Critique du Jugement de Kant, et qui permet de joindre la seconde partie de cet ouvrage à la première. Car nous ne déchiffrons la nature que par une supposition sans preuve, et même souvent démentie, qui est celle d’un architecte qui a fait la nature selon l’esprit. Le beau nous éclaire d’une vive lueur, par ce miracle de la nature montrant et soutenant l’idée. L’école du jugement ce serait donc le beau, le seul témoin de dieu, exactement l’image de dieu, et l’objet premier de tout culte. Hegel ne parle pas légèrement lorsqu’il nous laisse deviner que la religion est réflexion sur l’art, et que la philosophie est réflexion sur la religion. Ces grandes idées définissent assez bien la culture, et le long détour du jugement en tout homme, par opposition à la science abstraite, qui ne fait que machines. Mais il ne sert point d’exposer ces grands systèmes, si promptement réfutés ; un système ne vaut que par les exemples qu’il éclaire.
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Treizième leçon (Le 11 février 1930)
Retour à la table des matières J’ai exposé le principal, et même, il me semble, le plus difficile, en considérant d’abord, dans l’architecture, la grandeur, la masse, l’équilibre. Vous plaçant donc de nouveau par souvenir en présence du mur Romain et même du mur Pélagique, du palais Florentin, du Château Fort, de l’Aqueduc, des Arènes, des Pyramides, je crois l’occasion favorable pour mettre en meilleur jour une idée qui s’est déjà montrée. J’avais projeté de réintégrer, vous disais-je, le sublime dans le beau. Or, par les majestueux exemples de l’architecture nue, on comprend assez en quel sens je voulais dire que le principal attribut du beau n’est pas tant de plaire, que de saisir et d’arrêter par la double vue de la puissance naturelle et de la puissance de l’esprit. Cette opposition est ce qui jette l’homme dans l’état sublime, bien au-dessus, alors, de ses intérêts, de ses craintes, de ses passions. Sur quoi je vous renvoie au célèbre roseau pensant de Pascal, qui dit tout en peu de paroles, et à la parfaite analyse de Kant, qui en est le commentaire. Et, regardant de nouveau vers ces rudes modèles, je voudrais dire que ce genre de beau, qui est bien clairement le premier et le père, n’a pas tant besoin d’être beau. Il n’est pas premièrement beau, il est grand. On trouverait dans la poésie et dans la musique d’autres exemples encore de constructions cyclopéennes, bien plutôt puissantes que plaisantes. Mais il faut convenir que d’autres arts et d’autres objets, qui doivent aussi être dits beaux, plaisent bien plutôt qu’ils ne frappent, et procurent une satisfaction plus douce. Certaines peintures, certains dessins, un meuble de style, des ornements, semblent ne jamais pouvoir nous jeter au sublime. Entre deux sont des œuvres qu’on peut considérer, soit d’un œil émerveillé et d’un corps transporté, soit d’un regard qu’on oserait dire gourmand, comme la métaphore du mot goût nous y invite. Je me fierais ici au commun langage, qui ne se trompe jamais. Vous trouverez, dans Le Cousin Pons de Balzac, une étude assez poussée de ces passions qui se développent autour des belles œuvres. Je me borne à esquisser ici ce que chacun peut éprouver à tout instant. L’effet ordinaire du goût chez l’amateur est de rassembler ce qui plaît en réchauffant des sentiments modérés d’admiration par l’ardeur de la chasse et l’avarice du collectionneur ; ce qui réunit souvent en un espace restreint des beautés incompatibles, ou hors de place. Maintenant, dans l’artiste, ce qui correspond au goût, et qui est le désir de plaire, conduit à multiplier et à entasser les ornements, comme on peut voir dans la salle de l’Opéra ; ce qui, par contraste, avec la sublime architecture, semble un art de flatterie et de gourmandise. En ce sens, on peut comprendre que l’architecture est ce qui rappelle l’artiste du côté de la grandeur, et vers le mépris de l’ornement. L’intérieur de nos demeures, cette salle elle-même où nous sommes, et l’extérieur des nouvelles constructions peuvent nous donner quelque idée de cette salutaire réaction. Revenant donc, selon ce même mouvement, à l’architecture sublime, je dois remarquer que la masse n’y est pourtant pas le tout. La masse, c’est l’œuvre d’homme devenue nature ; et peut-être les ruines expriment-elles encore plus éloquemment que l’œuvre cette marque, ce poids, ce rugueux de l’existence. Mais enfin la masse n’est belle que par le signe de l’homme, joints rectilignes, plans, courbes simples, lois visibles de cette masse, et cela éclate dans les ruines. Si donc je veux retrouver les pentes douces qui conduisent d’un art à l’autre selon notre série, je dois considérer successivement ces deux conditions d’abord l’obéissance à la nature, et le travail, visible par les forces et par la loi de fer ; et puis le signe de l’homme dans le monument, la présence et absence de l’homme, l’attente de l’homme ; ce qui, par l’ornement, nous introduira naturellement à la sculpture. Toutefois je ne crois pas en finir avec l’architecture cette fois-ci, et je ne le désire pas ; car nous tenons l’art sévère, l’art instituteur. Je considèrerai d’abord l’architecture dans son rapport avec les forces naturelles ; non seulement avec la pesanteur, mais aussi avec la loi végétale, qui toujours compose avec la pesanteur. Les jardins sont maintenant mon objet naturel, car l’architecture y est naïvement réduite à faire jouer les forces sauvages. Toutefois il n’y a point de coupure marquée entre le jardin et ce qu’on peut appeler la nature aménagée. Il faut convenir que les travaux de l’homme contre la pesanteur, ou contre ce qu’il faudrait nommer les végétaux féroces, prennent aisément un caractère esthétique. Les terrasses, les chemins, une route, un canal, ont leur beauté. Les cultures aussi, sans doute par le contraste entre la richesse naturelle de la végétation et les lignes régulières selon lesquelles elle est distribuée ; car ce n’est plus la nature seule, c’est l’homme aussi. Il faut aller loin de nos pays pour trouver la nature sans l’homme. Des jeunes gens, ils me l’ont conté, cherchaient dans une forêt quelque région où la marque de l’homme ne fût pas imprimée ; ils n’en trouvèrent point. Un chemin, une borne, un alignement, un fossé, rappelaient l’esprit. La nature avait enseveli l’esprit, mais en gardant la forme un peu, comme un tombeau a la forme de l’homme. L’esprit donc, ils le retrouvaient, mais joint à la chose, comme il l’est dans la voûte cintrée ; c’est-à-dire que c’est la nature même qui exige et maintient les signes de l’homme, une fois qu’elle les a reçus. Mais dans l’agriculture et le jardinage florissants, on trouve quelque chose de plus, car la nature éclate encore mieux et comme plus libre par notre industrie. Les végétaux, par exemple, ne peuvent vivre que par des distances ménagées ; ainsi la simple recherche du produit dessine dans les plants des figures régulières, qui furent certainement nos premiers maîtres de géométrie et même d’arithmétique. Pensez seulement à un plant de choux. Les arbres aussi seront plantés en lignes, et équidistants ; et votre propre mouvement fait mieux paraître encore ces perspectives architecturales. Au reste, il y a mille preuves que l’architecture a imité l’arbre ou la tige de blé. De la même manière, la route qui monte et tourne représente une solution selon la nature, et en même temps la plus admirable invention de la mécanique, et la plus féconde, le plan incliné, d’où dérivent la vis, le moulin à vent, la voile, le gouvernail, l’hélice, l’avion. Seulement ces machines merveilleuses sont rarement dites belles. Pourquoi ? C’est que l’idée y est visiblement appliquée du dehors, et par ce que j’appelais la violence chimique, qui efface la forme naturelle des matériaux. Et certes la fusion et la cristallisation sont des empilements architecturaux ; mais cette architecture est de l’invisible ; on y oublie les pierres et les joints ; on n’y voit que contrainte et victoire. Au lieu que les pentes, les tournants, les terrasses nous sont dictés par la nature même ; nous tirons parti des formes naturelles ; et même, dans l’architecture des ponts et chaussées, nous les dévoilons, nous les achevons. Il arrive qu’une route mieux calculée et à pente uniforme se montre plus belle, et montre la montagne plus belle, que ne faisait le chemin de pure expérience, qui montait et descendait à l’aveugle. Ces grands effets nous avertissent qu’il n’y a point de divorce entre l’art de l’ingénieur et l’art proprement dit ; au reste le langage ici encore nous avertit non moins énergiquement que l’aqueduc. J’arrive par ces chemins, c’est le mot propre, aux jardins, qui sont encore des chemins et des cultures, mais qui répètent et multiplient pour notre propre satisfaction ces preuves d’une nature en intime accord avec notre esprit. La symétrie et la régularité y sont partout jointes avec la nécessité végétale. On ne saurait dire si l’on a plutôt cherché l’une, ou si l’on a seulement respecté et comme délivré l’autre. Pensez à une allée d’arbres, à une bordure de rosiers ou de lierre ; j’y vois une part de peinture, mais architecturalement déterminée, plus strictement encore que la décoration de la poterie, que les vitraux, que la mosaïque. Car le peintre jardinier doit obéir à la nature, aux saisons, à la distribution de l’eau, de l’air et de la lumière. Et, en dépit des efforts de l’artiste, nous voyons le Luxembourg changer de couleur avec la saison. Précieux avantage si tous les peintres recevaient ainsi leurs couleurs du soleil, de la pluie et du vent. On aperçoit que la violence chimique nous guette aussi par là. Mais disons que c’est un avantage immense en tout art si les formes n’y sont pas arbitraires. Comparez un bouquet et un jardin. Un bouquet n’est pas assez une chose pour être une œuvre. On n’y voit point de loi naturelle, l’ordre et la distribution y sont affaire de goût ; peut-être faut-il dire que le goût ne peut porter aucun art. Au contraire le grand art des jardins est tenu au style par l’obéissance. Premièrement il respecte la forme de la terre, comme on voit aux jardins de Saint-Cloud ; et même on peut dire qu’il la rend plus visible par les perspectives, les pentes, les tournants, les escaliers, les grottes. Secondement il obéit aux arbres, qui sont des êtres de durée, précieux, exigeants, de long travail. Il obéit aussi à toutes les plantes, les rangeant selon la hauteur et selon le soleil, les espaçant selon les racines. La symétrie et la règle, les droites, les courbes, les intervalles revenant, marques de l’homme, nous plaisent alors, mais comme des produits de la nature même, de la nature non forcée. Ce point d’heureuse obéissance est le difficile à toucher en tous les arts ; mais l’art des jardins nous instruit peut-être mieux qu’un autre ; car lorsque l’on taille les ifs en forme d’oiseaux ou de personnages, on sent bien alors que l’on perd le beau, et que l’on tombe dans l’ornement arbitraire. Et c’est le difficile, en des arts comme la musique et la peinture, de ne point tailler des ifs en forme de paons. Il faut que je cite encore un élément de cette beauté et de cette peinture architecturale des jardins, et qui est le moins docile, le plus rebelle, le plus précieux ; c’est l’eau. Le miroir d’eau, le bassin, la cascade, le jet d’eau, sont des ornements ; et l’on aperçoit que le dernier nommé est à la limite de ces effets où la nature collabore avec l’homme, sans être forcée, sans être masquée, sans grimace, en bonne amitié. Il semble bien que les fontaines lumineuses, aujourd’hui oubliées, aient passé la limite ; trop loin de la nature ; effaçant les formes naturelles ; créant à partir de l’invisible atome ; montrant puissance et nouveauté seulement. Œuvres du mauvais goût, qui est peut-être le goût. J’ai souvent pensé que c’est en ce lieu même de l’analyse qu’il est à propos d’examiner en quel sens la nature est le maître des maîtres, comme on l’a tant dit. Ce mot est obscur. Car faut-il comprendre que la nature surpasse l’art, en nous offrant d’inimitables modèles ? Pascal a dit : « Quelle vanité que la peinture ! » Car il pensait qu’il est bien inutile de doubler les objets réels par des images si évidemment imparfaites. Et cette remarque, qui, selon la manière de cet auteur, pousse l’idée à son extrême insupportable, devrait nous avertir. Et pourtant il est agréable et facile de répéter, comme règle des règles, que danse, musique, poésie, théâtre, peinture, ornement, dessin, sculpture, devraient imiter la nature aussi exactement que possible. Mais nous savons bien qu’on ne peut accorder cela. Un portrait a un autre ordre de valeur qu’un visage vivant. Nous aurons à dire là-dessus au sujet du dessin ; et cette analyse décidera de tout. Mais enfin il est déjà évident que la nature ne fait point de drames ; rien n’y est dit ; tout y est confus, et surtout les actions. Et la nature ne fait point non plus de jardins. Ces discussions sont fécondes en idées subalternes. On finit par être bien sûr que Pascal n’a point réfuté la peinture. Or il me semble qu’en ce point où nous sommes de notre marche si naturelle, nous tenons l’idée. La nature, oui, est le maître des maîtres, mais non point tant comme modèle, plutôt comme exécutrice, réalisatrice, comme fondant l’œuvre et l’incorporant à l’univers. La nature intervient ici non comme forme, mais comme corps, matière, puissance ; elle donne l’être à nos productions. Nous n’avons qu’à penser que c’est bien la nature qui fait nos jardins. Immense idée ; car on voit bien alors en quel sens nous gouvernons, et en quel sens nous sommes soumis. Il faut rappeler ici, afin d’assurer nos méditations, que nos pensées livrées à elles-mêmes sont toujours un peu folles et qu’il faudrait plaindre l’homme tyran, celui qui réaliserait aussitôt ce qu’il pense. D’où Comte a tiré une importante règle, et qu’on ne comprendra jamais assez : « Régler le dedans sur le dehors ». La nature donc est ce qui limite nos pensées, les soutient, et les règle. Et cela ne veut pas dire que nos pensées doivent refléter la nature comme notre miroir d’eau double chaque fenêtre, chaque tronc, chaque feuille. Par exemple, et pour revenir à notre sujet, lorsque le poète me décrit un paysage, il n’est pas question de savoir s’il le répète feuille à feuille ; au reste il ne saurait. L’union du poète avec la nature se trouve placée ailleurs, où d’abord on ne la chercherait point, dans cette obéissance aux lois de sa propre voix, de son propre souffle, de son propre pas, qui sont aussi les nôtres. Aussi nous sentons fortement que son art est selon la nature ; et c’est vrai ; c’est par ce sentiment de réconciliation que nous reconnaissons comme en un éclair un paysage dont nous ne saurions que dire, et que nous n’avons jamais vu. Au contraire un rimeur décrit avec application, et ne fait rien paraître. Vainement il copie la chose, vainement il copie même ses propres idées et ses propres sentiments. C’est que la forme alors dérive des pensées ; ce n’est pas poésie ; c’est industrie. Et, comme j’ai expliqué antérieurement, une pensée mise en vers ne fait pas un poème. Il faut que le chant même, ce bruit de nature, apporte l’idée. Le vrai et le sincère ne suffisent pas ; ou plutôt la sincérité propre au poète n’est point dans son esprit, mais plutôt dans la confiance qu’il met toute en sa propre nature aveugle, qui s’accorde avec la grande nature par une sorte de marche ou de danse ; c’est dans ce mouvement même qu’il trouve l’idée. Sur ce sujet je veux vous citer ce qui me semble le mot le plus fort de toute la critique, littéraire. Je l’ai trouvé dans les Mémoires d’Outre-Tombe. De la littérature du XVIIIe siècle, les plus grands mis à part, Chateaubriand dit que « sans manquer de naturel elle manque de nature ». Ainsi se trouvent jugés d’aimables et d’élégants et de nobles poètes, qui ne sont point du tout poètes. Ces remarques peuvent éclairer le paradoxe du portrait, qui nous plaît par le naturel et la ressemblance, quoique nous n’ayons pas connu le modèle. Mais ce n’est qu’une approche, car la peinture enferme de grands secrets, et la sculpture déjà aussi. Ce que je propose maintenant, et d’après l’art du jardinier, peut jeter quelque lumière sur l’éternel problème, savoir ce que c’est pour un artiste que suivre la nature. Et je dis que le jardinier peut nous instruire là-dessus ; car il n’imite pas la nature, mais il obéit à la nature ; il la montre jointe à son œuvre, complice de son œuvre, source même de son œuvre. Oui, dans ce jardin d’artifices, d’escaliers, de tournants, de massifs, c’est bien la nature qui se montre ; mais l’homme aussi. La ville sera mon autre exemple de cette architecture obéissante. Aucune œuvre d’homme ne montre mieux qu’une ville la forme de la terre ou la courbe d’un fleuve. Il n’est pas une pente, un toit, un mur, une fenêtre, qui ne dise le climat et les saisons. Même cette fuite de nos villes en sens inverse des vents dominants, cette fuite contre les fumées, c’est comme un tracé du climat. De même les chemins du trafic, et l’art de vendre et d’étaler, visible en maint stratagème, tout cela obéit à la nature et en même temps triomphe de la nature. C’est ainsi qu’une échoppe peut être belle. C’est ainsi que nous plaisent les maisons couleur de terre, et sans aucun essai de plaire ; au lieu que nous n’aimons point un ambitieux chalet, apporté de loin par morceaux. Devant ces exemples le jugement est assuré, mais le raisonnement hésite. Cherchons les extrêmes opposés ; comparons une vieille maison, de celles qui saisissent au détour par une parfaite convenance, avec une usine choisie parmi les plus laides. Où est la différence ? Non pas dans l’utile et l’inutile ; car c’est l’utile qui est continuellement cherché là comme ici ; mais plutôt dans un certain rapport de la forme à la matière, le même, il me semble, qui se montre dans l’art du jardinier. Dans l’usine la matière est esclave ; elle est cuite et moulée selon l’idée, c’est à-dire selon un plan préconçu et une fin poursuivie. Le projet est réalisé de vive force ; la libre nature ne paraît plus. Au lieu qu’elle paraît, se montre, éclate dans la vieille maison, construite souvent par parties, selon les besoins et les ressources, toujours selon les matériaux. Une belle poutre fait un grand abri. Une poutre qui dépasse est déjà ornement ; elle sera sculptée ; il se peut bien que la sculpture soit ici comme un témoin de la dureté du bois. De toute façon, c’est la matière qui dicte l’ornement. Rien n’a tant d’esprit que ces vieilles maisons ; c’est que c’est la nature qui y devient esprit. Au lieu que l’usine, idée réalisée sans égard pour la manière, sans accueil fait aux heureux hasards, n’a point d’esprit du tout. C’est l’intelligence nue, comme en un pédant. Or nos maisons modernes sont aussi des usines, pour manger, pour dormir. La matière y est rangée selon l’esprit. Et, par une conséquence que je vous signale, et qu’il faudra tenter d’expliquer, l’ornement y est arbitraire et sans racines ; il n’est pas pris dans la masse. Ces remarques me conduisent aux machines, qui ont ici leur place. Et encore faut-il distinguer les anciennes machines, comme moulin à vent, moulin à eau, bateau de pêcheur, qui sont faites un peu comme les vieilles maisons ; on y reconnaît l’arbre, et les nœuds de l’arbre, qui sont le commencement de l’ornement. Il y éclate une trouvaille de l’esprit à chaque instant, et l’empreinte de l’homme sur la matière résistante et souple. Un bateau qui a navigué, qui est réparé selon les matériaux proches, est un individu qui n’a pas son pareil, pour gouverner près du vent, s’élever à la vague, se redresser. Évidemment une machine à écrire est à l’autre extrême ; la même idée s’est réalisée mille fois, et il n’y a pas de différences ; la métallurgie, science violente, a limité chaque pièce d’un seul coup de marteau. Nous sommes bien loin d’un loquet de porte forgé par la patience, et qui témoigne d’une inimitable rencontre entre la matière et l’artisan. Le mécanique travail d’usine imite quelquefois, et fort mal, les hasards du marteau ; voilà un signe éloquent et qui parle contre lui-même. Maintenant il se peut que des machines intermédiaires, comme locomotive, auto, avion, offrent encore beauté, par un ajustage unique, par la trace de l’outil et presque de la main. Au reste je ne veux point dire ici ce qu’on doit trouver beau, et ce qu’on doit trouver laid. Ces leçons ne sont nullement des leçons de goût, mais plutôt des réflexions sur ce qui est dit beau ou laid d’un commun accord. Je me borne à remarquer que le capot d’automobile est un mensonge ; cette faible enveloppe nous cache la puissante machine, et l’habille d’une forme étrangère. On sait aussi que ces choses s’usent fort vite et font des ruines laides ; la chimie défait ce qu’elle a fait, et selon des lignes étrangères. J’avoue que j’ai pourtant des jugements esthétiques, et très fermes, sur les machines de ce genre, surtout sur les locomotives. Je rappelle seulement, contre ces jugements mêmes, un principe qui nous est apparu déjà plus d’une fois. Quand la forme descend du ciel, ou disons de l’esprit, pour façonner la matière, c’est industrie, c’est création par concept, ce n’est pas œuvre d’art. La forme belle semble sortir de la nature, et y rester attachée. La beauté se développe de bas en haut, comme la poésie et la musique nous l’ont fait comprendre. Le beau c’était la passion domptée ; ici c’est la nature domptée. Passion domptée mais conservée ; nature domptée, mais conservée. Nous ne pouvons faire qu’il n’y ait de l’ancien et du sauvage dans le beau ; d’où vient l’autorité, partout reconnue, des anciens modèles et des anciennes formes. Il faut qu’un peu de nature vierge se montre unie à la forme, et la confirme.
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Quatorzième leçon (Le 18 février 1930)
Retour à la table des matières J’ai à traiter maintenant de l’architecture comme signe. Signe de l’homme. Le plus puissant langage, sans contredit. Mais encore faut-il s’entendre. Les édifices ont un sens bien clair, comme les mots. Un tombeau signifie commémoration, de tel ou tel. Une église signifie messe, recueillement, vie sérieuse. Un arc de triomphe signifie départ et retour des conquérants. Une colonne signifie victoire, et telle victoire. Les ornements, les inscriptions, les scènes figurées par le sculpteur éclairent encore le sens. Une notice, un guide, y ajoutent, mais toujours est-il qu’ils n’ajoutent rien au sentiment esthétique ; bien plutôt ils le détournent. Car la beauté du signe ne dépend pas de ce sens si clair, et tout extérieur. Et, quoique les amis des arts s’étendent et s’égarent souvent là-dessus, expliquant les ornements par la légende du saint, retrouvant dans les vitraux les quatre évangélistes, représentés par des animaux symboliques, et choses semblables, nous sommes préparés assez bien, par l’étude des premiers arts, à ne pas nous tromper sur le sens de ces grands signes qui couvrent la terre, et qui sont comme un langage des peuples à eux-mêmes. C’est comme si on expliquait un poème par cette partie du sens que l’on peut mettre en prose. Ce n’est pas inutilement que j’ai distingué le langage relatif et le langage absolu. La présence humaine dans la cérémonie se signifie elle-même. Un cardinal en sa place, un chanoine en sa place, signifient encore autre chose qu’un certain pouvoir et un certain privilège. Cet échange et cette confirmation des signes, qui sont comme la respiration de l’assemblée, l’emportent de loin sur les signes eux-mêmes ; ce bonheur de présence et de reconnaissance est ce qui fait que les cérémonies plaisent par elles-mêmes et ont une si vive couleur de beauté. Chose digne de remarque, c’est maintenant l’absence humaine, dans le monument, c’est la trace humaine qui va parler. Mais non point parler ; plutôt signifier quelque idée que le langage ne peut traduire. On nomme analytique le langage ordinaire, et à juste titre, par ceci qu’il représente dans la succession ce qui est ensemble. Par opposition, nous nommerons synthétique, ou indivisible, ou, comme je disais, absolu, ce langage propre aux grands caractères de l’architecture. Car ils disent tout ensemble en une fois ; et tout est dit. Nous sommes avertis fortement par la seule présence de l’édifice ; nous sentons l’unité indivisible de l’esprit et de la chose ; et enfin nous ne pouvons que percevoir ; notre pensée se termine là. Notre pensée s’exerce sans paroles. Nous la sentons complète d’abord, et achevée dès son commencement ; non qu’elle ne se développe par la contemplation, par l’exploration, par le retour ; elle gagne en certitude, en assurance, en puissance, en profondeur, mais elle ne s’éclaire point, et elle n’a pas besoin de s’éclairer. Ce n’est pas raisonnement, c’est plutôt jugement ; on voudrait dire jugement dernier. Hegel définit l’esprit absolu par la contemplation des œuvres d’art, contemplation qui se développe en religion, puis en philosophie, mais sans épuiser le premier sentiment et la source, sans le remplacer ; au contraire en y revenant toujours. Vous estimerez peut-être que c’est trop d’énigmes ; mais nous sommes dans l’allée des Sphinx. On conçoit la difficulté de parler pour dire que la parole est impuissante, et d’expliquer qu’on ne peut expliquer. Tels sont pourtant les signes architecturaux, et tel est le commentaire qu’ils exigent. On dit, on explique, on se prépare ; mais l’œuvre se montre, et aplatit le commentaire. Cette lutte ne finit jamais, entre la pensée analytique et la pensée totale, à laquelle il faut toujours revenir, et qui nous avertit de tout recommencer. Ce mouvement, qui est proprement de réflexion, nous est conseillé par l’œuvre, et bien utilement, contre tous les genres d’algèbre. En ce sens il faut dire qu’il n’est pas de monument qui n’obtienne une prière. Mais qu’il est difficile de n’avoir pas peur des dieux ! Afin de rendre plus sensible ce double mouvement, et continuel, de croire à savoir et de savoir à croire, nous devons distinguer dans nos grands signes deux ou trois espèces. Et il me semble que le premier signe, le plus naturel, celui qui exprime le plus directement et irrécusablement un sentiment universel, c’est le tombeau. Un tombeau traduit la piété envers la forme humaine ; car le tombeau est un abri contre l’insulte des hommes et des bêtes, et, disons mieux, contre le délire d’imagination, qui cherche partout des débris aimés et profanés. Contre quoi le plus prompt remède, et le plus rassurant, est d’entasser des pierres lourdes et bien équilibrées. Ce tas de pierres est d’institution partout ; et les Grecs nomment le tombeau un signe ; c’est peut-être par excellence le signe. Et la piété, par un mouvement juste, y ajoute encore une pierre. Masse qui ne changera point, que par le dehors ; masse qui ne s’ouvrira plus. J’admire comme la pensée sans paroles a travaillé sur cette idée jusqu’à trouver la Pyramide, où, d’un côté, le mort est si bien caché ; où, de l’autre, la forme se développe hors de toute proportion avec ce qu’elle contient, mais bien plus, miraculeuse rencontre, exprime finalement, par ce que Hegel nomme la forme cristalline, le grand cristal, justement l’esprit géomètre, c’est-à-dire la valeur impérissable, et la mesure de toutes choses. On sait que les constructeurs de pyramides ont jeté à profusion, en ces formes sévères et si simples, tous les secrets géométriques et même astronomiques qu’ils avaient pu découvrir, redoublant et comme réfléchissant ainsi le sens symbolique de l’ancien geste ; car, en chargeant le corps de tant de pierres, c’est bien l’esprit qu’il faut sauver. Le chercheur ici trouvera sans fin, sans être jamais assuré que de tels secrets aient été connus ou pensés ; ce n’est sans doute que piété obstinée, ou fidélité défiant le temps. Le geste juste a fait le signe juste. Ce mort ne reviendra point. Il est, par cette éternelle géométrie, image étonnante de l’immortalité Spinoziste. Au sujet de ce tas de pierres, mine inépuisable d’idées, je veux vous dire en passant que j’ai une idée de la manière dont ils l’ont construit, et cette idée s’éclaire par celle de l’ancien, du primitif tombeau. De même que chacun y ajoutait une pierre, grossissant la masse sans changer la forme, je crois que la pyramide a été bâtie concentriquement, en ajoutant une enveloppe à une autre, toujours selon la même forme, qui est la forme d’équilibre d’un tas de pierres ainsi une pyramide n’était jamais finie, quoiqu’elle le fût toujours. Image encore de nos pensées les plus solides. Aussi, partant de nouveau de cette forme mère, et de ce monument absolu, j’ai souvent pensé que ce tas de pierres, haut à la fois et solide, déjà écroulé, offrant au temps, comme un défi, cette ruine parfaite et immobile, était le secret modèle de tous les édifices sans exception. L’ambition de faire trop haut et trop grêle se remarque partout, à mesure que la puissance augmente. Et, même dans les monuments les plus réputés, il y a des flèches, Rouen en est un exemple, qui montent trop, qui se séparent, qui nient l’antique mesure, et qui, quoique solides, expriment mal la durée. Au contraire dans Amiens et Bourges on peut remarquer que la cathédrale est plus remarquable par la masse que par la hauteur, et achève en quelque façon un tas de pierres dont la ville même est la large base. Et c’est peut-être la raison qui fait qu’on ne gagne pas autant qu’on croirait à dégager l’édifice par le pied. Les constructions qui s’y appuyaient continuaient la ligne juste ; car l’Église n’est point séparée des travaux, des demeures, de la cité ; et cela même découvre une signification que les paroles ne peuvent suivre. Église, c’est encore tombeau, mais vivant. La vie y recommence, s’y relie à elle-même, s’y rassemble, s’y renouvelle, meilleure. Le temple grec n’est nullement un tombeau. Le toit et le fronton figurent bien des formes au repos, par des pentes de pyramide. Mais tout n’est pas au sol. Cette géométrie parlante est en même temps mécanique parlante et en action. Rien n’exprime mieux que la colonne l’acte de porter et de soulever. Rien n’exprime mieux aussi le libre passage, comme si une continuelle circulation avait arrondi ces supports, entre lesquels la pensée circule et respire. L’homme est comme aspiré et refoulé ; non pas un homme, mais une foule. Ici tout est vivant. Cette géométrie est perméable ; elle regarde humainement. Elle n’endort point. Elle n’arrête point. Elle réveille. Elle meut. Non point faite pour les morts. Nature, oui ; mais nature ouverte et qui n’a point de secret ; tournez autour, entrez, ce ne sont que de nouvelles vues d’une même chose. Ainsi nous parle, sans paroles, cet autre Sphinx. Toute la physique des Grecs nous est jetée, comme la politique égyptienne nous était jetée. Le miracle grec s’explique tout par ce jeu de perspectives. Choses égales, et qui paraissent inégales, mais égales par cette inégalité même. Apparences fausses et vraies. Ici l’homme se trompe à plaisir, et sait qu’il se trompe, et se détrompe ; il fait jouer l’erreur. C’est le moment où l’esprit individuel a triomphé sans se séparer. C’est le moment de l’harmonie entre le point le vue de chacun et le monde unique, commun à tous, et différent pour tous. Mais remarquez que, dans l’édifice, ce n’est pas seulement idée, c’est nature. Tout ici exprime un climat, une maison, un art de bâtir bien explicite, une vie en plein air. Et ce n’est pas d’abord par la pensée que ce beau langage nous instruit. L’édifice nous meut. Non seulement dans nos idées, mais dans nos œuvres, les contraires s’appellent. Rien n’est plus mobile que cet immobile, l’édifice. Vers la rue Clovis, vous ne faites pas un mouvement sans que la tour, la coupole et les toits changent de place et découpent autrement le ciel. Quand je passe le long de Saint-Germain-l’Auxerrois, les colonnes du cloître se promènent aussi et s’éclipsent ; les arceaux s’entrecoupent. Nous ne nous lassons point d’estimer ainsi l’espace vide, le creux, d’explorer le ciel, et, comme disait Rodin, de sculpter l’air. Les chemins s’ouvrent et se referment ; le solide de la chose paraît dans ces changements de l’apparence. C’est ainsi que l’édifice nous assure de notre attitude et de nos mouvements ; c’est comme un autre vêtement, mais qui, lui, touche nos yeux et nous avertit de notre poste. Et c’est par là, je le dis en passant, qu’une image gravée du monument n’est nullement monumentale, et nous donne même un faible souvenir, disons faux, du Panthéon, par exemple. L’arc aussi nous aspire, mais d’un mouvement dirigé, car c’est un monument qui n’a point d’intérieur ; il nous rend au monde, et c’est le même monde. Rien n’est changé ; image des conquêtes. Porte qui ne mène nulle part. Vous apercevez ici le second sens, l’autre sens, le sens caché, inépuisable ; c’est bien autre chose que de savoir que tel conquérant l’a construit. Encore une fois nous retrouvons la pensée de Hegel. L’art nous dispose selon une réflexion qui commence par un redressement. Nous nous demandons compte de nos actions ; tel serait le sentiment et telle serait donc la religion. J’essaie présentement de dire en quel sens le temple ressemble à l’homme. Car il est vrai que tel gracieux temple peut être dit le portrait d’une vierge. Et l’arc de triomphe est bien le portrait du conquérant ; et l’église ressemble à une vieille femme qui prie. Il m’a paru un jour qu’un beau puits était la forme en creux d’une femme qui puise de l’eau. Ici, par l’art instituteur, se montre une ressemblance qui est bien éloignée de l’image dans le miroir, image morte de Narcisse, et déjà noyée. L’homme se sent, se mesure, s’éprouve dans l’édifice, par une action juste, tempérée, mesurée ; le sentiment y trouve un témoin ; les pensées y sont fermes et libres, par une règle d’univers. Les degrés d’un bel escalier sont justement comme nous l’aurions voulu, de même que les nombres sont, à celui qui sait, comme il les aurait voulus ; c’est ainsi que la justice, même importune, est comme nous l’aurions voulue. L’homme se voit meilleur, et plus ressemblant à lui que lui-même. Le peintre jouera ce jeu, mais par des moyens plus proches de l’erreur ; car il semble rivaliser avec le miroir, et Narcisse se plaint. Nous avons visité, tout courant, deux groupes de signes, le tombeau et le temple. Le troisième genre de signe, qui peut-être devrait être considéré le premier, c’est l’objet dressé, le vertical, la colonne. Il est hors de doute que la colonne n’a pas toujours pour fin de porter. La colonne commémore bien clairement la force, contre la pesanteur, notre ennemie principale. La colonne c’est l’équilibre, mais en péril ; c’est l’audace ; et plus anciennement, c’est la force de vie, végétale et, même animale. Les témoignages abondent, et les commentaires sont faciles. Ce qu’il faut dire, c’est que le vertical est objet d’admiration. Une longueur par terre n’est rien, et, dressée, nous étonne. Et ce qui nous parle dans la colonne, ou dans les pierres de Carnac, c’est l’audace qui méprise la loi des montagnes et des tas de pierres. La colonne figure moins la durée que l’acte lui-même. La force qui entreprend y est élevée au-dessus des œuvres. Et voyez comme l’esprit se montre dans les arts, et comme il est tentant d’élever quelque système hégélien. D’abord l’esprit égyptien, chose pour toujours, mort immortelle. Et puis l’esprit grec en sa chasse, en ses détours et retours, en ses passages. Enfin, et peut-être premièrement aussi, l’esprit qui ose, qui est assurément plus près encore de l’esprit. Remarquez à ce propos comme l’homme pense. Il construit d’abord ; il orne ; il contemple son œuvre, et c’est par ce chemin qu’il trouve sa pensée. J’ai cru bon de faire revivre en passant cette idée hégélienne ; d’autant qu’elle explique de plus près une grande idée de Comte, à savoir que toutes nos conceptions prennent d’abord la forme théologique. Je laisse le développement, qui serait sans fin. C’est par de tels chemins que l’on comprend que c’est l’Humanité qui pense. Voici maintenant, pour clore dignement cette revue des signes, le plus étonnant des signes, le plus connu, le plus familier, le plus populaire, le plus mystérieux. Je vous l’ai déjà signalé dans ces leçons, trop tôt. Parmi les signes verticaux, signes d’esprit, la croix est notre signe. Ici une extrême simplicité, car deux morceaux de bois sont assez éloquents. Mais que disent-ils ? C’est le meilleur exemple, le plus à nous, le plus pressant pour nous, d’un signe souverain que nul n’a encore expliqué. Ce poteau indicateur, plein d’autorité, qu’indique-t-il ? Tout notre avenir peut-être. Mais quel avenir ? Il faut se borner à des remarques, et considérer le supplice, et d’abord la faute, qui est de n’avoir pas respecté la force. Je ne veux point refaire cette histoire étonnante d’une révolution qui réellement ne sait où elle va. Ce scandaleux supplicié, comme dit Claudel, est par excellence admirable. Ce supplicié est dieu. Perfection sans aucun doute, mais non puissance. Ce dieu est un esclave en croix. La dernière idée qui devait se produire, par cette suite des caractères énigmatiques de la grande écriture, c’est l’idée que l’esprit ne peut rien. Ainsi s’achève la séparation de la force et de la valeur. La force n’a point valeur, l’esprit n’a point force, voilà le jugement dernier. Toute valeur est d’esprit. Deux contre un, ce n’est pas valeur ; le grand Jupiter élevait sa balance d’or ; le poids décidait de la victoire. Ce symbole est juste. Car nous ne pouvons pourtant pas louer le kilogramme ; et quoique souvent nous glissions de louer le courage à louer la force et finalement le nombre, cela est toujours ridicule. Seulement l’autre idée nous frappe mieux au visage ; c’est que la valeur est vaincue ; c’est que la perfection est sans puissance aucune. Le vaincu est élevé partout et adoré partout, sans pensée, car la force l’adore aussi ; sans pensée ; simplement comme un prodigieux signe. Et quel signe ! Car en même temps il nous jette aux yeux la géométrie universelle, par ces quatre angles égaux que la nature ne fait pas. Le mur pélagique essayait déjà ce signe-là, par ces lignes horizontales et verticales ; objet sans fin pour l’esprit, objet régulateur et réconciliateur ; car, par ce signe même, les forces étaient tenues. Mais dans notre signe à nous, le penseur est cloué sur le signe, souffrant et mourant par cette géométrie. Quelle image ! Et qui l’a inventée ? C’est l’humanité qui l’a formée à un moment de sa pensée sans paroles. Remarquez que le prêtre n’y pense guère ; ou plutôt il explique le symbole par un sens extérieur et inhumain. Où l’on voit bien que la religion est réflexion sur le signe, mais aussi que la religion ne s’éclaire pas elle-même. Que le salut soit dans le signe, nul n’en doute, et le premier sentiment nous l’assure ; mais cela ne nous met pas en garde contre la puissance, qui revient toujours. Toute la subtilité du monde, et non pas seulement celle des théologiens, s’emploie à expliquer que la puissance est finalement valeur. Le prêtre porte le signe ; il ne le voit pas ; mais tous le voient. Ce signe ne nous laissera pas en repos. Adorer la force ? Comment faire, quand le signe nous somme d’adorer la faiblesse, comme firent les mages à Noël. J’admire qu’il n’y ait point de faute dans ces légendes, qui, à force d’être belles, s’annoncent comme vraies. Et c’est à nous de nous en arranger. Or le signe a conservé l’invention socratique, et de toute façon nous ramène à l’idée d’égalité, contre toute puissance, contre tous triomphes et toutes victoires. C’est l’idée même de l’esprit. Élevant le signe, nous avons juré de revendiquer cela, qui est l’unité de valeur. Comment cette religion de l’esprit s’accordera avec celles qui ont précédé, et avec l’ordre de Pilate, nous ne le savons pas. Mais l’accord est fait aux carrefours. À ce point de la réflexion je découvre encore que le signe de la croix est le signe naturel des carrefours ; qu’il ne pouvait être autre ; qu’il est et sera toujours l’image des deux routes ; il est fondé physiologiquement, comme nos voûtes ; par là, encore une fois, c’est la nature qui porte l’idée. Telle est la profondeur de l’homme, qu’aucun Dieu n’atteindrait. Car Dieu n’est qu’idée. C’est ainsi que nous sommes ramenés de la pensée abstraite par le beau. Aussi, quoique tout soit dit en Dieu, nous n’avons pas fini de penser.
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Quinzième leçon (Le 25 février 1930)
Retour à la table des matières Par la sculpture, qui est maintenant notre objet, nous abordons l’étude des arts que je voudrais nommer décevants, parce qu’ils semblent se proposer de reproduire exactement d’autres objets, et notamment les formes humaines et animales, ce qui n’est pourtant pas leur fin. On sait que par des mesures dans le dessin, par la photographie dans le dessin et dans la peinture, on approche d’une reproduction quasi mécanique, qui serait donc la perfection de ce genre d’œuvres, et qui ne l’est point du tout. Pour la sculpture, et en dehors du moulage, on peut concevoir une machine à sculpter qui règlerait exactement les mouvements du ciseau sur les creux et les bosses du modèle. Au reste le travail du praticien est tout fondé sur des mesures, et le travail du sculpteur aussi, autant qu’il veut. Et pourtant de telles reproductions ne donnent aucune notion du style, si profondément caché dans ce genre d’œuvres. On pressent que le style suppose une simplification de la forme, et un chemin pour y arriver, en partant d’une large esquisse, chemin qui est tout autre que celui du modelage ou de la machine à sculpter. On devine aussi que le sculpteur doit s’arrêter avant d’être aux détails, et que même la pose doit simplifier déjà le modèle. Mais pourquoi ? D’où vient cette ressemblance qui refuse la ressemblance, et qui refait la forme humaine ? Quel est ce modèle qui n’existe point ? C’est en ce passage difficile qu’il me semble surtout que la série des arts peut nous instruire. La sculpture vient après l’architecture ; elle en est une suite ; elle est d’abord comme attachée au monument. C’est dire que vraisemblablement les règles du style dans la statuaire sont architecturales. C’est dire que la sculpture doit suivre la nature, au sens où l’architecture suit la nature, quand elle obéit aux lois végétales, aux formes de la terre, à la pesanteur, à la technique du maçon ; et c’est bien autre chose que d’imiter le modèle vivant. C’est cette discipline très cachée de la sculpture qu’il faut d’abord exposer. Je le ferai en trois parties. Je traiterai d’abord du rapport de la sculpture avec la nature même ; et puis du rapport de la sculpture au monument ; enfin du rapport de la sculpture avec l’ornement et le signe, notamment avec l’art des médailles et des monnaies. Premièrement quel est le rapport de la sculpture avec les objets naturels ? Il faut d’abord remarquer que l’architecture est souvent une sorte de sculpture dans le sol même ou dans le rocher. Une route, un escalier, des terrasses sont taillés dans la masse. Et, comme nous avons dit, ce genre de sculpture compose l’œuvre humaine selon la forme du terrain, comme si elle avait pour fin d’achever cette forme et de la rendre plus visible. Ces vues peuvent nous éclairer sur la plus ancienne sculpture. Car il arrive que nous croyons voir un animal, un homme, un visage dans le rocher, ou dans les nœuds des arbres, ou dans une racine. Il me semble que la plus ancienne pensée du sculpteur fut d’imagination, en ce sens que d’abord il fut étonné, peut-être trompé, peut-être effrayé ; et puis que, revenant, merveilleux travail de l’homme, il voulut faire paraître de nouveau l’erreur, et reproduire la trompeuse apparence en cherchant le lieu et la distance ; c’est ce que nous faisons tous. Mais ce rôle de spectateur ne convient pas à l’être qui a des mains. En ces recherches sur les formes vraies, le mouvement de l’incrédule est de palper, d’explorer et d’essayer les reliefs et les creux. Le sculpteur se trouvait donc presque à l’œuvre. Mais il faut dire que l’idée de vaincre l’apparence par la force, et d’achever l’ébauche, est naturelle aussi. Car c’est l’instabilité et l’ambiguïté des formes qui effraie et bientôt irrite. L’imagination ne cesse de chercher objet, car, de toute façon, c’est l’agitation du corps humain qui effraie ; et l’on s’explique très bien les apparitions par ceci, qu’un mouvement efface souvent l’apparence ; ainsi il n’y a point d’enquête possible ; les dieux se montrent, rient, s’éclipsent ; il n’en reste que des récits. L’homme eut d’abord à conquérir ses dieux, j’entends à les fixer, ce qui est marquer un peu plus un œil et une bouche, effacer les signes ambigus ou étrangers, enfin achever la statue. Qui n’a pas achevé un dessin commencé par le hasard ? Qui n’a pas sculpté une figure d’homme ou de bête dans une racine ? Les conditions de ce jeu sont aisées à comprendre, et éclairent peut-être toute la sculpture. Car, dans ces cas-là, où est le modèle ? Le modèle est ce qu’on entrevoit dans la chose même, qui semble menaçante ou souriante, et d’abord semble tête d’homme, de cheval, de sanglier. Le modèle est réellement caché encore dans la pierre ou dans le bois ; il s’agit de le délivrer. Mais comment ? C’est lui qui le dira, en se montrant mieux à mesure qu’on le dessine selon lui-même. Tous ceux qui ont sculpté quelque canne, ou des têtes de marionnettes dans des racines, comprendront ; tout le monde comprendra. Il s’agit de faire une statue qui ressemble de mieux en mieux à elle-même. D’où un travail plein de prudence. Car on pourrait perdre cette ressemblance, effacer ce fantôme de modèle. D’où une exécution soutenue par une continuelle pensée ; car on observe après chaque coup de ciseau le changement de toute l’œuvre ; on lui demande si l’on est dans le bon chemin. Ces subtilités, qui sont dictées par le plus naturel et le plus ancien travail de sculpter, expliquent assez l’invention, qui, en tous les arts, dépend à la fois de la pensée, du travail et de la chose. Celui-là tire beaucoup de soi qui obéit beaucoup. D’où l’on voit que la méthode d’esquisser d’abord largement, et d’aller ensuite où l’esquisse conduit, est une leçon de la sculpture naturelle. Mais on comprend aussi que le respect de la matière, des formes naturelles que l’on y rencontre, des inégalités comme nœuds du bois ou grains de la pierre, des lignes de rupture, fibres, ou plans de clivage, est une partie importante de l’art de sculpter. On ne sculpte pas ce que l’on veut ; je dirais qu’on sculpte plutôt ce que la chose veut ; d’où vient cette intime union de la matière inhumaine et du signe humain, et l’admiration pour ces merveilleuses rencontres où la chose porte si bien le signe, où la chose fait signe. Cette analyse s’accorde avec l’histoire des arts. Partout on remarque des essais de sculpter les montagnes, ou les falaises, et ceux qui ont commencé ainsi connaissent les chemins de l’inspiration. Les Égyptiens ont sculpté des falaises. L’île de Pâques, aujourd’hui engloutie, était peuplée de colonnes basaltiques par centaines, où le naïf sculpteur avait continué d’effrayantes grimaces commencées par la nature. Qu’il ait eu peur de son œuvre, cela ne peut étonner ; et il reste quelque chose de ce sentiment en tout artiste, car il sent que son œuvre est plus forte que lui, et exprime bien autre chose que ce qu’il voulait. Toutefois, en ces essais naturels, le naïf sculpteur cherche toujours une sorte de paix par la certitude ; il va de l’instable au stable et du mobile à l’immobile ; il enchaîne le dieu. D’où l’on comprend que l’immobile, dans la sculpture et dans les arts qui vont suivre, n’est pas une condition diminuante, mais bien plutôt une perfection et une conquête. Par ce chemin, nous sommes conduits à notre second développement, qui traite des rapports de la sculpture au monument. Car il est vrai aussi que certaines formes du monument peuvent prendre le soir, ou d’un certain point, comme un visage. Une poutre qui dépasse sur la rue est comme une tête qui regarde. Mais je veux considérer ici un exemple que chacun aura occasion d’interroger. Chacun connaît ces monstres des gargouilles ; or, quelquefois, par exemple à Saint-Étienne-du-Mont, on a refait des gargouilles seulement selon la forme utile, sans aucun visage, et ornées d’une simple moulure ; et l’on ne peut s’empêcher d’y voir un long cou qui avance, un visage qui grimace, un monstre qui vomit l’eau. On comprend que l’antique gouttière de pierre ait tenté le sculpteur. Et ces esquisses devaient s’offrir d’autant plus pressantes que la matière restait plus rugueuse, largement taillée, non polie. Notre imagination, naturellement informe et délirante faute d’objet, s’entend très bien à achever, par un travail qui est tout d’anticipation musculaire, les formes de hasard que les forces dessinent. Vinci conseille à l’artiste de faire grande attention aux crevasses des murs et autres accidents naturels. C’est se préparer à continuer, au lieu de chercher vainement à commencer. Vouloir à partir de ce qu’on a fait sans le vouloir, c’est le vouloir même. L’artiste prend conseil de ce qui est, et de ce qu’il a fait ; ce jugement ne cesse de guider les arts immobiles ; il règne dans la peinture, où, plus évidemment qu’ailleurs, le projet est subordonné à l’exécution. D’après ces remarques, on comprend que les sculptures des monuments, tout comme celles des montagnes et des racines, aient été gouvernées par la forme de la chose, par la masse à laquelle elles appartenaient. L’art du bas-relief se rencontre partout dans les ruines anciennes ; et l’on comprend que ces œuvres, qui semblent se réfugier dans la surface architecturale, se soient mieux conservées que d’autres. Mais cette remarque même donne encore une sorte de règle car trop de relief ou de creux diminuait la résistance et le sculpteur, même au cours de son travail, pouvait observer que les sculptures trop aventurées, trop sortantes, ont le même sort que les ornements des armes ; le temps et l’accident les rabattent. Sans compter que, comme tout ce qui tient au monument est sacré, et par l’antiquité même, les modèles vénérés se trouvèrent ramenés par le temps à la grande surface qui les portait, et comme nettoyés du coupant et du fragile. Le temps même a donc dicté ce style. Et je crois que l’on peut dire que le bas relief a gouverné toute la statuaire. C’est dire que c’est premièrement la forme du monument qui régit la statue. Les plans architecturaux se prolongent et s’entrecoupent en elle, comme on voit que la figure de proue rassemble et unit les deux flancs courbés du bateau ainsi que la quille remontant par l’étrave. La cariatide est un autre exemple de cette dépendance ; car ce n’est qu’un soutien sculpté. Ce qui conduit à comprendre ce mot de Michel-Ange, disant qu’une belle statue devait pouvoir rouler d’une montagne sans perdre beaucoup. Cette leçon de l’art premier n’a pas été oubliée. Même dans la statue isolée, dans la statue qui se sépare, qui se risque, le vrai sculpteur pressent que la loi architecturale doit être conservée. Des plans invisibles s’entrecoupent dans l’œuvre et la gouvernent. Je remarquais hier une statue tout à fait moderne, et qui étonnait. On y voyait, peut-être trop, que l’architecture de nouveau a pris le commandement, ce qui annonce une renaissance. Tout, dans cette statue de femme, avait forme de mur. Non pas audace, mais plutôt retour à l’antique prudence, qui construit avant d’exprimer. Il est clair d’ailleurs qu’un sculpteur peut oser beaucoup contre la loi du maçon ; toutefois il ne peut l’oublier sans tomber dans ce détail des figurines, qui ne plaît pas. Pourquoi ? Sans doute parce que la puissante loi de nature, écrite dans le monument, n’est plus lisible dans ces œuvres séparées. C’est alors l’idée qui gouverne la forme ; et quand l’idée gouverne la forme, ce n’est plus art, c’est industrie. Au contraire quand la forme se plie à la nature pesante, et, encore mieux, quand la nature semble esquisser déjà la forme, c’est le miracle du beau, la seule révélation peut-être. Une idée secondaire nous acheminera à l’ornement ; c’est que la sculpture, en certaines parties qui supportent beaucoup, peut bien être aussi comme une épreuve de la matière ; telles sont les sculptures du chapiteau ou celles des meubles. Et je vois en cela non pas seulement un certificat de durée, mais encore un témoin, comme dirait l’architecte ; car la sculpture, cariatide, moulure, fleur, ou feuille, accusera le moindre mouvement de désagrégation. Me voici donc à notre troisième idée, et ce sera assez pour cette leçon-ci. Il s’agit maintenant des ornements, du style des ornements, et de leur distribution et répétition. Le sujet est immense ; nous en avons déjà dit quelque chose. L’ornement peut être un langage symbolique, comme sont les signes héraldiques et les attributs ; il peut être un témoin de la solidité ; il peut fixer un effet fugitif ; il peut être un jeu ; il peut être une signature. En tous ces cas, comme nous l’avons compris, le style résulte moins de l’idée que de la chose et des nécessités. Ce qui nous intéresse maintenant, c’est l’ornement considéré comme maître de sculpture. Disons d’abord en gros que la sculpture fut ornement avant de se séparer de l’édifice, et que les nécessités architecturales ont imposé aux sculptures le style de l’ornement. Ces règles d’ouvrier ont orienté la sculpture vers des chemins sévères, d’où nous voyons qu’elle ne peut s’écarter sans péril. C’est en ornant qu’on a appris à sculpter ; c’est en bâtissant qu’on a appris à orner. Par ce côté, les fleurs stylisées obéissent à la nature bien plus que si elles imitaient servilement. L’architecture sauve donc l’ornement, et l’ornement ne cesse de sauver la sculpture et même la peinture, comme présentement on peut l’observer. Pour mieux expliquer cette idée assez cachée, je vous proposerai l’exemple de la monnaie. L’art de la monnaie est tout soumis à la nature. Rien n’y est arbitraire ; rien n’y est fait pour plaire. Il fallait un métal inaltérable et résistant au frottement ; il fallait une forme maniable et qui permît l’empilement et les rouleaux. Une forme aussi que l’on pût reconnaître, dont l’imitation fût fort difficile, enfin telle que l’industrie de la rognure ne pût s’y exercer sans laisser de traces. Ainsi, l’effigie de César, l’inscription, les attributs héraldiques sont tous gouvernés par la loi du commerce. La loi architecturale semble ici oubliée ; elle est pourtant représentée par le coin et la frappe, par cette opération de force et de poids qui décourage les faussaires, mais qui aussi détermine très sévèrement les formes. On peut comprendre, d’après de telles conditions, cette sculpture aplatie, nivelée, toute proche de la masse, débarrassée d’arêtes vives, soumise à la loi du plan, tangente en toutes ses courbes à un même plan. Or ce style imposé a certainement gouverné la sculpture, et surtout la reproduction de la forme humaine. C’est l’exemple le plus frappant de cette sorte d’axiome, tant méconnu et toujours retrouvé, que la liberté n’est pas toute bonne à l’artiste. Toutefois cet axiome n’a de sens que pour les arts que nous étudions maintenant ; car, pour les premiers arts, qui expriment par le corps humain lui-même, il est trop clair que l’anatomie et la physiologie imposent des limites, à la danse, à la musique, à la poésie, à l’éloquence, à l’art théâtral. Et l’on peut dire aussi, pour l’architecture, que la pesanteur y impose sa règle, qu’on le veuille ou non. En tous ces arts, et par ces contraintes inévitables, la nature règne, la nature ne peut être oubliée. Au contraire rien n’empêche de sculpter et de peindre des chevaux ailés, ou des hommes à quatre bras. Il est clair qu’en de telles divagations l’idée ne sauve pas toujours la forme. Mais on peut dire bien plus ; on peut dire que, dans les arts libres qui nous occupent, la forme du modèle, prise comme règle, ne suffit pas encore pour joindre intimement, et comme dans le grain de l’œuvre, la nature et l’idée. La ressemblance d’un homme, d’un animal, d’une plante, n’est qu’une règle extérieure, presque mécanique, et plus proche de l’industrie que de l’art. La nature doit se montrer dans l’œuvre même, et tout à fait autrement, par les conditions qu’impose une matière mal soumise, d’une matière conservant quelque chose de ses formes propres ; donc par toutes les conditions de métier, qui toujours, dès qu’elles se montrent relèvent les formes et les embellissent. Artisan d’abord : telle est la devise de l’artiste. Et cela revient à dire que si l’exécution ne dépassait pas l’idée, il n’y aurait pas d’artistes, il n’y aurait que des ingénieurs.
Vingt leçons sur les Beaux-Arts
Seizième leçon (Le 11 mars 1930)
Retour à la table des matières Il faut essayer maintenant de dire ce que signifie la sculpture ; immense et périlleux sujet. Tous les arts sont comme des miroirs où l’homme connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu’il ignorait. La danse est le miroir où l’on se voit attentif, respectueux, soucieux de l’autre, et cela dans la passion la plus vive, souvent la plus aigre, toujours la moins disciplinée. La musique et la poésie font être les sentiments en assurant les dessous, c’est-à-dire les ondes physiologiques d’émotion qui portent tous les sentiments. L’éloquence fait paraître une grandeur d’âme, une sérénité, une majesté dont l’homme ne se serait point cru capable sans les contraintes du souffle et de l’acoustique. Le théâtre achève cette éducation par ses ruses propres. Et tous ces arts, qui représentent à l’homme un homme plus ressemblant à lui-même que lui-même, le font non pas par une idée ou par des maximes, mais par le dehors par l’inférieur, en obéissant à des nécessités de nature, et on oserait dire par une sorte de massage viscéral. Je souligne, je néglige maintenant les nuances, car il s’agit de préparer une idée difficile, ou plutôt deux idées opposées et corrélatives. Après avoir traversé l’architecture, qui agit sur la forme humaine à la manière d’un vêtement, nous arrivons à la sculpture et à la peinture, deux filles d’architecture, qui nous offrent à contempler, c’est leur objet principal, deux images immobiles de la personne humaine, deux images qui font entre elles le plus violent contraste, et dont chacune fait ressortir un précieux aspect de l’homme, que l’homme n’a connu que par elle. Et il me semble que l’opposition même de ces deux images, une statue et un portrait peint, aidera à saisit le vrai sens de chacune d’elles. Or, pour la sculpture, j’ai voulu montrer comment la règle architecturale, et les nécessités de la matière et du métier, devaient produire un monument à forme humaine, bien différent des figurines que l’on obtient par moulage ou par servile imitation. Et de ce travail rocheux, de ce travail d’ouvrier, chacun sent qu’il se montre un homme plus majestueux que l’homme, plus simple, plus grand, plus étranger, plus solitaire ; évidemment sourd et aveugle ; en soi suffisant. Que signifie cela ? Afin d’éclairer cette recherche, et celle qui suivra, encore plus difficile, on pourrait dire sommairement qu’il y a quelque chose de métaphysique dans l’homme sculpté, et quelque chose de psychologique dans l’homme peint. Vous penserez que ce n’est que nuage sur nuage. Pourtant comparez le Penseur de Rodin et le jeune homme méditant de Raphaël. Tous deux pensent. Mais quelle différence ! Essayons donc de sculpter maintenant la sculpture. L’homme de Spinoza est sculpté plutôt que peint. Gœthe s’enferma six mois pour lire l’ |