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L’Iliade ou Le Lac, et nous comprenons ce qui est raconté ou décrit. Enfin le poète nous parle, comme nous nous parlons les uns aux autres.
Mais point du tout. Ce n’est que l’apparence. Il est vrai que cette apparence trompe souvent. Voltaire et Chateaubriand ont fait des vers, mais étrangers à la poésie. Et pourquoi ? C’est qu’ils ont mis en vers ce qu’ils avaient d’abord pensé en prose. C’est ingénieux ; cela se fixe dans la mé­moire, cela est didactique ; ce n’est point poésie. La poésie est comme tous les arts, comme la danse, la musique, la peinture ; elle participe premièrement de ce que j’ai appelé le langage absolu. Mais suivons strictement notre série ; la poésie, disions-nous, rassemble danse et musique ; elle est danse en ce qu’elle ramène les gestes et les actions ; mais elle est d’abord musique. Les sons d’un poème forment un appel bien clair, un chant de l’homme. Et ce chant, qui nous dispose et nous meut comme le poète, n’exprime pas plus que ne fait la musique une chose déterminée, mais seulement la forme humaine, animée, redressée, heureuse d’une certaine façon. Ce chant dispose notre corps selon un pas, une allure, une conquête, un départ, un voyage, un retour. Où l’on reconnaît aussitôt la purification musicale, toutefois moins puissante, moins énergiquement gymnastique. Le récitant de poésie n’est pas disposé aussi précisément que le chanteur ; c’est que le rythme, d’abord, est réduit au nom­bre, et la différence entre rythme et nombre paraît principalement en ceci que les silences d’un poème ne sont point comptés rigoureusement. Ce qui n’est qu’épisodique dans la musique, le trille et la cadence, est l’ordinaire dans la poésie. Quant à la loi mélodique, elle se change en une loi de compensation, qui utilise les mots d’usage et les bruits dont ils sont faits, mais qui est encore musicale en ceci qu’elle rétablit une prononciation plus mesurée, moins soumise aux passions, comme on voit par une sorte de mélopée, qui dépend beaucoup du récitant, mais qui cherche toujours le chant dans le bruit ; comme on voit aussi aux syllabes muettes, qui sont comme retrouvées, et aussi expressives alors que sont les silences dans la musique. Enfin la poésie est musique encore par la loi du nombre, multipliée et variée par la strophe ; et surtout par la rime, qui est un moyen, comme on a dit souvent, merveilleu­sement étranger à la raison. La rime est un procédé de musique, mais propre à la poésie ; c’est peut-être par cet écho à distance réglée, et si énergiquement annoncé, que la musique revient le mieux comme musique dans le poème. Car on attend la rime ; et cela, par le jeu réel de l’imagination, ne peut se faire sans que la bouche et tout le corps se préparent et se conforment ; et ainsi toutes les syllabes entre une rime et une autre reçoivent une sorte de sonorité commune, qui n’est peut-être que dans le désir. Cette attente vocale assure la constance de l’émotion, ce qui signifie sentiment. Nous nous souvenons de la rime, et nous espérons la rime. Nous rimons avec nous-mêmes ; et ainsi tous les mots sont de nous ; ils voudraient tous rimer.
Nous devons à présent comparer l’effet de ce langage. considéré seule­ment quant au son, avec l’effet du commun langage dans les mouvements des passions. Nous sommes ainsi bâtis que toutes nos émotions sont des malheurs, par cette loi d’irritation et d’emportement qui les gouverne toutes. Et le lan­gage est, parmi les mouvements, un de ceux qui le plus évidemment exaspè­rent. Parler est une fureur ; cela est éprouvé si seulement l’on parle à un sourd. Enfin tout langage se précipite, s’abrège, devient aigu, rocailleux, mordant ; blessant d’abord celui qui parle. Et telle est sans doute la raison qui tourne en malveillance tout bavardage. Au contraire, le langage poétique, par sa seule vertu de musique, communique une majesté à celui qui récite, une retenue, une puissance sur soi, c’est-à-dire une sorte de bonheur. Quoi que nous puissions dire et quoi que nous puissions apprendre de nos discours, nous ne pourrons pas être tout à fait malheureux. C’est pourquoi la poésie est le langage qui convient pour exprimer le malheur, le seul langage qui puisse porter le malheur. Et considérez comme ces moyens de physiologie ont puis­sance sur nous. Car les paroxysmes de nos sentiments, même les plus étran­gers à l’équilibre et au salut corporels, dépendent pourtant du régime de la respiration, du sang et des muscles. C’est ainsi que, dans l’éloquence, la nécessité d’être entendu transforme les passions. Or la règle de poésie agit encore plus efficacement ; elle dispose mieux encore selon la majesté. Ce refus de subir, qui passe du langage dans les jugements, a quelque chose de sublime. Toutefois nous ne retrouvons pas ici ces solutions, ces guérisons, ces délivrances d’instant en instant qui sont le propre de la musique. Il faut seulement remarquer dans la poésie une opposition constante entre les senti­ments exprimés, qui tendent à nous défaire, et l’exigence du nombre, qui ne fléchit jamais. Nous nous trouvons ainsi en défense contre nos propres drames ; mais le ton de la poésie n’imite pas de si près que celui de la musi­que, ces crises, ces étroits passages, ces courtes victoires qui sont les vicissitudes d’une vie.
En revanche, la poésie, qui est en cela le premier et le plus riche des arts, fait coïncider avec cette puissance balancée et compensée l’expression la plus précise de nos malheurs. La poésie se trouve ainsi bien plus près de nos destins que n’est la musique. Elle raconte, elle se lamente, elle dépeint ; elle apporte avec les mots la terreur et même l’horreur ; elle fait les comptes du désespoir ; rappelez-vous seulement Le Lac, La Tristesse d’olympio, Le Narcisse, Les Nuits. La guerre, dans L’Iliade, montre son vrai visage. Mais la solution est assurée, car nous passons, nous ne pouvons nous arrêter. Nous retrouvons ici, encore mieux assuré, ce mouvement épique, déjà sensible dans la musique. Le mouvement poétique nous emporte ; il nous fait entendre les pas du temps qui jamais ne s’arrête, et qui même, chose à remarquer, jamais ne se hâte. Nous sommes remis au train de tous les hommes et de toutes les choses ; nous rentrons dans la loi universelle ; nous éprouvons la liaison de toutes choses et la nécessité. Nous dépassons le malheur ; nous le laissons derrière nous ; nous sommes déportés irrésistiblement dans un temps neuf, dans un temps où le malheur sera passé. C’est pourquoi une consolation sonne toujours dans le poème. Communément dans nos chagrins nous voulons rester au moment critique, nous nions le temps. Bien pis, nous retournons au temps passé, au temps heureux ; mais, plus savants, nous attendons le malheur. Or le poème nous emmène, et tel est le sens de l’épopée. Comme les héros d’Homère, et de toute guerre, et de tout drame, se guérissent de craindre en marchant au malheur, et même se relèvent par la pensée qu’ils le font tout et à point nommé, on peut dire que tout poème imite cette marche en bon ordre et cette aventure. L’épique est le ton de tout poème. Il n’y a sans doute pas de poésie badine ; ce n’est qu’un jeu. Le thème de la poésie c’est toujours le temps et l’irréparable ; et cela est senti encore dans l’élégie et même dans la contemplation. Horace chante : « Ne cherche pas à savoir, c’est défendu, quelle fin les dieux te gardent... cueille jour après jour. » Dans Le Lac, ce que la sonorité poétique exprime, les mots mêmes le disent : « Ainsi toujours poussés... » Le mouvement épique est doublement assuré. Par ce mouvement est annoncé un avenir de sentiment que nous passerons, dont nous sortirons. Dans la grande épopée, Achille sait qu’il sera tué à son tour ; son cheval, le nez soufflant par terre, le lui annonce. Cette idée paraît souvent que tout sera passé, oublié, effacé, le fossé même et le mur. Contempler cette suite des temps, s’en faire un spectacle, y assister, comme Jupiter sur l’Ida, c’est pro­prement l’état sublime.
Le temps a encore une autre puissance, et, si l’on peut dire, encore une autre dimension ; j’en ai dit quelque chose au sujet de la musique ; mais la musique ne fait pas un sort à nos pensées ; ici, par la résonance du temps, le monde nous est rendu. Car, par cette marche cadencée du temps unique, tous les événements vont du même pas et nous accompagnent. Ici paraît le décor de tout poème, qui n’est autre que le monde en son devenir imperturbable. Notre malheur se trouve mis en place dans cet immense univers, et nous sentons par là que notre sort ne pouvait être autre. Dans L’Iliade, c’est la mêlée, les morts, la poussière, la fureur ; mais le poète parle : « C’était l’heure où le bûcheron prépare son repas dans la haute montagne... » L’en même temps nous saisit. Ces images, innombrables dans Homère, sont à proprement parler les fruits du temps, les pailles au vent, la neige, les flots, ce qui ne peut être autre, ce qu’on ne voudrait pas autre. Ces comparaisons sont bien des ornements, mais qui concourent à régler nos pensées et nos sentiments selon la loi universelle. Il n’y a que la malice, c’est-à-dire la volonté indépendante, qui nous irrite ; ce que nous imaginons avoir pu être autrement, voilà ce qui nous blesse. « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Voilà le cri des passions. Figaro demande : « Hélas ! Pourquoi ces choses et non d’autres ? » Dans tout poème, la nature répond ; et, dans le père des poèmes, elle répond en développant selon la loi le cours de chaque chose. La comparaison homérique est comme une vue du monde des forces aveugles un moment suivie, ce qui nous invite à mieux juger les passions. Il s’y joint la fatigue, la faim, les soirs, les repas, le sommeil des hommes et des dieux. Puissants rappels et invincibles régula­teurs. Je ne crois pas que cet équilibre ait jamais été pleinement retrouvé. Mais dans tout poème de telles images reviennent ; souvent étrangères et impré­vues, mais ce n’est que l’apparence ; toujours de nature, toujours rappelant le monde, que les passions oublient. Et ce n’est pas par la ressemblance qu’elles plaisent, mais par la liaison qu’elles rétablissent entre nos malheurs et le cours des choses, entre le temps de nos épreuves et l’universel temps commun à tous les mondes. En tout poème sont les saisons, les astres, le vent, les fleuves, la mer, les jours.
Tout puissants étrangers, inévitables astres...
En grande compagnie nous faisons ce voyage. Telle est la puissance épique.
Je laisse ici les détails et l’analyse des exemples, qui me feraient oublier l’ensemble de mon sujet. Et je viens a une remarque finale qui éclairera beau­coup l’inspiration, principalement dans les arts les plus cachés. Beaucoup de gens croient qu’une œuvre d’art est la réalisation d’un travail de pensée préalable. Un monument, un tableau ne sont-ils pas conçus et composés d’avance, et l’exécution y est-elle autre chose que la part du métier ? C’est ainsi que l’on lit souvent des formules à tout faire dans le genre de celle-ci : le beau c’est l’idée réalisée, devenue objet. Hegel l’entendait autrement, au sens où la plante qui pousse et fleurit réalise son idée. Il est clair qu’un monument ou un tableau ne poussent pas comme une plante ; mais il faudra pourtant comprendre que la suite de l’exécution dépend beaucoup de ce qui est fait ; et c’est par l’architecte vivant et en action, par le peintre vivant et en action, que la floraison heureuse de l’œuvre est un peu plus qu’une métaphore. Toutefois, dans les analyses d’une œuvre, on donne toujours trop d’importance au projet ou sujet, bien plus aisé à comprendre que cette naissance et croissance propre­ment physiologiques. Et voici une occasion d’éclairer un art par un autre, tout en expliquant un peu le « sans concept » de Kant, et cette « finalité sans représentation de fin », qui rebutent d’abord le lecteur. Le philosophe veut nous faire entendre que ce qui plaît dans l’œuvre d’art c’est une réussite de raison dans une œuvre de nature ; et l’idée est bien facile à manquer ; les artistes eux-mêmes s’y trompent souvent, quand ils méditent au lieu de faire. Or je ne crois pas qu’on puisse se tromper sur l’inspiration poétique tant les mauvais poèmes, qui sont des idées mises en vers, éclairent vivement la question. Ce qui est propre au poète, et ce qui le distingue d’abord de celui qui ajuste de la prose selon le mètre et la rime, c’est qu’au lieu d’aller de l’idée à l’expression, il va, tout au contraire de l’expression à l’idée. Bien loin de chercher ses preuves, ses comparaisons, ses images, en vue d’éclairer ses pensées et de les faire descendre de l’abstrait où elles seraient nées, il ne cesse bien plutôt de tirer des sons de soi comme d’une flûte, dessinant d’avance en ses vers, en ses strophes, en ses sonorités attendues, des mots qu’il ne connaît pas encore, des mots qu’il attend, et qui, après des refus, s’offriront comme à miracle pour accorder le son et le sens. Il faut comprendre qu’ici c’est la nature qui marche la première, et que l’harmonie des vers préexiste à leur sens. Cela ne veut pas dire que le poète n’ait pas du tout de projet ; de même qu’on ne peut dire que l’architecte et le peintre n’aient pas de projet. Par exemple le poète veut raconter quelque drame d’amour, ou la colère d’Achille, ou l’ennui de Narcisse devant sa propre image. Et le poème est toujours conforme au projet pour l’ensemble. Mais cela ne fait nullement que le poème soit beau. Ce qui fait beauté, c’est, tout au contraire, l’imprévu qui naît de la chanson même, du nombre, de la rime. C’est l’image qui surgit de ce bruit de nature, et qui éclaire l’idée autrement que la réflexion ne l’aurait pu faire. Dans les vrais poèmes, ce miracle ne cesse point. C’est de son propre corps, et des mouvements et hasards du corps disposé selon l’harmonie, que le poète fait sortir l’idée, et c’est en cela qu’il est poète. Dans tous les arts, c’est de l’exécution même que naît le beau, et non point du projet. Comme il est évident pour la musique, et peut-être encore plus pour la danse, où il est risible que c’est l’accord même qui finit par dessiner le mouvement : on ne peut inventer une danse sans danser, ni inventer une chanson sans chanter. Les arts sont comme des faits de nature, qui s’accordent avec la raison, disons mieux, qui sont plus raison que la raison. En sorte que tout se passe comme si l’artiste poursuivait une certaine fin ; mais pourtant il ne la connaît qu’après qu’il l’a réalisée, étant lui-même spectateur de son œuvre, et le premier surpris. Ce qu’on nomme le bonheur d’expression signifie cela même.
Je veux regarder encore de près le miracle poétique. Nous tenons l’idée ; ne la lâchons pas. Les autres arts nous réservent, je crois, des difficultés supérieures, peut-être insurmontables. Mais, au sujet de la poésie, nous ne pouvons nous tromper. Pourquoi donc cette rime qui nous attend a-t-elle con­duit à cette image puissante et inattendue ? Pourquoi ce mot, auquel l’écrivain de prose n’aurait jamais pensé, vient-il, au delà de l’espérance, on peut même dire contre toute espérance, achever à la fois le mètre et le sens ? C’est là une grâce de nature, une grâce, dans tous les sens de ce beau mot. Mais il ne faut point non plus mépriser la prose. Remarquons qu’écrire est un travail plein de rencontres. Oui, seulement écrire une lettre. Des milliers de mots sont possibles. Même en choisissant seulement d’après la pensée, il faut encore exercice, patience, et bonheur. Aussi bien pour parler ; je ne puis parler avant de parler ; je me risque, j’écoute, et ordinairement je me comprends ; un mot ne se trouve pourtant pas comme le résultat d’un calcul ; il n’y a point de règles. Il faut être Pythie d’abord. Il faut se fier au langage. Or ce bonheur d’expression, si bien nommé, c’est cela qui conduit le poète. C’est ainsi, en cherchant les mots selon la mesure, l’harmonie, et la rime, c’est ainsi qu’il découvre sa pensée. Non pas toute, mais cette partie de sa pensée qui est belle. Or en cette recherche qui va de bas en haut, en cette recherche où l’homme positif dirait qu’il faut parier contre le succès, sur quoi compte le poète ? Il compte sur l’ancienne voix, sur le voix absolue, qui exprimait la situation humaine, et de cette manière toutes choses. Cette voix absolue est maintenant méconnaissable dans maison, soldat, cheval, conférence, chaise ; non pas tout à fait dans fat, galop, murmure. Et la sensibilité propre au poète est sans doute d’entendre encore l’ancien cri dans la parole, et de soupçonner un rapport caché entre le son et le sens, d’après quoi une harmonie réelle de paroles, selon la forme du corps humain, devrait toujours faire un sens ; enfin retrouver le naturel du langage parlé ; retrouver le vrai parler, c’est-à-dire les affinités entre les sons, les formes et les idées. Ce que nous appelons le style plat est ce qui fait oublier tout à fait l’harmonie du corps et de l’esprit ; le son, ni la forme de la bouche, ne concourent plus à penser. Au rebours le poète ne cesse de réconcilier la nature et l’esprit. Et selon moi c’est le poète qui est le plus ancien penseur. Car l’extravagance guette celui qui cherche le vrai par le haut, par la logique ; c’est chercher un vrai qui ne serait pas beau. Platon a réfléchi sur Homère ; et en tout temps c’est le poète qui refait l’idée naturelle, celle qui sort du chant même. Langage de présence humaine ; langage absolu première­ment. Mais non sans un ferme espoir, et magnifiquement couronné, d’élever toute l’idée sur cet émouvant signal. Pour finir, comparez encore la poésie et la musique. La musique dessine des sentiments vrais, mais les sépare de l’autre langage. La poésie, par les sentiments vrais, dessine le monde, les dieux, et jusqu’aux idées. Nous sentons qu’il ne peut y avoir d’erreur dans un beau poème ; et c’est ainsi, selon notre nature terrestre, qu’il faut que le goût précède le jugement. Mais cette grande idée, que le génie de Kant a mise en doctrine, est bien loin de notre algébrique méthode d’avoir raison. Les arts seraient la première pensée ; et les belles-lettres enfermeraient le secret des sciences. Chacun éprouve ici quelque chose qui est vrai sans preuves. Et c’est une idée que nous retrouverons ; car nous aurons à comprendre que les mythes sont des idées à l’état naissant. On dit un chant juste, et cet exemple, entre mille, montre comment le langage nous apporte l’idée. La vérité de l’homme par l’harmonie en l’homme, telle est la leçon de la poésie, leçon que les sages ont développée à partir de la terre. Et convenons que le mot culture est encore un prodigieux mot.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Huitième leçon
(Le 7 janvier 1930)

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Je vais traiter maintenant des arts du spectacle, qui, selon mon opinion, marquent un moment remarquable dans la série des beaux-arts. Ici se montre une sorte de ruse, qui n’est point du tout dans la danse, ni dans le chant, ni dans le poème, et que le terme de comédie exprime sous tous ses aspects, même tragiques. En ces trois arts que nous avons décrits, et qu’il faut nommer les arts naïfs, le dehors traduit le dedans ; ce sont des sentiments intimes qui s’expriment en même temps qu’ils se règlent et se modèrent. Aussi l’on ne danse point et l’on ne chante point tant pour les autres que pour soi. Nous sommes bien loin des ruses du théâtre, où il est bien convenu qu’il n’y a point de dedans, où un acteur s’efforce de me faire croire qu’il est Auguste ou Mithridate ou Othello, et en même temps m’avertit de ne le point trop croire. Mais avant d’en venir à analyser les malices du régisseur de la scène, il faut, selon l’ordre, toucher d’abord à un problème assez neuf, et traiter des fêtes, cortèges et cérémonies.
Il n’y a peut-être que les enfants qui sentent bien l’esprit de la fête. Dès le matin les bruits sont autres ; les voix autres. L’attitude, le costume, les travaux ménagers, tout annonce la fête. Et la fête consiste dans ces signes mêmes qui l’annoncent. La fête est premièrement un échange de signes qui se suffisent à eux-mêmes. Signes absolus. Du moment qu’on répond au signe par le signe, on a compris. On a compris quoi ? Qu’on a compris. Ce qui compte ici, comme dans la danse, avec plus de liberté, avec une perception plus étendue et plus libre, c’est la présence du semblable, le jeu aisé de la ressemblance, la perception facile du semblable, la reconnaissance. Ce genre de signe porte tous les autres ; ce langage absolu est le soutien de tout langage. Et peut-être l’homme n’a-t-il jamais compris l’homme que dans l’effervescence, comme nos sociologues l’ont entrevu ; mais ils n’ont point saisi l’idée aux racines ; il ne leur a manqué que d’aller chercher la théorie du langage dans Auguste Comte, qu’ils disent leur maître.
Il me semble donc que cet accord, si vivement senti par une attente com­blée, par une préparation continuelle et une confiance fortifiée, est ce qu’il y a d’esthétique dans une fête. Que l’on célèbre une victoire, une paix, ou quelque illustre mémoire, cela concerne l’intelligence ; cela appartient à ce que j’ai nommé le langage relatif. Ce qui fait beauté, c’est ce qui est commun à toutes les fêtes, quelle qu’en soit l’occasion ; c’est la présence de la foule à elle-même. Il n’y a pas encore ici de spectacle, à proprement parler ; il y en a toutefois un peu plus que dans la danse, car l’idée de jouir du spectacle apparaît déjà. Ce premier moment est le spectacle diffus, car chacun est acteur et spectateur. La division, qui est réflexion, ne tarde pas à se produire par l’effet d’une étonnante dialectique, qui développe irrésistiblement une situa­tion humaine. Dans le cortège et dans la cérémonie, la foule s’organise et se présente en quelque façon à elle-même. Et en même temps dans le cortège se fait la séparation de l’acteur et du spectateur, qui est la suite naturelle de la fête. Certainement il y a de la beauté dans les processions, dans les défilés des corps constitués, dans les parades militaires. C’est le seul art populaire peut-être. Je signale en passant le feu d’artifice, remarquable en ce sens qu’il rassemble tous les signaux éclatants de la fête, et invente un ciel tout humain et des météores au commandement. Ce développement est à joindre aux célèbres
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