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Concernant les arts du premier groupe, ceux qui ont pour objet et instru­ment le corps humain lui-même, j’en ai assez dit pour mettre en lumière l’idée que je voulais vous exposer, à savoir que cette touche immédiate du beau, qui nous prend par le dessous, par le corps, et qui dénoue et délivre le corps, et par là délivre le haut de l’esprit et lui donne conscience d’une liberté de jugement toute souveraine, est ce qui distingue les Beaux-Arts des autres genres de consolation, par la raison, par la foi, par l’amitié, par l’amour. Et cela nous fait comprendre déjà que, même dans le cas où la poésie nous apporte de fortes raisons d’accepter, telles que l’immensité du monde, ou le cours irréparable du temps, ou l’exemple d’autres malheurs, ce ne sont pas ces raisons princi­palement qui agissent ou, pour mieux dire, elles n’agissent pas les premières ; mais l’art du poète, comme l’art de la danse et comme l’art du chant, calme d’abord l’orageux et tremblant cœur humain, en rendant à elle-même la forme humaine, qui de ses propres forces se contractait et s’étranglait. Et que ce modelage du corps humain, à l’exemple de ce que font les nourrices, prépare déjà un modèle à la sculpture, c’est ce que l’on devine. Mais l’idée étant maintenant rappelée en toute sa force, nous devons la retrouver, ou l’essayer, ou l’appliquer aux arts du deuxième groupe, qui sont les arts du spectacle.
Il n’y a pas ici de difficulté. Le poète se trouve déjà placé, comme nous disions, dans la situation du spectateur ; il prend du recul par rapport à ses peines ; il s’en retire ; il les jette au passé ; toutefois il n’en sait rien. Il se sent spectateur ; il ne se sait pas spectateur. Tel est le premier moment de l’art. Le second moment est de réflexion. Au spectacle, le spectateur se sait spectateur ; tout lui dit qu’il l’est. Nous n’épuiserons pas l’inventaire de cet art, le plus rusé de tous. Je vois que le spectateur est assis, et écarté de la scène. Et même, comme je disais, le Chœur de l’ancienne tragédie lui offrait une sorte de modèle du spectateur, du spectateur un peu plus près de l’action, et même y participant, mais par des évolutions réglées et des chants soutenus qui donnent en spectacle un spectateur déjà purifié. On cloue Prométhée, voilà l’action. Les Océanides ont ici un double sens ; car elles sont spectatrices en spectacle ; mais, encore mieux, elles figurent déjà par leur nom des forces liées à ce grand univers ; et rien ne règle mieux nos pensées que cet autre spectacle de la nécessité sans malice aucune, qu’au reste la vraie poésie évoque toujours. J’anticipe, et peu importe.
Mais le spectacle a d’autres moyens, et une naïveté bien savante. Je pense à ces décors qui remuent au vent, au plancher de bois, et au trou du souffleur, qui montre si bien qu’il se cache ; en sorte que le spectateur se trouve secouru sans le savoir. Il trouve avertissement de ne se point jeter, de se retirer de la mêlée autant qu’il le veut, et enfin de mesurer une sympathie aisément trop vive, de la gouverner ; comme faisait une petite fille (c’est une belle histoire que l’on m’a contée) qui aimait les récits effrayants, mais qui par précaution tenait les doigts à ses oreilles, tantôt ouvrant, tantôt fermant, mesurant ainsi à ses propres forces la terreur et la pitié. Aristotélicienne petite fille ! Mais, au spectacle, nous n’avons pas besoin de nous boucher les oreilles. Il nous suffit de regarder le ténor mourant, ou le dragon qui lance flammes et fumée ! Remarquez ici deux genres de dupes. D’un côté celui qui crie : « Ne bois pas ! » De l’autre celui qui observe les lumières et les maquillages et qui se dit : « Derville n’est pas en train aujourd’hui. » Nous essaierons de serrer d’un peu plus près l’art du régisseur. Toujours est-il que le vrai spectateur sait qu’il est spectateur, et spectateur du spectateur, c’est-à-dire spectateur de lui-même ; et lui-même spectacle ; la sagesse commune dit très bien qu’on ne doit pas se donner en spectacle. Pris donc entre ces ondes concentriques, qui, par cette réflexion commune à tous, l’éloignent de la scène, il imite dans le secret de lui-même ce mouvement admirable, qui est celui de la sagesse. Plus qu’empereur et plus que roi. Une sorte de houle de ses pensées le remet au rivage. Ainsi il n’a point peur de soi, il apprend à sentir. Cet art puissant a formé l’homme plus qu’aucun autre art sans doute n’a pu faire. Car, dans la situation la plus redoutable, d’une foule, où les émotions sont contagieuses, et sans limites (pensez à ce que c’est qu’une panique), cet art forme l’homme à se gouverner, et sur les bords mêmes de la passion. C’est ici l’apprentissage, il se pourrait, de la conscience de soi. Voilà une idée un peu trop hardie peut-être ; il est trop tôt pour l’aborder. Remarquez seulement que dans la panique, où l’émotion est au comble, toute conscience est perdue. Nous ne nous faisons pas une idée exacte des sentiments et des pensées dans une foule qui veut guérir la lune malade, ou célébrer la lune renaissante. Surtout nous jugeons mal de ce que ces hommes simples savaient de ce qu’ils sentaient, et savaient de ce qu’ils savaient. Nos paroxysmes sont des gouffres d’ombre. Tel est donc le spectateur, sauvé à tout moment de lui-même par un refus d’être tout à ce qui l’intéresse. Et peut-être savoir de soi c’est refuser de soi. Mais pour­suivons.
J’ai rattaché le spectacle aux fêtes, aux cérémonies, aux cortèges, d’où sans doute il tire son origine. Ces spectacles premiers nous délivrent aussi. La fête ajourne les sévères pensées par une contagion de l’insouciance. Le Carnaval multiplie ces signes, et en porte au plus haut point les effets. Le propre de la fête, c’est une joie toute extérieure, et qui devient aussitôt intérieure ; et ce gouvernement intime par l’objet est le fond de tous les arts, peut-être. Toujours est-il évident que les cérémonies et cortèges font comme une éloquence muette, qui éveille nos émotions et en même temps les disci­pline, transformant la foule en un objet stable, composé, ordonné. Spectacle elle est alors pour elle-même ; et chacun rend à tous cette précieuse politesse. La discipline se fait sentir aux participants, comme chacun l’éprouve dans le défilé militaire ; mais elle agit sur le spectateur aussi. Ces grandes peintures animées sont des essais de vivre en commun selon l’ordre, sous la menace d’une commune émotion. C’est le premier moment du spectacle, où la division de l’acteur, du chœur et des spectateurs n’est pas encore faite. Aussi la cérémonie et le cortège n’essaient jamais beaucoup, et toujours moins que la poésie et l’éloquence. Leur propre discipline est leur principal objet ; ces formes de l’art sont très près de la danse. Mais où est ici le monstre qu’il s’agit d’apprivoiser ? Le monstre, c’est cette foule même. Essai de rester calme en se sentant si fort. Essai d’être Léviathan en gardant raison. Difficile.
Avant de laisser pour un temps ces cérémonies et cortèges, je veux signaler une idée d’importance. C’est de là certainement, de la cérémonie et du cortège, que les arts plastiques ont pris les règles de la composition. Les rangs, et l’ordre des hommes sont le premier modèle de tous les genres d’ornement et le l’architecture même.
Et me voilà à l’architecture, qui semble si loin de nos passions. Mais il ne faut pas oublier que l’architecture est comme le moule en creux des céré­monies, ainsi qu’on voit par l’amphithéâtre, par l’arc de triomphe, par les cathédrales. C’est pourquoi, comme une sorte le vêtement invincible, elle exerce sur le corps humain un puissant effet, et dominateur. D’abord par la masse et par les chemins et détours imposés. Plus subtilement par l’écho, qui grossit nos pas et nos paroles. Surtout par les changements de perspectives qui sont comme les révélateurs de nos moindres mouvements. Ces entrecoupe­ments mobiles me représentent un monde dont je me sens chargé ; un ordre que je m’applique à ne pas troubler. L’architecture invite ainsi au mouvement et au repos, au mouvement réglé et au repos réglé. L’arc de triomphe est bien puissant ; c’est une porte qui mène du monde au monde, il faut passer. Mais rappelons-nous que l’architecture dérive aussi du vêtement. Et le vêtement et la parure ne sont pas seulement spectacle pour d’autres et signes de fête ; ils sont d’abord avertissement, parce qu’ils nous rendent nos propres mouve­ments plus sensibles. Je rappelle ici le manteau de cour, la mitre, la chape, le hausse-col, la ceinture, le sceptre. Les sièges sont encore des sortes de vêtements. Même un jardin de style est comme un vêtement plus grand que l’on revêt, qui conseille la promenade, non la course ou la fuite, et enfin qui compose l’homme. L’art des jardins appartient à l’architecture ; il en est une importante partie. Un chemin peut avoir une beauté architecturale, un sentier aussi. Un escalier, encore plus évidemment. Mais qu’est-ce que c’est enfin qu’un jardin, un beau jardin ? C’est une nature faite pour la promenade. La promenade dans la Nature même est un art que la sagesse doit soutenir ; on se donne un but ; on y court, on ne regarde point. On n’est pas spectateur. Le jardin est une nature préparée, où les perspectives changeantes attirent l’attention ; c’est là que l’on apprend à aimer la nature, et d’abord à ne pas la craindre. Un bel escalier invite énergiquement, et compose un sage. Par contraste, imaginez des débris informes, des décombres, un chantier. Vous êtes tout occupé à chercher une place pour le pied. Menace d’impatience et de colère. C’est laid, parce que l’homme qui y marche est surpris et attaqué ; trompé, décomposé, laid lui-même, enfin aussi éloigné que possible de la danse.
Quant aux arts dont je n’ai pas encore parlé, sculpture, peinture, dessin, il est plus difficile d’y retrouver notre idée. Pourtant, que l’artiste lui-même soit alors discipliné par son art, et qu’il exécute en son travail une sorte de danse, c’est assez clair. La violence y est tout à fait surmontée, surtout dans la peinture et dans le dessin. Le trait d’un beau dessin témoigne aussi bien que le chant. On sait que l’écriture enregistre merveilleusement les passions. Il y a de belles écritures, qui révèlent un homme bien gouverné. Or un beau dessin est premièrement beau, comme est belle une belle écriture. Ces idées seront amplement reprises. De même le geste du peintre est tout à fait sans emporte­ment. Mais que dire du spectateur ? Sommairement que nous imitons, surtout devant la forme humaine, cette paix de l’immobile. Aller au delà dans cette analyse, cela suppose que l’on ait découvert, pénétré les secrets de ces arts, les plus mystérieux de tous. Et, selon mon opinion, c’est en suivant la série naturelle des arts, que, partant des premiers, qui sont les plus clairs et les plus parlants, nous pourrons peu à peu déterminer ceux qui suivent, enfin découvrir les règles et la puissance propre de chacun. Mais cette dialectique par corré­lation et opposition est bien cachée. Occasion de remarquer que nous ne pensons que par des séries, c’est-à-dire par l’ordre. Logique encore mal connue et bien peu suite. Descartes est toujours neuf.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Cinquième leçon
(Le 3 décembre 1929)


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Laissant maintenant œ qui est commun à tous les arts, il s’agit de serrer chacun d’eux du plus près qu’il se pourra, et par les idées mêmes qui leur sont communes à tous. J’ai expliqué sommairement à la fin de la précédente leçon comment une série bien orientée pourrait nous y aider. Il faut venir à l’appli­cation, et c’est le difficile. Je me borne à signaler en passant cette méthode de penser, que les mathématiciens pratiquent à miracle, et que les penseurs en tout autre genre semblent ignorer.
Ce qu’est notre série dans son ensemble, rappelons-le, et tenons-le un moment sous notre regard. Trois termes, le Corps Humain, le Spectacle, l’Oeuvre. De ces termes, nous avons maintenant à considérer de plus près le premier, et à le diviser lui-même selon le corps humain. Or, il n’y a pas ici d’incertitude, parce que le changement d’attitude selon la fatigue est le moins que notre corps puisse faire, même quand il dort. Un soupir est premièrement un changement d’attitude, et un cri est d’abord l’effet d’un corps qui se retourne sans précaution. Ainsi la danse est le premier des arts. La musique s’oppose à la danse parce qu’elle subordonne tous les mouvements du corps à son effet propre. La poésie enfin, d’une certaine manière, rassemble ces deux arts. Mais afin de bien expliquer cela, j’ai besoin d’un terme auxiliaire, le langage. Le corps humain, par sa structure, nous offre deux formes du langage naturel, le geste et la voix. On aperçoit aussitôt que la danse correspond au premier, et la musique au second. Toutefois si l’on veut comprendre en quel sens l’art est langage, il faut prendre le langage aux racines. Et il est clair que le premier et le plus puissant langage, c’est l’action. Agir, c’est signifier. Fuir, c’est conseiller la fuite mais conseiller directement et énergiquement, par le mouvement même. S’abriter, se jeter à terre, comme les soldats faisaient à la guerre, c’est comme jeter à terre tout homme. Les corbeaux s’envolent dès que l’un d’eux s’envole. Comprendre, alors, c’est imiter. Tel est le premier moment de ce langage du geste. Comprendre, ce n’est d’abord rien de plus qu’imiter. C’est par imiter que nous commençons ; et telle est la société essentielle, entendez communication constante entre les actions et, par suite, entre les sentiments. Maintenant savoir ce que signifient les actions ainsi imitées, c’est une question qui se pose ensuite. Par exemple, pourquoi fuir ? Quel danger ? Quel ennemi ? J’ai représenté, en nos exemples, une manière de comprendre qui ne suppose point que ces questions soient même posées. Comment, dans la suite, les gestes, qui sont des actions esquissées, arrivent à désigner les objets, cette question appartient à l’histoire du langage. Je veux considérer ici le premier langage, en vue de comprendre la danse considérée comme le langage absolu. Et voici ce que j’entends par langage absolu. Il y a une partie du langage qui n’a d’autre objet que lui-même ; il y a un moment du langage où le langage occupe toute la pensée. Comprendre, c’est seulement savoir que l’on communique ; c’est imiter sans chercher plus loin. C’est imiter et savoir que l’on est imité. Le pur signe, qui est le premier signe, n’a pas d’autre sens que lui-même ; il va, il revient ; il est confirmé par l’échange. Tel est sans doute le lien de société ; et l’on peut comprendre par là ce que chacun sait, c’est qu’il y a bien de la différence de ce que l’on dit à l’étranger à la même parole que l’on dit aux siens. Faire société ce n’est pas principalement savoir ce qu’on exprime, c’est d’abord savoir que l’on est compris.
Assez de paradoxes. Je veux considérer la mère et l’enfant. Le sourire est appris ; mais l’enfant ne sait pas d’abord ce que signifie un sourire. (Et qui jamais le saura ?) L’enfant apprend à sourire ; il reconnaît son sourire dans le sourire maternel ; il éprouve qu’il a compris le signe en éprouvant qu’il l’a renvoyé. Il y a quelque chose d’inexprimable en cette rencontre, ou plutôt en cette conformation, qui est physiologique ; toujours est-il qu’on aperçoit ici quelque chose d’important, c’est que le signe se sculpte et se fixe par ce continuel échange ; et je retrouve la propre forme de mon signe dans le signe même qui y répond ; l’imité est le modèle, et je vois l’autre tel qu’il me voit, ou plutôt je le vois me voir tel qu’il me voit. Telle est sans doute la première et la plus ancienne image de moi-même ; le premier miroir si vous voulez. Cette vision de moi indirecte et réfractée est propre au geste, parce que je ne vois point mon geste comme l’autre le voit. Mais l’idée sera plus claire peut-être par l’exemple de la voix. Par exemple, nous autres adultes, nous appre­nons l’anglais en pensant à ce que nous voulons dire et en essayant de le dire. Mais telle n’est pas la méthode de l’enfant. L’enfant parle comme il sourit ; on peut sourire en anglais, et arriver au langage anglais par là. L’enfant apprend donc la parole comme il apprend le geste ; il a seulement ce secours, propre au langage vocal, c’est qu’il s’entend comme on l’entend. Et toutefois, son objet premier n’est pas de signifier quelque chose, mais d’abord de produire un signe. Oui, d’abord cette chose admirable, un signe ; ce qui est obtenu lors­qu’on reçoit en réponse le même signe. Voilà ce que ç est premièrement que communiquer. On parle, on est compris ; ensuite peut-être on saura ce qu’on dit. Savoir ce qu’on dit, c’est toute la pensée.
Disons donc que le premier échange consiste à trouver écho dans le sem­blable. Et il est clair que, pour le geste, je ne puis reconnaître par la comparai­son que mes gestes ressemblent à ceux de l’autre ; car il n’y a point de ressemblance entre mon geste, dont je ne puis m’éloigner ni me détacher, et que je sens par le dedans, et le geste de l’autre, que je perçois comme une chose extérieure. Il faut donc que, refaisant le même geste, je fasse paraître dans le même temps et aux mêmes intervalles le même geste de l’autre. C’est ainsi, non autrement, que, dans le miroir des eaux, Narcisse connaît que c’est lui-même qu’il voit ; car ce que je connais dans le miroir est une image de moi toute nouvelle, et qui ne communique avec la première que par la coïncidence répétée de mouvements tout à fait différents dans leur apparence. Je ne veux point remonter au delà de cette analyse, et c’est au reste fort difficile. Il me suffit de revenir à ce vis-à-vis des deux semblables, qui s’étudient à se comprendre et à se répondre, ou plutôt à savoir qu’ils se comprennent et se répondent. Et l’on s’explique même que le bruit et le contact s’ajoutent ici à la vue pour mieux assurer le départ et l’arrêt des mouvements. Par cette imita­tion attentive et recommencée, le geste commun devient modèle. J’apprends de mieux en mieux à le faire à mesure que j’apprends à le reproduire dans l’autre. Et, puisque l’action est le premier langage, il faut dire que le premier apprentissage des signes, qu’au reste les premiers jeux de l’enfant nous représentent, consiste en une imitation réciproque d’un mouvement répété, qui, par là même, se trouve de mieux en mieux réglé. Je me risque à dire que cet exercice est le plus ancien plaisir de société. Exprimant quoi ? Rien de plus que ceci, à savoir que nous exprimons des signes, que nous renvoyons des signes, et des signes qui ne sont que signes. Bref on apprend les signes avant d’en connaître le sens. On répond bien avant que l’on ait compris ; et, par cela seul, on éprouve l’accord de société, on reconnaît le semblable.
La danse, que je viens de décrire, et que vous avez sans doute reconnue, serait donc la plus ancienne conversation, celle qui n’exprime rien qu’elle-même. Nous sommes en conversation, et nous nous disons ceci, que nous sommes en conversation. C’est bien plus qu’exprimer une chose ou une autre ; c’est exprimer l’homme à l’homme. On trouverait aisément, dans toutes les assemblées, une partie du langage qui rend seulement l’assemblée présente à elle-même. Les acclamations, les applaudissements, les huées n’expriment rien d’autre que l’accord ; et ce sont les plus puissants de tous les signes. Ils façonnent et disposent chacun à la ressemblance des autres, et ce n’est pas peu. C’est se comprendre dans le sens le plus profond du mot ; c’est le fond du langage. La politesse est, pour le principal, un échange de signes de ce genre-là. On sourit. Que signifie ? Rien de plus que ceci : nous nous disposons de même. On salue. Certes le salut, comme aussi le sourire, a mille sens cachés ; le salut signifie que je renonce à attaquer, que je me soumets, que je me confie. Mais le salut échangé signifie premièrement un accord de société, une union, une paix. Sur ces signes qui ne sont que signes, le sens du signe, le sens extérieur, pourra se greffer. Ce détail, dont vous devinez l’immense suite, appartient à la théorie du langage. Si l’on avait regardé par là, et physiologi­quement, l’on n’aurait point proposé cette difficulté dialectique : comment peut-on parler avant de savoir ce qu’on va dire ? J’ajoute en passant qu’il faudrait y regarder aussi sociologiquement, en vue de comprendre comment nos premières pensées sont liées aux cérémonies de société.
Je n’entre point dans ces questions. Je remarque seulement que le langage absolu se retrouve dans tous les arts, qui, en ce sens, sont comme des énigmes, signifiant impérieusement et beaucoup, sans qu’on puisse dire quoi. Ce carac­tère est bien visible dans la poésie ; car il est clair que la signification d’un poème ne tient pas toute dans ce qu’on en pourrait expliquer en prose. Il y a autre chose, qui est bien plus puissant ; il y a un sens qui porte l’autre sens ; un sens qui est inexprimable, si ce n’est par le poème, toujours neuf, toujours touchant. C’est que, par le rythme et la sonorité, au fond par une disposition du corps humain, le poème établit entre l’auteur et le lecteur un commerce absolu, par lui-même admiré et aimé. La musique n’a point d’autre sens que celui-là. C’est un langage qui n’exprime rien que lui-même. Dès qu’il est chanté par tout le corps, il est compris. Sans vouloir anticiper trop, ni essayer trop vite l’idée, j’indique qu’on pourrait retrouver dans l’architecture et dans la peinture ce langage absolu, soutenant et portant ce qu’il faudrait appeler le langage relatif. Une cathédrale comme Chartres est éloquente d’une certaine manière que le discours ordinaire peut traduire. Voici les Évangélistes, Saint Denis portant sa tête, la création, Adam puni, le jugement dernier. Mais la cathédrale ne serait pas une œuvre d’art si elle ne disait encore autre chose, mais plutôt d’abord autre chose, qu’elle seule sait dire, et qui est bien plus éloquente, bien plus émouvante. Tel est le signe absolu. La tour de Babylone était un signe absolu. Une belle peinture, de même, est un signe absolu, et on le sent, puisqu’un portrait ne dit rien qui soit relatif à rien. Il ne dit que soi ; et cette signification est impénétrable. Il suffit de cette vue sur les arts propre­ment énigmatiques ; cela nous fait pressentir le prix de l’ordre. Revenons maintenant à la danse, échange absolu du geste, confirmation du geste, école du geste, école de société.
D’après cette élaboration de la notion de la danse, voici les caractères principaux que l’on peut comprendre dans cet art.
D’abord le rythme. La danse est rythmique, et je crois même que le ryth­me est ici à sa source, on n’en trouverait point de suffisantes raisons dans la voix seule ni dans la musique seule. Le rythme est une loi du mouvement, ou plus précisément du travail. La première raison du rythme dans toute action c’est le rythme vital lui-même, respiration, circulation. Mais tous les rythmes ne font que traduire la loi de fatigue ou de repos, dont la succession de la veille et du sommeil donne un exemple. L’organisme en action s’encrasse plus vite qu’il ne se nettoie, d’où la nécessité du sommeil, aussi bien pour l’action de chaque muscle. Il y a un intervalle convenable entre des coups de hache, entre des coups de rame, ou dans le mouvement du fléau. Mais ce dernier exemple fait apparaître une autre cause du rythme, laquelle résulte de la société. Le rythme est la loi de toute action commune. Et le rythme se trouve alors mieux déterminé. C’est un signal, et qui comprend au moins deux éléments, un avertissement et un commandement distribués régulièrement le long du temps, et dont le retour est attendu. Je pense au cri des poseurs de rails, au chant des rameurs, au roulement de tambour qui règle les coups de bélier lorsqu’on lance un navire ; mais déjà, par les effets mêmes, et par l’alternance de l’effort et du repos, toute action fait rythme. La danse en société se règle elle-même au bruit des pas ; le tambour ne fait que le grossir ; les mains et les claquettes s’y joignent naturellement. Et parce que les percep­tions fortes et faibles se suivent selon une attente, le nombre paraît comme objet. Danse, maîtresse de musique, et maîtresse d’arithmétique.
Le second caractère de la danse c’est l’harmonie, j’entends l’harmonie musculairement, par opposition au désordre d’une peur ou d’une colère, et l’harmonie doit être prise ainsi, parce que l’action est première. La contrac­ture, qui paralyse, est un effet de la surprise ; l’adresse et la souplesse y sont opposées et supposent un passage sans secousse d’une attitude à une autre, par un glissement aisé, qui n’est que convenable coordination, retour à la forme, et repos dans le mouvement même. Et certes ce n’est pas un petit problème que le passage d’une attitude à une autre ; toute la timidité vient sans doute d’une peur de soi en cette aventure, et comme d’un pressentiment de colère. Tout travail discipline les passions ; mais la danse est travail sur soi, manœu­vre du corps humain contre la pesanteur seulement, et revue des attitudes selon la loi de repos et de compensation. On ne sait point marcher si l’on ne sait danser. La marche de l’enfant n’est qu’une suite de chutes et de terreurs ; et cet apprentissage n’est jamais fini. Ce n’est pas seulement ni premièrement en sculpture et peinture que l’attitude doit annoncer le mouvement. La sécurité intime est une autre annonce, bien plus touchante. Le troisième caractère est de sentiment, et presque de contemplation. C’est le plaisir de société que nous disions, c’est-à-dire la prévision vérifiée, la confiance, enfin l’expérience du semblable en ce que j’ai nommé le langage absolu. Ce plaisir ne s’épuise point, parce que la possibilité des passions ne s’épuise point. L’homme est toujours un animal terrible aux autres et à lui-même, un lieu d’orages et de surprises, par ce troupeau des muscles si subtilement communiquants. L’er­reur de croire que le cerveau dirige est la même que l’erreur de croire qu’il suffit de vouloir pour faire. C’est par le mouvement précédent que se règle le mouvement suivant ; et le cerveau n’est sans doute que le lieu où les attitudes successives sont rassemblées, nouées et dénouées selon des ondes raccourcies. J’indique seulement cette idée, afin que vous sachiez que c’est le tout qui gouverne les parties, et non pas une partie éminente qui gouverne le tout. Il suffit de retenir que la surprise est l’humiliation de l’homme, et que la timidité est l’ennemie intime de chacun. D’où l’on comprend le prix de la danse, et que le maître à penser doit suivre le maître à danser.
Concevons d’après cela comment l’exercice militaire devient danse guer­rière. Il est exercice autant qu’il signifie quelque relation à un objet extérieur ou à une fin. Il devient danse, autant que l’objet principal en est l’imitation de l’homme par l’homme, la possession de l’homme par lui-même, la revue de puissance sur soi, enfin l’accord, et le plaisir de société. Une para­de, un carrousel, sont des danses plutôt que des actions. De même les appro­ches de deux amoureux sont danse autant que les passions vives sont surmon­tées, et que le plaisir d’éprouver le semblable l’emporte sur les sursauts du désir. Toute danse est ainsi religieuse au fond, par opposition à l’émeute convulsive, qui est le régime des foules. Ceux qui jugeraient qu’il y a bien loin de la danse à la religion doivent former ici une idée familière à nos sociolo­gues, c’est que c’est la société elle-même qui est dieu, l’accord de société étant bon par lui-même, apaisant par lui-même, et déterminant en chacun une heureuse obéis­sance à tous. Tout échange et toute confirmation de signes serait donc religion, et le rite serait la substance de la religion. Cette notion de la religion n’est pas complète. Une religion se développe selon des moments de ré­flexion, et par les doctrines ontologiques et morales ; mais je crois que le signe y est premier, et qu’une philosophie de la religion doit considérer d’abord la vertu des signes. Par exemple un crucifix au carrefour est un signe absolu. Personne n’en a encore épuisé le sens ; mais en chercherait-on le sens, s’il ne faisait énigme d’abord ?
Telle est donc la danse en sa notion. On comprendra aisément comment la danse s’est trouvée altérée en devenant spectacle ; la danse exprima alors autre chose qu’elle. Elle fut danse cosmique, ou tableau des astres et des saisons ; elle fut danse historique, c’est-à-dire déjà théâtre. Toutefois je remarque que, dans les fêtes et les réjouissances, la danse retrouve aisément son caractère propre, et refuse d’être spectacle ; c’est que la structure humaine n’a point changé.
En terminant, et pour achever en esquisse cette philosophie de la danse, qui forme un immense sujet, je veux remarquer que la conscience de soi a certainement une de ses conditions dans la danse. Car on sait que l’emporte­ment de l’action dévore la conscience. Au lieu que ces mouvements répétés et étudiés finissent par me représenter moi-même à moi-même dans le miroir de l’autre. Au reste, il est assez clair que l’opposition du moi au monde est trop abstraite pour porter une personne ; les opposés les plus proches, qui sont aussi des corrélatifs, sont ici l’autre et moi. Mon semblable est la condition sans laquelle je ne me distinguerais pas ; je suis pour moi-même l’autre de l’autre. Ces subtilités restent fort près de la danse, et dessinent même le dan­seur. Nous retrouverons, au sujet de la musique et de la poésie, des analyse peut-être mieux fondées, et concordantes à celle-là. Toujours est-il que l’art est ce moment de l’action où l’attention est ramenée sur soi, et la première occasion, peut-être, de la pensée, qui, comme on sait, est la pensée de la pensée.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Sixième leçon
(Le 10 décembre 1929)


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Il s’agit aujourd’hui de musique ; et nous devons dans la courte durée d’une heure, parcourir ce grand sujet. La musique est naturellement jointe à la danse ; du moins c’est l’apparence ; mais il ne semble pas que ce soit possible au même moment et dans le même homme. C’est pourquoi, considérant la musique sous la forme du chant, nous devons plutôt faire attention à l’oppo­sition de ces deux arts, et chercher comment la musique nie la danse ; et telle sera, pour tous les arts, notre constante méthode.
Or, au sujet de la voix, il faut dire d’abord qu’elle s’oppose au geste. Le geste ressemble aisément aux choses ; il va à les dessiner, par le mouvement même qui les saisit et qui les change. En tout cas le geste ressemble au corps humain, il porte en lui notre ressemblance visible. La voix ne ressemble pas aux choses ; tout au plus peut-elle imiter quelques bruits de nature ; mais elle exprime premièrement l’invisible, l’intime, le sentiment. « Le son est frère de l’âme », dit Hegel. Mais afin de saisir ce genre d’objet qui toujours échappe, je veux chercher un contenu du sentiment ; je ne veux point considérer un sentiment sans corps ; et le corps du sentiment, c’est l’émotion. Et j’ai décrit l’émotion d’assez près en un langage physiologique pour que la liaison de l’émotion à la voix aille de soi. Nos émotions nous changent, et ces change­ments sont perçus par nos semblables. Mais d’abord ces changements sont perçus par nous-mêmes. Nous sentons les moindres troubles de notre système musculaire, les moindres préparations, les moindres tremblements et frémissements. Nous sentons même le flux et les ondes de notre système circulatoire ; les plus anciens poètes ont su décrire ce choc de l’émotion. En quoi ce mouvement connu de nous est-il déjà sentiment pour nous, c’est-à-dire alarme, attente, inquiétude, crainte, et, comme on dit, état d’âme ? Par ceci que nous craignons nos propres mouvements dès que nous ne savons plus les régler. Tel est, comme nous disions, le fond de la timidité, qui est une peur de soi. Que se passe-t-il en moi ? Que se prépare-t-il en moi ? Que vais-je faire ? Telle est la matière des passions. Tel est, si l’on peut dire, l’intérieur du geste et le secret du geste. Mais ce mouvement intime exprime encore d’autre façon.
Tous les muscles s’alarment ensemble, et il n’est point de mouvement qui ne serre la gorge ; mais surtout il n’est point de mouvement qui ne pèse sur le thorax ; car c’est là que s’insèrent les muscles dangereux, les muscles assas­sins. Par cette double action l’air se trouve pressé et resserré dans le conduit respiratoire, d’où soupirs, gémissements, cris. En pressant de la main sur la poitrine d’un cadavre de poulet, on produit un cri de poulet qui étonne. Ainsi la voix est comme un indicateur des mouvements du système muscu­laire contre les choses, ce que font entendre le bûcheron et le boulanger ; indicateur aussi des mouvements du corps humain contre lui-même, qui sont tout le matériel de l’émotion, par exemple dans la peur, dans l’anxiété, dans la colère, dans l’horreur. L’émotion change la voix, et, le plus souvent, par l’émeute musculaire, la fait passer à l’aigu, effet d’un réel étranglement de soi par soi. En revanche la fatigue, le relâchement, qui est un court sommeil, la reprise enfin de la respiration, ramènent la voix au grave. Vous entendez déjà l’incan­tation passionnée. Mais ce qu’il faut d’abord remarquer, en opposant la voix au geste, c’est que la voix ne ressemble pas à ce qu’elle exprime. Tous les mouvements y sont confondus. On n’y reconnaît que l’alarme intime et la détente. La voix ne ressemble ni aux gestes ni aux choses ; et pourtant elle aura comme fonction de tout décrire ; d’où naissent les arts littéraires, qui sont certainement les plus secrets et les plus détournés de tous ; et d’abord la poésie. Mais nous n’en sommes encore qu’au pur art vocal ; et nous remar­quons qu’il ne décrit rien que les vicissitudes de l’émotion totale. En revanche les inflexions du son, par la hauteur, le timbre, l’articulation, sont innom­brables. Écoutons de loin un orateur ou un disputeur ; ignorons ou bien oublions le sens des mots ; le ton offre encore une variété merveilleuse, qui ne nous dit nullement à quoi pense celui qui parle, mais qui nous dit très bien s’il menace, s’il soupçonne, s’il pardonne, s’il aime, s’il hait, s’il a la foi ou s’il perd courage, s’il a peur ou s’il ose.
La voix est signe de l’alarme, et elle-même alarmé, mais elle ne dessine nullement les actions. C’est par l’oreille que j’imite la voix ; et l’on sait que le sourd de naissance est par cela même muet. Il ne s’agit donc plus ici de danser, c’est-à-dire d’accorder des mouvements à des mouvements. La société des voix, c’est un accord perçu par l’oreille ; et la primitive conversation se réduit à mêler les voix en effaçant les différences. On devine une autre danse, immobile, attentive, guettant de l’oreille les frottements des voix, et cherchant à les atténuer, c’est-à-dire à faire réussir une voix parmi les autres. Une autre société, mais sans parties, car toutes les voix sont absolument ensemble, et il n’y a pas ici de lieu, mais seulement du temps ; tous les signes en un, et ajoutons même tous les signes distincts en un, car telle est la perfection de cette danse. Mais, pour mieux expliquer que l’intérêt se porte tout à ce problème de composer des cris, notons encore ici le caractère proprement tra­gique de la voix, qui, outre qu’elle traduit les émotions, est un signe aussi qui entre sans permission, un signe qui réveille, un signe de nuit. À ce titre elle devait l’emporter sur le geste, et reprendre pour elle tout le langage, comme Darwin l’a montré. De cette ancienne victoire sur le geste, la voix garde quelque chose d’émouvant, même dans le discours ordinaire. Enfin il faut redire maintenant que la voix est perçue par celui qui parle comme elle l’est par les autres ; en quoi elle s’oppose encore au geste. Le parleur fait société avec soi. Formons à présent cette opposition du danseur muet et du chanteur immobile.
À partir de là, il est aisé de mettre en ordre ce qui concerne la musique. Et je distribuerai mon discours en six parties, me réduisant pour chacune, et par nécessité, au plus strict développement. Il s’agit d’orienter vos réflexions, non de les terminer.
Je considèrerai premièrement le son. Le son, par la constance, qui est comme jurée, témoigne directement contre l’émotion et pour le sentiment, toutefois dans l’émotion même, ce qui nourrit le sentiment. Au reste le son ne cesse jamais de revenir au bruit ; cette continuelle victoire fait la beauté du son ; aucun son n’est beau que par une imitation de cette contrariété propre à la vie, et qui toujours altère un peu la justesse. Le son est donc de volonté, mais non pas de volonté disciplinée par l’autre, comme dans la danse ; la volonté est ici aux prises avec le désordre intime, et se témoigne à elle-même qu’elle en triomphe. Un son est beau par lui-même ; il éclate dans la nature, par contraste avec la nature. Il est le signe d’une puissance heureuse. Le chant des oiseaux exprime autre chose, et plutôt les forces cosmiques. C’est un genre de cri qui résulte de la structure ; aussi ne devrait-on point dire que les oiseaux chantent, mais plutôt qu’ils parlent. Il n’y a rien de musical même dans le chant du rossignol. Je dis même que, dans les sons de flûte qui préludent à ce chant, on entend quelque chose qui tombe imperceptiblement selon la pente de la nature. Le son, qui est l’élément du chant humain, sur­monte la nature. Il y a un peu de sublime dans un son qui veut rester semblable à lui-même. Un cri est émouvant, mais d’autre manière.
Deuxièmement, et d’après l’idée même du son, je veux dire quelque chose des passages ou changements. Ici nous trouvons selon les pays, une immense variété ; la voix se porte d’un son à l’autre de mille manières en marquant différents intervalles. Mais d’après ce qui vient d’être dit on peut conjecturer que la musique la plus musicale offrira des changements décidés, c’est-à-dire une différence nette entre deux sons durables et ressemblant à eux-mêmes. Tout autre passage revient au cri. Il est vrai que le son est toujours cri ; mais il est vrai aussi que le chant est une lutte contre le cri. Une de nos idées directrices, c’est qu’il y a des arts parce qu’il y a des passions ; c’est que la beauté est toujours menacée. D’où une variété de chants, et diverses manières de chanter un même chant, selon la circonstance, et selon les dispositions du chanteur ; ces périls sont la substance de la beauté. Ce qui s’entend très bien à l’Opéra, où le cri essaie toujours de reprendre l’empire, par chevrotement, port de voix et incertitude du son, incertitude que l’on peut dire enivrée de soi ; telle est la reprise du son par la nature. Ainsi le tragique ne cesse pas d’être surmonté ; d’où une différence de plus en plus marquée entre la tragédie et l’opéra ; car, autant que la musique l’emporte, cela signifie que la passion se sauve dans le sentiment ; il reste quelque chose de ce mouvement dans la tragédie en vers ; mais dans la simple tragédie en prose, il faut toujours que l’émotion dévore le sentiment. Voici donc la différence entre les extrêmes de la tragédie et de l’opéra. Dans la tragédie le dénouement est simplement une fin ; et la nature y est pour beaucoup, et même pour tout, dès que la poésie fléchit. Dans l’opéra au contraire, et par le son seulement, le dénouement est partout ; j’y entends un bonheur qui menace toujours, si je puis dire, les passions, une vie humaine qui se reprend et qui continue, enfin un sublime ordinaire, qui définit, ou bien le bonheur de vivre, comme dans l’Opéra Italien, au sujet de quoi je vous renvoie à Stendhal, ou bien un bonheur planant sur le malheur même, ce qui est proprement religieux. La messe serait donc le modèle du drame musical ainsi entendu ; et il y a de cette sonorité dans le drame wagnérien. La même idée résulterait des jeux et des solutions harmoniques ; mais, si l’on veut saisir la musique en sa pureté, il vaut mieux ajourner l’harmonie.
En troisième lieu je veux considérer l’équilibre mélodique, toujours nié aussi par ce qu’il reste toujours de mélodrame dans les aventures du cœur. Ici se dessine et se retrouve la forme humaine, c’est-à-dire un régime de mouve­ments compensés qui ramènent au repos. Rousseau a remarqué la ressem­blance entre l’intonation naturelle des passions et la marche de la déclamation musicale. S’élever de plus en plus, par irritation, par emporte­ment, ce qui est s’émouvoir à son propre cri, et puis, par la fatigue, revenir au grave, tel est le sommaire de toute revendication. Mais le propre de la mélodie, comme on le peut entendre en Mozart et en Beethoven, c’est d’échapper à cette contrainte de nature, de ne pas suivre l’emportement, de ne pas attendre la fatigue, mais de régler son langage sur la mise en jeu successive de toutes les cordes possibles, de façon à conduire à l’égal repos de toutes. Ce qui peut se faire aussi en commençant par le grave ; et cela permet de dessiner une variété sans fin de mouvements affectifs, différents par l’ampleur, par la durée, mais toujours plus ou moins régis par une loi de compensation non forcée qui exprime la possession de soi. Ici encore la tragédie ne cesse de lutter contre la musique.
Je dois, en quatrième lieu, traiter sommairement du chœur et de l’har­monie. L’unisson est toujours cherché ; c’est l’effet de l’imitation, et disons simplement de la perception du son ; car il n’y a point de musique pour l’oreille seule ; et, de même que le geste donne un sens aux images des yeux, c’est la voix en nous qui achève le son, et qui dispose enfin tout le corps selon l’oreille, ce qui est sentir le son. Je présuppose ici des analyses assez difficiles, qui vont toutes à fonder la sensation sur le sentiment ; et c’est pour faire entendre que j’ai bien plus de raisons que je n’en dis. L’unisson est donc ce que chacun de nous écoute par le gosier. Mais les sexes et les âges introdui­sent ici une différence, et un autre genre d’unisson, qui est le son à la quinte ; il y a donc dans cet intervalle quelque chose qui est physiologique­ment naturel. Mais pourquoi précisément la quinte ? Ici le physicien nous enseigne, et je vous renvoie à l’acoustique d’Helmholtz. Il y a entre les sons des con­trariétés, des frottements, des battements, qui paraissent plus fortement au voisinage des intervalles justes ; et les intervalles justes sont ceux qui renforcent les sons par la coïncidence des vibrations qui les composent. Ceux qui chantent ensemble ne cessent de chercher l’intervalle juste, ce qui est trouver place et passage à un son parmi des sons. Et l’ensemble des sons ne cesse d’exercer sur les cordes vivantes et sur les cordes d’instruments de légères pressions qui avertissent ; ce n’est peut-être pas l’oreille qui sent d’abord le faux ; mais plutôt le chanteur et le violoniste éprouvent une résis­tance de l’air en vibration qui les conforme selon le chœur ou l’orchestre, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la meilleure résonance, qui n’est autre que le meilleur rendement. S’accorder à d’autres, c’est renforcer le son et non l’effacer ; et l’on comprend comment les sons doux sont l’épreuve de la justesse, car on peut s’enivrer de bruit. Dans un chœur harmonieux, chaque voix est réellement aidée et portée par les autres. Et ici encore l’âme tragique fait revenir l’aigre dispute, et comme des sons prisonniers, qui ne peuvent trouver passage. Mais encore une fois la musique fait entendre son parti pris de résoudre, et de nous relever au-dessus de nos querelles. Je remarque qu’il y a des querelles dans les cloches, et des battements bien sensibles, sans compter que le rythme même y est réglé par la pesanteur, ce qui donne, puis-je dire en passant, une puissante image de la fête et du deuil, puissante image que la cérémonie doit vaincre ; les cloches exigent le chant. Et l’on peut voir par cet exemple, entre tant d’autres, comment nos idées sont inventées premièrement dans les arts, et développées ensuite sous la forme de la religion, avant que nous formions par réflexion l’idée de l’idée.
Cinquièmement je dirai le nécessaire au sujet du ton et de la modulation. Vraisemblablement les intervalles musicaux ne sont réglés strictement que par l’instrument, corde tendue et tuyau sonore. Dès lors, et par le procédé de l’accompagnement, la mélodie et le chœur sont préservés contre la chute naturelle, qui fait changer peu à peu les sons malgré tous les efforts de volonté. Les sons fixes et harmonieux font naître au-dessous d’eux des sons dits résultants, qui ont une existence physique, et qui forment la basse natu­relle. Cette profondeur invariable définit le ton, le changement de ton et la modulation, dès que les sons résultants sont renforcés par quelque instrument. Et le passage d’un ton à un autre offre encore un autre signe des passions surmontées. Car nous modulons en deux sens. Dans le sens descendant, comme de ut à fa, nous modulons en suivant l’harmonie naturelle, qui, par les sons superposés que l’on nomme harmoniques, par exemple le si bémol dans l’ut, le fa naturel dans le sol, nous sollicitent et nous déplacent du ton où nous voulons rester. Le mouvement de modulation inverse, par exemple d’ut en sol, signifie que nous voulons vaincre ce mouvement naturel et nous mettre en position de redescendre au point justement où nous sommes. Telle est la signification du dièse par rapport, au bémol. Je regrette de ne pouvoir déve­lopper assez toutes ces étonnantes inventions. Ces différences sont toujours peu marquées tant que le chant l’emporte sur l’orchestre. Les anciennes musiques et les chants populaires sont remarquables par l’indétermination du ton. Au contraire les musiciens de symphonie tirent de la modulation de nouvelles aventures, et d’autres solutions. Il n’y a point de limites aux hardiesses, car le public se forme, et, en quelque sorte, se rassure contre le bruit ; il arrive à reconnaître la musique dans le bruit ; c’est créer des modèles nouveaux de sentiments ; c’est sauver de nouvelles émotions, et les élever jusqu’à la pensée. Toutefois, et cette dernière formule le montre, la loi musicale, toujours tendue contre la tragédie, ne cède pas pour cela ; la solution est de tous les moments, et éclate encore mieux par l’imminence du bruit ; la solution ne cesse de se montrer en espoir. Toutefois l’orchestre par lui-même, par les timbres rebelles, par les bruits involontaires et volontaires, joue encore un autre jeu, plus près des bruits de nature ; le chant et les chœurs doivent vaincre continuellement l’orchestre.
Sixièmement, et seulement pour vous découvrir un peu l’étendue du présent sujet, je signale les imitations et variations, où je ne sais si je dois voir une loi naturelle du chant. Sûrement la mécanique de l’instrument conduit à des traits préférés, et qui reviennent. Sûrement aussi il y a dans les répétitions une imitation des danses et des cortèges. Et même la répétition architecturale des ornements me paraît prise du spectacle de l’ordre humain. Car, selon la loi musicale pure, rien ne se recommence, et au contraire tout se compense. On pourrait donc dire que, par les répétitions et imitations, la musique est déjà spectacle, et on peut même dire architecture. Toutefois on peut apercevoir dans la musique même des raisons de recommencer ; d’abord par la mécani­que des chœurs qui suppose que chacun apprend et essaie ; mais on peut dire aussi que la continuation des sons, qui fait la musique, est encore affirmée et redoublée par le retour des mêmes changements. Cet essai de refaire la même suite marque encore un effort de volonté contre le tragique, qui est aussi l’irréparable. La ritournelle représenterait donc l’ordinaire de la vie et le retour des communs travaux. Mais il faut mettre un terme à ces remarques aven­tureuses, dans un cours comme celui-ci, où chaque développement doit trouver sa juste part.
De ce qui a été dit, nous pouvons du moins comprendre quelle est la puissance propre de la musique. La musique exprime directement, soit par les combinaisons, consonances et frottements des sons, soit par la suite, le rythme et le mouvement, et toujours par la succession compensée de toutes ces cho­ses, les vicissitudes de notre existence commune ; et moins les crises tragi­ques, car elle les dissout en leur commencement, que l’ordinaire enchaînement de travaux, de fatigues, de colères, de pardons qui emplissent notre temps et s’offrent dans la perspective du souvenir. Quels travaux ? Quelles émotions ? Quelles passions ? Quels sentiments ? De quels objets ? À quelles fins ? Amour, ambition, avarice, jalousie, envie, désespoir ? Espoir, confiance, allégresse, foi ? Foi en quoi ? Foi pourquoi ? C’est ce qu’elle n’exprime pas. La voix y arrivera, et d’abord par la poésie. Mais le propre de la musique, c’est que la voix n’y est que voix, que témoin de nos changements intimes et de nos affections sans paroles. C’est pourquoi la musique, en un sens, a un pouvoir descriptif nul, et, en un sens, un prodigieux pouvoir d’évoquer. Crises et solutions, c’est l’histoire d’une vie, et c’est l’histoire d’une journée. Une journée, ce que Jean-Christophe voulait chanter. Le temps apparaît ici, le temps, qui n’est point dans la danse. La danse est sans mémoire parce qu’elle recommence. La musique est absolument mémoire, peut-être, quoique sans objet. Sentiment du temps réel, du temps plein. Il se peut que l’évocation du temps passé soit par elle-même esthétique. Ce temps, qui nous emmène tous ensemble, nous et toutes les choses, d’un même mouvement imperturbable, c’est le grand objet. Songez au passé, à l’avenir qui sera passé, au sens que nous attachons à des paroles comme celles-ci : « c’est passé ; c’est déjà passé ». Le temps, c’est l’absolue consolation peut-être. Le temps offre ce recul et cette perspective qui font de nos soucis et de nos peines un objet, seulement un objet. Il y a promesse de délivrance, et plus que promesse, dans ce grand voyage qui ne cesse pas, qui recouvre tout, qui nous emmène. C’est ce continuel mouvement qui rend légère la touche du souvenir. Le désespoir veut rester dans le passé ; il ne peut. La revue des souvenirs et l’adieu aux souvenirs, c’est l’équilibre même de la vie. C’est se retirer de soi tout en se reconnaissant. D’où un secret sentiment du sublime dans ce souvenir mar­chant ; c’est déjà le mouvement épique. Nous retrouverons cette idée. Tou­jours est-il que la musique nous fait éprouver que le cours du temps nous apaise, ce que nous ne croyons pas aisément. Et, par ce temps unique et universel, toutes choses paraissent, et la nécessité, mais sans parties, dans leur unité indivisible, et formant une suite de moments. Ainsi la nature des choses est présente et sentie comme telle dans la musique, quoique non représentée ; et ainsi toute ; effet que les tentatives de description ne peuvent qu’affaiblir. La nuit est musicale, on oserait dire par le silence ; mais par cette présence aussi totale, sans distances et sans aucune forme d’objet. La musique est donc cosmique ; et la poésie gardera quelque chose de cette puissance l’évoquer sans décrire.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Septième leçon
(Le 17 décembre 1929)

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Nous voici à la poésie ; et le caractère qui frappe en elle, au sortir de ces arts comme la danse et la musique, qui ne disent mot, c’est le commun langage, celui que j’ai appelé relatif, et par lequel nous décrivons des objets et exprimons des idées. Ce langage peut se rencontrer dans la danse, autant que la danse raconte ; mais il y est accessoire ; il manque dans la musique. Au contraire la poésie est faite de mots ; non pas de cris, mais de mots articulés, assemblés, et qui correspondent à des formes et à des êtres, maison, cheval, lac, mer, promontoire. Qu’est-ce à dire ? Le son, élément musical, est rabattu ici ; le son est assujetti à désigner indirectement ce que le geste ou l’action désigne naturellement. Par la raison darwinienne déjà rappelée plus haut, sans compter beaucoup d’autres, l’homme a parlé son geste ; et, de nouveau destituant le geste et le transformant en écriture, il a écrit sa parole ; l’histoire de tout langage est ici rassemblée. En suite de quoi nous lisons un poème, comme
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