prend assurance ; l’amour cesse de balbutier. La danse doit être prise comme un langage, qui n’exprime qu’en réglant, qui exprime parce qu’il règle ; je dirais bien qu’il n’exprime finalement que la règle même, ou l’expression même. La danse bretonne, si conforme encore à l’ancien style, donne un bon exemple de cette communication des mouvements qui résulte de la subordination des mouvements à une règle ; et cette règle, qui fait que chacun, sans contrainte ni surprise, s’accorde aux voisins et à tous, est ce qui occupe la pensée ; d’où résulte le plus vif plaisir de société ; mais aussi celui qui exclut le mieux, et même dans l’avenir prochain, le désordre et la fureur. C’est pourquoi cette beauté de la danse paysanne commande aussi une beauté du corps humain et même du visage ; j’y ai souvent remarqué une uniformité et une ressemblance, comme on voit dans les danses sculptées. Il est clair que toutes ces formes dansantes sont ramenées à leur équilibre et qu’elles n’expriment plus rien qu’elles-mêmes, l’essence d’elles-mêmes, par l’oubli des vains accidents. Purification en ce sens que les mouvements tumultueux se transforment en quelque chose que l’on peut percevoir. Percevoir, c’est prévoir. Le monstre ne fait plus peur ; il prend forme ; il ressemble à lui-même ; nous aurons à dire que la ressemblance d’un beau portrait se termine là, et ainsi plaît hors de toute comparaison avec le modèle. Fixer l’imaginaire, c’est peut-être le but de tous les Beaux-Arts. Et qu’il y ait de l’immobile dans la vraie danse, c’est ce qui est évident. Cette suite bretonne est déjà comme une frise, et le retour des mêmes mouvements efface le changement dans le changement même. Au sujet de cette idée de l’immobile, je puis anticiper sans crainte ; les arts de la sculpture, de le peinture, du dessin, s’établissent dans l’immobile. On ne peut pas dire qu’ils y soient réduits ; on dirait mieux qu’ils ont enfin conquis l’immobile. En un sens, comme je disais, le portrait efface le modèle. Mais pourquoi ? Nul ne pensera que le modèle, perpétuellement autre, et se dérobant lui-même, soit mieux objet que le portrait. Rappelant ce qui a été dit de notre imagination, qui toujours rentre dans notre propre corps, et pour notre tourment, je veux dire, pour ouvrir quelque avenir à notre idée, que le visage vivant, toujours inquiet et mouvant, est surtout propre à entretenir, en celui qui s’y intéresse trop, une sorte de tempête diffuse qui tire nos actions en tous les sens, et nous effraye de nous-mêmes. Et par opposition on peut juger de la possibilité d’un sentiment stable et fidèle à soi qui serait enfermée dans un beau portrait. C’est pourquoi, comme je voulais dire, on reconnaît dans un beau portrait ce qu’on ne reconnaissait point dans le modèle. Et en terminant je livre à vos réflexions ce paradoxe, que ce n’est point le portrait qui ressemble au modèle, mais que c’est plutôt le modèle qui ressemble au portrait. C’est de la même manière que l’amour à son éveil trouve son miroir dans la danse. Mais ne prenez de telles idées que comme des propositions, selon le sens à la fois fort et modeste de ce beau mot
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Troisième leçon (Le 19 novembre 1929)
Retour à la table des matières Avant de poursuivre en des exemples l’exposé de cette idée, bien ancienne, mais souvent méconnue, que les Beaux-Arts purifient les passions, je crois à propos d’assurer un peu cette idée d’un autre côté par un regard aux passions elles-mêmes. Chacun sait bien que les passions de la colère, de l’amour, de l’ambition, de l’avarice, consistent en un dérèglement des pensées, lesquelles ne sont plus examinées ni conduites, mais crues et suivies, sans progrès, et en même temps se trouvent presque toutes comme pourvues d’épines. Mais où nous sommes blessés par ces pensées impalpables, c’est ce qu’on ne saurait point dire. C’est qu’aussi le dérèglement n’est pas à proprement parler dans nos pensées, mais plutôt dans le régime de notre corps. Agitation, crispation, troubles de la circulation, étranglement, soupirs, ce sont des symptômes que tous les poètes ont remarqués, mais que l’on incline à considérer comme des effets plutôt que comme des causes. Toutefois un examen même sommaire des émotions fait voir que souvent elles n’ont pas d’abord de causes dans nos pensées, comme la peur, la surprise, la mélancolie, la mauvaise humeur, l’impatience, l’anxiété le prouvent assez ; et cela fait un chemin pour remarquer que le trouble des passions, quoiqu’il s’accompagne presque toujours de pensées, prend naissance, s’entretient, s’accroît, et s’use selon la mécanique et la fabrique du corps humain. Mais qu’est-ce que le corps humain ? On peut l’expliquer passablement en quelques mots. Squelette articulé, muscles, système nutritif et évacuateur, système nerveux, centres en hiérarchie, cerveau, voilà ce que c’est. Et la loi du mouvement spontané, en un tel système, est celle-ci, que toute excitation ou irritation s’irradie par les centres et ainsi gagne fort promptement tout le corps. Par exemple je me pique, je me brûle, je fais un faux pas ; tout le corps est aussitôt en sursaut et tremblement. En sorte que le premier mouvement n’est pas de remédier, mais plutôt, comme dans une ville, une alerte, un tumulte, une alarme, une effervescence. Tous les muscles se réveillent et se mettent en boule autant qu’ils peuvent, contrariés en cela les uns par les autres, d’où résultent tremblement, contracture, essoufflement, et, par répercussion, folie du cœur et congestion des parties molles. Et ce premier tumulte ressemble toujours un peu à la peur. Toute attaque des passions offre toujours cette nuance, la peur de soi ; et toujours le sentiment de l’impuissance et de l’esclavage est celui qui exprime le mieux cet état insupportable, dont, folie propre aux passions, nous essayons de sortir par des pensées. Certes les pensées peuvent y aider ; mais cette ruse est longue. Un autre chemin s’offre, plus expéditif, qui est l’action, Platon disait la gymnastique ; et il est vrai que n’importe quelle action rétablit la forme humaine en son équilibre, et délie l’homme. D’où l’on comprend que la violence contre soi ne tarde jamais à se traduire par la violence contre les autres. Le combat ou le crime délivrent d’impatience. L’autre délivrance, plus promptement efficace que la raison, suppose un autre genre de ruse. Le chant nous en a fourni l’exemple le plus clair. Celui qui chante pour chasser la peur est bien plus habile qu’il ne croit. Mais il faut venir à d’autres exemples, qui intéressent moins visiblement nos muscles et nos viscères. Que la poésie soit premièrement une sorte de chant, c’est ce qui est évident. C’est un chant plus libre, (l’éloquence est plus libre encore) mais où l’on retrouve d’abord le rythme, ou plutôt une partie du rythme, qu’il vaut mieux appeler le nombre. On y sent aussi des retours de sons, les rimes, qui gouvernent le système parleur ; et, dans l’ensemble, une suite de sonorités et d’articulations qui conviennent à notre forme, et qui même la confirment et la rétablissent. On reconnaît donc ici, comme dans la musique, un accord entre les démarches intellectuelles et la nature corporelle, ce qui faisait dire à Kant que le beau enferme une finalité sans fin extérieure. Le beau, autrement dit, nous fait sentir en nous-mêmes l’accord entre le haut et le bas, si vainement cherché souvent par la sagesse. Mais la poésie nous donne bien plus. Car, à peine avons-nous prêté l’oreille, le gosier, tout le corps, à cette sorte de cri humainement conduit, et si conforme, dirai-je, à notre santé, qu’aussitôt par les mots soumis, par les mots comme pris dans cette loi imperturbable, nous découvrons un sens et une raison. Le miracle de l’art ne peut aller plus loin. La chanson, qui est du corps, et le sens, qui est de l’esprit, s’accordent sans que la moindre violence soit faite à l’un ou à l’autre. Bien plutôt les deux se prêtent secours, comme si la pensée n’attendait que cette forme de sonorités et d’échos, d’avance mesurée, pour paraître en sa libre expression, et comme si le corps, qui par cette musique invente des pensées, ne suivait que son bonheur propre et ses naïfs besoins. Cette réussite est rare, mais estimée au-dessus de tout. Et l’on sait qu’il y a deux manières assez communes de la manquer, qui sont manquer de sens et manquer de chanson. Et qui ne voit que, par cette sollicitation de tout notre être, source de la plus merveilleuse attention qui soit, la poésie nous saisit dans le dessous même de nos passions, aussi bien que dans le plus haut de notre esprit ? Et remarquez que la musique nous dessine nos passions, c’est-à-dire les entretient en même temps qu’elle les modère, par ces jeux de dissonances et de résolutions, par ces imitations et annonces, on voudrait dire présages, qui représentent si bien le cours d’une vie et le régime de nos pensées ; mais qu’elle le fait en s’adressant principalement au corps, et sans exprimer aucune de nos pensées. Au lieu que la poésie nous exprime, dans le commun langage, nos passions mêmes, en même temps qu’elle les règle. C’est ainsi que, par la poésie, nos passions sont déjà chose et spectacle, étant représentées par cet édifice sonore, en un sens immobile, c’est-à-dire impossible à changer, impossible à penser autre. Par ce moyen nous approchons du désespoir, de la fureur, de l’amour délirant ; nous nous penchons au-dessus, mais nous n’y tombons pas. Et nos peines étant ainsi tenues à distance de vue, et comme étrangères, humaines, objet, en échange nous prenons une sorte de majesté, comme Jupiter sur l’Ida. Cette contemplation d’un malheur, qui empêche qu’il revienne sur nous, qu’il rentre en nous par convulsion, c’est proprement l’état sublime. Il faut réintégrer, disais-je, le sublime dans le beau. Et voici ce que c’est. Le beau, enseigne Kant, est ce qui, dans l’objet, nous fait sentir l’harmonie de nos deux natures, et ainsi notre être réconcilié. Nous sentons le beau ; nous nous y livrons avec bonheur, sans éprouver de lutte en nous, et bien au contraire. Au lieu que, dans le sublime, analyse admirable et à jamais acquise, nous mesurons la puissance des forces extérieures, et la fausse infinité, à qui on ajoute, et qui manque toujours à sa limite, sans qu’on puisse créer la moindre valeur par cette amplification ; c’est ainsi que nous toisons le volcan, la tempête, le désert, la montagne, le gouffre, le glacier, et les distances des étoiles ; et par retour à nous qui toisons cela, nous découvrons une puissance de penser, de mesurer, enfin de contempler cela même, qui est d’un autre ordre, qui court loin devant, bien mieux qui d’avance suffit à contenir toute grandeur de force et à la mépriser ; vraie infinité. Chacun connaît le roseau pensant de Pascal ; que chacun se le récite. Il est beau de séparer, parce qu’ainsi on définit. Mais peut-être sommes-nous mieux éclairés par la poésie et surtout par la musique, que si nous avions considéré d’abord les arts plastiques ; et ce n’est peut-être pas peu que de réintégrer d’abord musique et poésie dans les beaux-arts, rétablissant même la poésie au premier rang ; en sorte que nous prenons le beau tout à fait au sérieux, et non plus comme un luxe. Et il me semble que nous retrouvons ainsi dans le beau le moment du sublime, par cette puissance de nous faire spectateurs de nos propres tempêtes. Sous ce rapport, la musique et la poésie éclairent beaucoup les autres arts. Et pour mon compte, j’ai cru apercevoir à cette lumière une étrange idée, que Kant a très nettement dessinée, mais que cet homme sage n’a peut-être pas mesurée selon l’humaine faiblesse, c’est que le beau n’est pas l’agréable. Par la poésie et surtout par la musique, il me semble que j’ai appris à moins estimer, dans les œuvres, ce qui plaît, que ce qui délivre l’homme et le remet en position d’homme. Et voici ce que je veux dire ; c’est que le sentiment esthétique pourrait bien être une fiction. Ce sont nos sentiments, amour, ambition, avarice conquérante, qui deviennent esthétiques par un genre de purification qui ne vient ni d’action ni de raisonnement, mais plutôt de contemplation. L’homme ne s’approche pas du beau dans un vide et comme un ennui de sentiment ; trop chargé au contraire de passion, il vient ici apprendre à sentir sans mourir. Ce serait, et c’est souvent, la mort de l’art quand il n’est point remède. Celui qui ne sent pas quelque malheur imminent qui sera sa propre œuvre, quelque torture d’imagination, quelque regret trop lourd, celui-là est déjà spectateur ; il ne le devient point. Il attend de l’objet beau quelque sentiment pur, trop loin de terre, assurément très faible s’il existe, et qui est très voisin de la curiosité. Je dirais que c’est un grand mal si celui qui cherche le beau est déjà purifié. On ne peut, à ce que je crois, ni admirer le beau, ni le créer, que si l’on se trouve pris d’abord dans un mouvement de malheur dont on attend quelque extrême terrible. En bref il faut que le beau ait un contenu de sentiment, entendez d’émotion sauvée, ce qui suppose d’abord une émotion qui soit tumulte menaçant, et puis qui se change en apaisement et délivrance. Telle est la démarche d’admirer. Les larmes sont le signe du sublime ; et cette saignée naturelle indique assez quelle pression du sang, quelle menace du sang. Enfin la contemplation, si elle n’est pas victoire de soi, reprise de soi, salut, est quelque chose qui ennuie, si on ne s’y intéresse pas par quelque autre motif, comparaisons, connaissance des styles et des écoles, collections, enfin tous les commentaires de l’intelligence. J’ai connu un homme qui avait entendu trop de musique, et sans doute sans besoin réel de musique et le plaisir de comparer ne l’avait pas guéri de l’ennui. La bonne femme qui va chercher son salut sous les arceaux est sans doute plus près de sentir le beau qu’un archéologue qui s’amuse à reconnaître les attributs des personnages, et à suivre l’histoire des saints dans le livre de pierre. Il se peut que les arts s’affaiblissent en même temps que les passions. Je rappelle Michel-Ange et Beethoven. Au reste il se peut que ce qu’on décrit sous le nom de sentiments moraux, comme sympathie, admiration, vénération, charité, appartienne aussi au monde des fictions. Toute passion participe de la morale quand elle est purifiée et sauvée par la volonté raisonnable. La sympathie serait la haine sauvée ; la charité serait l’horreur sauvée. Mais, comme il y a un art de pure contemplation, il y a une morale de pure contemplation ; ce sont des passe-temps. Selon moi le bien n’est pas une idée abstraite et adorée ; le beau, non plus. Revenons à nos exemples. L’éloquence est certainement une discipline des passions les plus redoutables, ou bien elle n’est rien. On se fait une idée de l’éloquence académique ; mais je prendrai deux exemples de l’éloquence réelle. Au tribunal, l’éloquence a pour fin de mettre en forme cette apparence du droit qui empêche le plaideur de dormir. Le plaideur, lorsqu’il entend son avocat, pense enfin sa propre affaire comme un objet, soutenu en cela par l’assistance, qui toutefois, par moins de passion, risque de sentir moins vivement le beau, quoiqu’elle y pense peut-être beaucoup. Vous avez sans doute remarqué que ceux qui sont toujours disposés à sentir le beau ne sont pas ceux qui le sentent le plus vivement. Maintenant, devant la foule ou l’assemblée, qu’est-ce qu’éloquence, si ce n’est la mise en forme et en ordre de la redoutable rumeur, rumeur en chacun, multipliée par la foule ? Jaurès, il m’a semblé, reprenait le tumulte et les vagues de la rumeur, les imitait, les figurait montant et descendant à la manière des éléments indomptables ; mais en même temps, par une sorte de musique ou de poésie plus libre, il s’en montrait maître ; et surtout, par les mots et par le progrès des arguments, il donnait à cette colère et à cette rumeur de foule un visage de raison. J’entendais très bien en sa voix ce bruit terrible d’émeute, mais surmontée. Que peut être l’éloquence où l’on n’entend plus du tout ce bruit menaçant ? De même je disais : qu’est-ce qu’un chant, qu’est-ce qu’une musique que le bruit ne menace pas ? Qu’est-ce qu’une musique qui n’est pas sur le point de périr ? Mais la singerie se glisse dans tous les arts, et l’on feint quelquefois de tomber, comme le gymnaste.
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Quatrième leçon (Le 26 novembre 1929)
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