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Sartor Resartus de Carlyle esquisse une philosophie du costume qui n’est pas sans portée ; considérant fonctions et insignes comme un système suffisant, il voudrait mouvoir politiquement des costumes vides ; cette ironie éclaire une idée. Il nous est déjà connu que le costume fait beaucoup dans la majesté, et sans doute aussi dans les pensées ; car peut-on former une pensée sans un espace de majesté ? Imaginez seulement un roi assez déguisé et changé pour ne pouvoir être reconnu ; le respect ne lui arrive plus en signes pressés ; on ne lui fait plus place. Saisissez-vous la différence dans la manière d’entrer, de fendre la foule ? Son regard en sera changé, et son visage, et sa démarche, et ses idées aussi. Un marmiton ne saurait pas former des idées de roi ; toutefois il forme des idées de marmiton ; c’est qu’il y a aussi une majesté des marmitons. C’est assez rappeler la puissante réaction du costume sur l’homme. Il faut maintenant analyser le costume de cérémonie ; et permettez encore ici la méthode scolastique de diviser en trois. Ce nombre, qui appartient à la doctri­ne de l’ordre, marque peut-être l’étendue de l’esprit, et le champ de manœu­vres qui lui convient. Comme signe de fonction ou comme insigne, comme parure, et comme modérateur, c’est ainsi que nous examinerons le costume de cérémonie. Insigne ou marque de dignité, c’est insigne de puissance au repos. Il suffit donc de rappeler ce qui a été dit des signes d’autorité et de recon­naissance dans le combat. Tous ces signes et toutes ces armes parlantes passent naturellement dans la cérémonie. La cause n’en est pas difficile à découvrir, par la prééminence de la fonction militaire. Quelques ressources qu’ait un homme, le besoin de sommeil le remet à l’enfance. L’essentielle fonction de société, c’est la garde de nuit. Nuit, reine des villes. Ici nécessité de l’ordre, du veilleur, de la relève, d’où dérive l’organisation militaire, qui ne changera jamais. Poste, ronde, sentinelles, mot de passe, ce sont les alentours du sommeil. Et la nuit est le moment de la terreur, autant par les songes que par l’attention sans objet. Rassemblant ces trois fonctions principales : garder, instruire, nourrir, on aperçoit que la fonction des métiers et échanges n’est que la troisième. Car la fonction d’enseigner, ou d’expliquer, ce qui est rassurer, se rapporte encore à la terreur, puisqu’elle réduit les dangers imaginaires. Mais elle n’est pourtant que la seconde, car les dangers imaginaires sont prompte­ment effacés par les dangers réels, les hommes, les bêtes, le feu, l’eau. Cet ordre des besoins expliquerait la politique.
Nous en tenant aux signes, nous devons penser que tous les insignes ont gardé beaucoup du combat, et que leur style propre, masse résistante et relief rabattu, s’est étendu à tous les ornements du costume, et même à tous les ornements, de meubles et d’édifices. La fleur de lis héraldique en donne un exemple suffisant. Et cette règle sévère, par la médaille et le bas-relief, s’est étendue, semble-t-il, jusqu’à la sculpture. Cette loi du massif, du rassemblé, du simplifié, domine tous les arts du relief, et explique quelques-unes des conditions du style. Loi du bouclier d’Achille, loi de la masse d’armes et du pommeau d’épée. Nous retrouverons cette idée.
Considéré comme parure, le costume de cérémonie a encore d’autres rè­gles, qui visent toutes à une même fin, dissimuler les effets de l’âge, ou, si vous voulez, la maladie du roi. Je distingue ici deux moyens que je rassemble sous ces deux titres, la Perruque, la Voilette.
Est perruque tout ce qui efface la différence des âges en vieillissant les jeunes. Poudre sur les cheveux, rouge, noir aux yeux, crinoline, cols montants, c’est toujours perruque. Effet de mode, mais plus précisément politesse aux vieillards. C’est une des raisons qui font que le costume de cérémonie a souvent ampleur et raideur ; il y en a d’autres. Tenons compte ici, sans déve­lopper ce chapitre des perruques, de deux ambitions complices. Car l’âge voudrait l’apparence de la jeunesse, et la jeunesse essaie de se faire vieille, et de gagner sur le temps.
Les voilettes dissimulent autrement les effets de l’âge, par une sorte de piège aux yeux, qui les fixe et les met au point de façon à brouiller un peu l’image des rides et de la peau rugueuse. On connaît les effets des grilles sur les paysages ; l’œil s’accommode sur la grille, et les masses sont simplifiées. Tel est l’effet des voilettes et aussi des diamants et perles, qui, toujours avancés sur les points vulnérables, agissent en déplaçant l’attention, mais physiologiquement, de façon à fondre et adoucir les contours du visage et des mains. Les mouches sont du même ordre, et les chapeaux aussi, qui portent une ombre favorable. Toutefois il arrive, et les chapeaux de l’an dernier nous en donnent un exemple, que l’insolente jeunesse impose pour un temps la franchise et le jour cru qui lui conviennent ; mais cela n’est point de céré­monie.
Enfin, comme modérateur, le costume de cérémonie empêche les mouve­ments improvisés, qui sont des signes perturbateurs. Considérés sous cet aspect, les ornements de cérémonie sont tout le contraire des armes et des costumes de combat. Que peut faire un roi qui porte couronne, sceptre, globe, et manteau à queue ? Nous avons appris de nouveau, par une cruelle expérience, la guerre, qu’un roi qui ne peut improviser et qui se défie de ses mouvements serait déjà un roi passable. Ces ornements-ci sont des sonnettes au bonnet, comme sur ce mannequin qui exerçait les voleurs, dans je ne sais quel roman. D’où aussi la chape ecclésiastique, manteau de vêpres, contre l’idée de s’ennuyer. D’où la mitre et la crosse. La complication d’une coiffure occupe toute l’âme. L’enfant frisé est sage déjà par les bigoudis. Tout ce qui est pendeloque agit peut-être encore d’autre manière, en rendant sensibles les moindres mouvements, soit à celui qui porte ce genre de sonnettes, soit à celui qui l’observe, par une rupture de l’équilibre pendulaire. « Regardez ses mains », dit un personnage de Stendhal. Et certainement les diamants multi­plient le tremblement des mains. Mais les pendeloques avertissent mieux. Ici paraît la pesanteur comme loi du costume, et c’est par là qu’il y aurait de l’architecture dans ces arts mineurs dont nous traitons. Toutefois cette idée, qui semble ici un peu subtile, va se trouver mieux en lumière et en valeur dans l’étude du costume de scène.
Le propre du spectacle, tragédie ou ballet, quant à la présence du corps humain, c’est que les mouvements humains, agissant comme signes absolus, entretiennent et modifient le fond d’émotion, toujours de corps et d’imitation, sur lequel se dessineront les passions et les sentiments ; car il leur faut un corps, et cela n’est point une métaphore.
Afin de ne pas surcharger l’analyse, je réserve la question de savoir pour­quoi le corps humain se cache. Ce problème périlleux viendra plus à propos, je crois, quand nous traiterons de sculpture, peinture et dessin. Je prends pour accordé que le corps humain n’est pas un spectacle. Et il est clair que l’effet du vêtement est de ramener l’attention sur le visage, sur le haut du corps, sur les mains, c’est-à-dire sur les signes de la pensée et des passions riches. J’ai expliqué d’avance cette métaphore en m’aidant de Platon. Au reste on peut prendre comme règle d’humanité que les signes de la faiblesse et du besoin doivent être rabattus. Mais, quel que soit l’empire des cérémonies, nous n’en sommes pas moins soumis à cette condition, que l’émotion, entendez cor­porelle et liée aux sources vitales, est la matière des sentiments sublimes. Et quoique la société tente de se fonder principalement sur des pensées, il reste vrai que la sympathie suppose premièrement une contagion, d’après les mouvements humains perçus. C’est une manière de rappeler que l’inférieur porte le supérieur. Le costume de scène a donc pour fin à la fois de dissimuler le corps humain et d’en rendre sensibles les moindres mouvements ; l’orne­ment sera donc comme un indicateur des mouvements. Et nous retrouvons ici, mais en meilleure place, à propos du drapé et des plis, ce que je disais des pendeloques et de la pesanteur, c’est-à-dire de la loi architecturale du costu­me. Il faut qu’il y ait, dans les parties principales du vêtement, un équilibre de pesanteur, ou pendulaire, aisément troublé, mais toujours retrouvé, et très sensible au regard. Tel est le secret de ces draperies à plis, si émouvantes encore dans un fragment de statue antique. Et remarquez que les plis et le drapé sont un thème d’ornement que l’on retrouve dans l’architecture, la sculpture, la peinture. Signe humain de première importance, et qui dicte les conditions d’une beauté certainement architecturale. Il est bien remarquable que nos étalagistes, qui, avec une prodigieuse dépense de lumière et de couleur, manquent si souvent le beau, il est remarquable que ces mêmes hom­mes nous arrêtent, sans y penser beaucoup, par des effets de plis retombants, dessinés par la pesanteur. Où paraît à la fois le geste humain qui relève, et la pesanteur infatigable, qui reprend les effets, et aussitôt les range aux lois naturelles. Signe interposé, derrière lequel on devine aussitôt l’homme et la présence de l’homme. L’esprit dans la nature, ce n’est pas trop dire ; car l’inexorable loi de pesanteur est rigoureusement et clairement dessinée en ces courbes d’étoffe qui cherchent le plus bas. Mais quelle est ici la règle ? C’est ce que le mouvement, considéré comme spectacle, nous fait entendre. Car il faut que la draperie change par nos mouvements, mais efface aussi le mouve­ment précédent, et nous prépare à percevoir le suivant. D’abord des plis, parce que ces tracés d’ombre et de lumière frémissent au moindre mouvement, au moindre changement d’attitude, à la plus légère atteinte de l’émotion ; et puis des plis libres, c’est-à-dire qui reviennent aussitôt à la position de nature, selon laquelle, comme disent les physiciens, tous les travaux sont faits. Donc la forme du rideau, autant que le corps humain le permet, comme variété, les plis relevés, mais toujours selon la chute autant que selon la forme. La fluidité de ces effets dépend de la souplesse de l’étoffe en même temps que de l’ampleur des courbes ; mais il est clair qu’il y a un degré de resserrement où l’étoffe est rigide en ses plis, et fait bouillonné ; les plis se meuvent d’une pièce et ne tombent plus. Le bouillonné, ou le chou, est l’ennemi de la cou­ture, et de tous les genres de draperie. Les génies de la couture interrogent le fil à plomb non moins constamment que ne font les maçons. Par opposition aux plis libres de la toge et du péplum, modèles sculptés par la nature, et auxquels on revient toujours, on se fait une idée de ce que c’est que le mauvais pli, marque d’habitude, de travail, d’usure ; ce n’est que la persis­tance du mouvement dans le repos. Aussi dit-on très bien d’un habit qu’il est fatigué. D’où l’on pourrait expliquer pourquoi le veston et le pantalon sont le péril du sculpteur.
Il est difficile de pousser plus loin l’analyse. Mais il faut pourtant se risquer, si l’on veut que la pensée ne reste pas inerte devant l’énigme du beau ; c’est mutiler par le haut l’heureuse liberté de l’admiration. On pourrait dire, par exemple, que notre vêtement masculin tient trop au corps, et qu’ainsi il n’exprime que la lutte abstraite et l’industrie, c’est-à-dire une pensée séparée. Au contraire la draperie, toujours exprimant la pesanteur, qui est notre cons­tante ennemie, représenterait par un symbole clair le milieu de nature dans lequel nous nous mouvons toujours, et qui toujours nous reprend et nous enveloppe selon sa loi. Sillage, si l’on veut, sillage retombant de nos actions, les plis de la toge ou du peplum nous lieraient visiblement au monde et à la nécessité. Par cette nuance, on comprendrait que ces draperies conviennent mieux à la tragédie, puisqu’elles figurent l’empire des forces extérieures, qui ne cèdent que pour revenir ; au lieu que l’acteur comique peut être serré et leste, car il représente plutôt les effets de notre propre sottise, sans aucun destin extérieur. On pardonnera un peu de subtilité dans un sujet assez neuf ; et cela peut toujours jeter la réflexion dans des chemins non encore explorés.
Ici je veux terminer ce qui concerne le costume. La liaison entre cet art auxiliaire et l’art principal qui est l’architecture, se fait par le meuble. Et le meuble est aussi un objet de choix pour la recherche esthétique. Il n’y a peut-être point d’art où les règles du style apparaissent plus clairement. Il faut dire aussi que le goût de chacun, et surtout le goût des marchands, aiguisé par le métier et l’appât du gain. s’exerce chaque jour là-dessus. Toutefois je me bornerai à quelques remarques, car les arts majeurs exigent attention et nous appellent. Ce qui caractérise les meubles, et à quoi nous conduit la draperie immobile, c’est qu’ils représentent la forme humaine absente ; au reste il se peut que la puissance de l’architecture vienne aussi pour une bonne part de cette même attente, mais plus solennelle par un vide plus grand. Toujours est-il que des fauteuils font déjà société, et font même une certaine société selon leur style. L’Empire est debout ; le Louis XIII est assis et maître chez soi. On peut considérer les meubles comme signes de richesse et de puissance ; armoiries, coûteuses sculptures, précieuse matière ; et l’on retrouverait ici aisément les règles de l’ornement, déjà esquissées. On peut considérer les meubles comme annonce de sécurité et de repos ; d’où l’on définirait l’art de l’intérieur par la forme humaine sauvée, et enfin l’empire de la femme, par opposition aux œuvres du mâle aventureux. Enfin l’on peut prendre les meubles comme redresseurs, c’est-à-dire comme réglant la cérémonie (pensez au tabouret et au pliant ou ployant dans Saint-Simon), comme réglant, plus près de nous, l’attitude, les gestes, les pensées, en un mot comme des rappels de politesse. Les meubles sont encore des costumes, qui règlent notre repos. Mais il faut que je me prive de développements faciles.
Par opposition aux meubles, qui sont l’intérieur proche de nos demeures, voici paraître l’architecture, bien moins docile, et premièrement soumise non pas tant à la forme humaine qu’aux forces inhumaines, pesanteur, vent, pluie, soleil ; représentant cette fois, par la masse et les travaux accumulés, notre continuelle lutte, et la présence du monde, dont la draperie retombante n’était qu’un symbole presque sans corps. Et toutefois nous avons trouvé du sérieux dans la draperie ; à plus forte raison dans ces abris massifs qui conservent si bien leur forme, et qui annoncent cela même par tant de signes.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Douzième leçon
(Le 4 février 1930)

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Il s’agit maintenant de l’architecture, grand et redoutable sujet. Michel-Ange disait qu’il manque quelque chose à l’artiste, soit de sculpture, soit de peinture, qui n’a pas pratiqué l’architecture. Pensée profonde et opaque. Aussi ne vais-je pas chercher aujourd’hui quel est l’ordre dialectiquement le meilleur, mais bien plutôt attaquer la difficulté elle-même. Quelle est-elle ?
C’est que nous entrons maintenant dans les arts qui sont séparés du corps humain, et dont vraisemblablement l’architecture sera le modèle, par ce caractère nouveau, à savoir qu’elle est inhumaine. Je lance cette idée en avant. Et pourtant mon passage était bien préparé, et fondé au contraire sur ceci que l’architecture est ce qui reste de l’homme, de la danse, de la cérémonie quand l’homme est retourné à ses travaux ordinaires. Les arènes, représentez-vous ce contraste ; la foule assise et bruyante, les yeux sur la piste, et puis le désert, le silence, et la lune éclairant cette montagne circulaire, ce cratère éteint. Que la forme humaine y soit par le creux, c’est évident. Les arènes portent l’emprein­te de la foule assise et attentive, comme une maison porte intérieurement l’empreinte de l’homme, dans la porte, dans l’escalier, dans le pilier poli, sans compter les meubles. Mais quel meuble que le cirque ! Immobile autant que les montagnes, et qui fait dire premièrement ce que Hegel disait des monta­gnes : « C’est ainsi ». C’est que l’architecture n’est pas seulement, même dans la maison, à là mesure de l’homme ; elle est à la mesure des éléments, comme on voit par le toit et les gouttières ; à la mesure surtout de notre ennemie et amie, la pesanteur. L’architecture est fondée dans la nature, et selon la nature ; elle est comme une seconde nature, plus solide, plus fidèle, mieux déterminée. Elle s’annonce fidèle ; l’homme s’y enferme et s’y réfugie comme dans une chose faite pour lui ; mais plus forte que lui, il le faut. Il s’y abrite, il s’y soumet, il s’y enferme ; il s’en effraye aussi et il s’en retire. Tel est le monument. C’est un objet par excellence résistant, le plus résistant sur cette terre ; résistant aux forces, mais résistant aussi à l’homme, lui imposant désormais son contour, son chemin, sa porte, son ombre. Image de puissance humaine, certes, mais de puissance qui s’est elle-même liée. Comme il apparaît dans le Château Fort, fort pour l’homme et contre l’homme. Tout monument barre une route, et détourne. La puissance humaine s’étonne d’elle-même, et de cette accumulation de travaux. L’homme se sent petit ; petit et grand. Tel est le premier sentiment, et qui ne s’épuise point. Le monument est un témoignage de ce que peut le travail humain, par la coordination des efforts et le lent travail des machines simples. Ce caractère, qui tient à la masse, au poids, au solide de la matière, est certainement le plus important. Remarquez que le fini et le poli, la jointure invisible, ce qu’on admire dans les bijoux et les meubles, n’importe nullement ici ; on dirait même que l’architecture refuse cette apparence ; car il semble que le grain des pierres, leur forme et leurs joints, que tout cela fait ornement. L’enduit, qui dissimule les travaux, est un moyen méprisé. Les pierres seulement taillées selon des verticales et des horizontales, les jointures contrariées, sans aucun ciment ; le tout stable par le poids même, et si différent de ce qu’on voit dans les rochers et les falaises, voilà le plus fort témoignage. Et, en suivant cette idée, on comprend aisément ce qui fait que les ruines sont belles ; c’est que, tout vain ornement étant alors rabattu, et l’attaque des forces étant marquée par mille cicatrices, néanmoins la masse résiste encore et ne se défait point ; elle s’usera à son poste et grain à grain. C’est pourquoi sans doute l’antiquité est directement vénérable ; elle prouve elle-même sa puissance ; elle atteste une longue lutte contre la nature, et par la nature même. « L’homme, dit Bacon, ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ». Épigraphe de tout monument. Il ne s’agit plus maintenant de la maîtrise sur soi, qui jusqu’ici fut notre sujet principal, mais d’une autre maîtrise, figurée selon la force de l’adversaire. Signe invincible comme la nature même, tel est le monument. Durable ; conduisant, dominant, repoussant l’homme qui l’a bâti. C’est ici la première apparition d’un sentiment fort qui explique au moins une partie de la religion. L’bomme admire son œuvre ; il la juge démesurée ; il y trouve un mystérieux pouvoir qu’il n’y a point mis. Ce sentiment est donné aussi par une vue de Paris ou de Lyon. Une ville, dans son tout, a le caractère architectural. Tout y est nature, par la pierre et par la pesanteur ; nature mieux liée, plus évidemment puissante ; autre nature aussi, qui porte partout la marque de l’homme.
Ici il faut regarder de près. La marque de l’homme et la marque de la nature sont ensemble. Une loi invincible, et qu’en même temps l’esprit recon­naît. Tel est le sens de la forme architecturale. Bien simple ; et nous devons la nettoyer de tout ornement ; elle n’a pas besoin d’ornement. La colonne est aisée à lire, comme machine à supporter. L’ogive n’est pas une courbe compliquée ; la branche de l’arbre dans la haute futaie nous la dessine. Mais il y a plus simple. La voûte circulaire, le cintre, est l’image d’une idée, le cercle, que les anciens reconnaissaient divine, et qui, toute simple et claire, ouvre pourtant des profondeurs sans fin. Le nombre Pi est une sorte d’énigme dans nos formules. Or ce tout simple cercle est encore la plus pure forme et la plus belle. Un aqueduc est admiré. Et toutefois on comprendrait seulement à demi si l’on réduisait le plaisir esthétique à une contemplation de géomètre qui retrouverait ainsi une de ses grandes pensées. Un cercle par lui-même n’est pas beau ; un dessin d’aqueduc ou d’arc de triomphe est encore bien loin de la majesté du monument ; c’est qu’il y manque la masse, et cet autre aspect de nature inhumaine. Et ces deux caractères, l’idée et la masse, ensemble font le beau. Ensemble, entendez qu’il ne faut pas que la forme circulaire soit cherchée, comme un ornement rappelant nos plus claires pensées ; il faut que cette forme se présente d’elle-même dès qu’on veut réserver passage sans rompre la masse. Or il n’y a point de solution plus durable que le cintre, et où la nature soit plus évidemment vaincue par elle-même. Plus vous chargez la voûte, plus vous assurez cette forme. La nature elle-même nous la dicte en ses grottes naturelles ; mais elle est bien mieux marquée par ces lourdes pierres, et séparées, taillées selon des plans, et encastrées selon leur forme ; ainsi ne cessant de tomber, et, par cela même, ne pouvant tomber. Preuve admirable de ceci, que la courbe, cette fille de l’esprit, et qui naît de la droite et de l’angle, est aussi fille de nature, et en quelque sorte respectée par la nature. Aussi le grain des pierres, les joints sans enduit, les marques mêmes du temps dans un vieil aqueduc, font que le demi-cercle est alors autre chose que la faible annonce ou le rappel d’une idée humaine, et bien plutôt l’arc d’alliance ; ce qu’est aussi l’arc-en-ciel, mais fondé sur des forces moins redoutables et moins continuellement senties. L’arche d’alliance, c’est le cintre de pierres massives, et qui témoigne par sa durée. De quoi ? De ceci que la loi géomé­trique, si plaisante à l’esprit, si évidemment convenante à l’homme, est aussi loi de nature. Voilà une sorte de révélation, dans le sens plein du mot, et c’est peut-être la seule. Le monument prouverait le dieu.
Ce qui a paru de l’esthétique, ce qui s’est trouvé ressortir de l’étude des premiers arts, c’était l’idée, comme j’ai assez dit, d’une purgation ou purifica­tion des passions. Certes ce caractère ne manque pas dans l’archi­tecture ; car, outre qu’elle nous rappelle notre puissance et la puissance de notre espèce, elle est aussi comme un costume qui sait nous disposer et nous mouvoir humainement. Cela sera dit. Mais il fallait rendre compte d’abord de la masse, et de ces formes dont on ne se lasse point, et qui ne plaisent que jointes à la masse. Et cette recherche fait ressortir un caractère du beau qui certes ne manquait pas dans la musique, ni dans la poésie, c’est l’accord de la nature et de l’esprit, non pas dans une fragile preuve, mais dans un objet. Notre vie est une continuelle lutte, soit contre notre propre nature, qui soutient l’imagina­tion et les passions, soit contre la nature des choses, qui ne nous est pas clémente. Et le propre du beau, dans les œuvres immédiates dont le corps humain est la matière, comme la musique et la poésie, c’est que, loin d’être une création de l’esprit et selon l’esprit, le beau est au contraire une rencontre de la nature où l’esprit reconnaît son bien. Helmholtz retrouvait les lois de la physique, en même temps que celles des nombres, dans l’harmonie de Mozart, évidemment aussi naturelle à Mozart que le chant de l’oiseau est à l’oiseau. En ces belles rencontres, qui sont les vrais miracles, se réconcilient le haut et le bas de l’homme, par la révélation d’une nature amie et secourable, non pas mauvaise, mais meilleure que l’homme, meilleure pour lui qu’il ne serait pour lui-même par toute sa prudence.
Or ce caractère est celui qui paraît le premier dans l’architecture ; et non point par la nature proche, qui est celle de notre corps, mais par la nature ennemie, la plus ennemie, par la pesanteur, la masse, la dureté. Cette matière des rochers nous est étrangère, et nous heurte sans égards. Or il arrive que nos tas de pierre font des pyramides ; mais le cintre est le vrai miracle, celui qu’on ne se lasse point de lire dans l’arche d’un pont. Forme connue et trop explorée, si l’on se borne au projet ; forme merveilleuse, si elle se montre comme la meilleure et la plus sûre en une nature si évidemment plus forte que nous, et sans aucune pitié de nous. C’est pourquoi il faut dire que la sincérité est le premier trait de l’architecture. Aucun semblant n’y est reçu, ni aucun trompe l’œil. Comme on voit par le ridicule de ces décors d’exposition, où la pierre est imitée par la toile, le carton et le plâtre. Ces choses font des ruines laides. Et pourtant elles offrent des formes aimées, colonnes, entablements, frontons, voûtes. Oui. Mais formes qui ne sont aimées qu’autant : qu’elles disent sans aucun mensonge que la nature les confirme, et que la puissance inhumaine y trouve ses bornes.
Ici donc, en ce moment de nos recherches, et par l’autorité de l’architec­ture, c’est la matière étrangère, la matière rebelle, qui porte l’œuvre. Dans la danse, le costume, la cérémonie, le spectacle, tout vit par la présence de l’homme et par le mouvement de l’homme. Au contraire, dans les arts qui paraissent maintenant, c’est l’immobile qui est le plus frappant attribut. L’homme ne joue plus dans son œuvre ; il tourne autour ; il est spectateur. L’exécution fait passer la forme dans le domaine de l’irréparable. La matière se dispose selon ses propres lois, d’équilibre, de résistance, de durée. Ce grain, ce rugueux, ces fibres de la matière contrarient la forme, et en même temps l’affirment. La forme est comme rompue, et non pas moins belle en cela, mais au contraire plus belle. On en peut trouver des exemples en des arts qui sont maintenant dépassés, au point où nous en sommes. Une dentelle, en soumettant la forme aux nécessités du tissu, souvent la sauve. Une grecque brodée sur un vêtement est plus belle par l’exécution, plus belle encore par les plis qui la dérobent. Le point de tapisserie ne peut suivre les courbes ; d’où les ornements reçoivent une sorte de style. On ne gagnerait rien à dissimuler les joints des carreaux de faïence, qui font un dessin par leur assemblage. Des arts qui tiennent à l’architecture, comme le vitrail et la mosaïque, donneraient lieu à des remarques du même genre. En tous les ornements sculptés, soit dans le bois, soit dans la pierre, la matière refuse évidemment certains reliefs ; la forme d’une rose, par exemple, est alors beaucoup changée. Ces lois du style, chose étrange, portent la marque de l’ouvrier non moins que celle de l’artiste. Ces lois se retrouvent les mêmes dans la sculpture et dans la peinture, où souvent elles étonnent en subordonnant la ressemblance à des conditions supérieures. Nous devons commencer à comprendre maintenant qu’une forme n’est pas belle par elle-même, mais par une sorte de lutte, et par les marques de l’existence, qui ne sont point du tout les marques de l’idée. Un moulage n’est point beau ; il faut que la forme soit martelée, burinée, creusée, cons­truite. C’est qu’alors la matière, objet de nos travaux, et façonnée selon la nécessité, arrive pourtant à revêtir une forme que l’esprit reconnaît. On dit vulgairement que l’on tient compte, alors, de la difficulté vaincue ; et c’est vrai ; mais ce n’est pas ce que l’on raconte de la difficulté qui importe ; ce qui nous plaît dans l’œuvre d’art, c’est la visible et difficile incorporation de la forme. Nous l’aimons altérée et encore reconnaissable, parce qu’elle est nature. Ce triomphe de l’artisan, qui fait que l’exécution dépasse toujours le projet, n’est nulle part aussi marqué que dans l’architecture, où c’est le procédé du maçon qui impose telle forme géométrique. Le contrefort, en nos cathédrales, fait ornement. Et au contraire, si la forme est cherchée pour elle-même, si elle n’est pas l’ordre de durée d’une matière dont la loi ennemie est sensible à l’œil, alors la forme peut plaire à l’esprit, mais seulement à l’esprit, le corps ne s’y intéresse point ; elle n’est point belle. Et c’est sans doute pourquoi les antiques formes architecturales, colonne ou voûte, imitées par le fer et le ciment, sont bien loin de plaire comme elles font par ces blocs entassés qui si évidemment pèsent, et qui, par leurs joints et leurs plans d’assemblage, font voir autre chose qu’une préférence de l’esprit. C’est dire qu’alors on a trouvé les formes géométriques dans la nature même des choses, et sans imposer à la matière cette violence chimique qui nous la soumet. Matière indocile et que l’on connaît indocile, telle semble être la substance architecturale.
Une forme abstraite fatigue ; l’esprit cherche alors le nouveau. Mais cette même forme, et tant de fois répétée, ne lasse point, dès qu’elle représente une loi de l’esprit comme loi de la nature. Telle est l’idée qui domine toute la
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