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Éthique, et il revint de œ voyage, dont on ne revient pas toujours, portant cette maxime étonnante : « Tout homme est éternel à sa place ». Il me semble que la statue paraît toute en ce mot. Mais il faut encore dessiner l’idée. Étrange et forte idée, toujours oubliée ; le peuple des statues doit nous aider à la porter. Il s’agit de l’essence et de l’existence, qui sont notre double charte. Il s’agit de décider si l’homme est seulement ce que l’existence fait de lui, en le vannant comme le blé. Tout homme qui résiste prend parti. Il refuse d’être un ourlet de vague ou un tourbillon de courte durée, ou une de ces fumées qui conservent quelque temps leur forme ; il refuse, car ces pensées sont molles et paresseuses. Mais il faut entendre les raisons du métaphysicien ; si elles ne prouvent pas absolument l’idée, du moins elles la posent. De tout homme, Pierre ou Jacques, dit Spinoza, il y a nécessairement en Dieu une idée, ou essence, formule d’équilibre, de mouvements, de fonctions liées, qui est son âme, et qui est la même chose que son corps. Et, quand je la pense comme corps, je veux seulement dire qu’elle n’est point seule, mais de toutes parts assaillie et battue. Quoiqu’elle doive finalement être chassée de l’existence, ce qu’elle a montré d’elle pendant ce court temps est autre chose que l’attaque des forces extérieures. Car il ne faut point croire que cette architecture essentielle puisse jamais être malade par soi, finir, s’user, mourir par soi. Si cette essence de Jacques ou de Pierre avait en elle quelque contradiction, quelque impossibilité ou seulement difficulté d’être, elle mourrait tout de suite ; elle ne commencerait point. L’homme n’est donc détruit que par des causes extérieures. Le flot de l’existence ne cesse de battre nos falaises ; mais, dit Spinoza énergiquement, l’homme ne se tue point, pas plus s’il tourne de lui-même le poignard contre sa poitrine, que si une autre main plus forte tord la sienne. Ici se trouve, en cette austère philosophie, le centre d’espérance et de courage, et le fondement véritable de l’amour de soi.
Maintenant, où est celui qui s’aime ? Où est celui qui croit en lui-même, qui croit à son intime formule, qui croit à sa propre éternité ? Un tel homme est rare ; on peut citer Socrate, Spinoza, Gœthe. Et nous voyons au contraire, et malgré le rude avertissement spinoziste que l’homme n’a nullement besoin de la perfection du cheval, nous voyons chacun imiter le voisin, et chercher à se vêtir d’une perfection étrangère. Les politiques chantent que c’est vertu ; les sociologues aussi. À l’école on vous dit : « Sois comme cet autre. » Peu disent à l’homme : « Sois toi-même. » Qui donc dira à l’homme : « Tu es toi-même. À ta manière donc, et selon ton essence, tu dois comprendre, aimer, vouloir ; enfin découvrir en toi ta propre ressemblance. » Parlant de l’origi­nalité, je disais que le seul moyen d’aider les autres, de leur parler comme il faut, c’est de ne pas se soucier d’eux, et de faire son propre salut. Descartes, écrivant le Discours de la Méthode, disait qu’il ne conseillait point de l’imiter et qu’il ne se proposait pas lui-même comme modèle, racontant seulement comment il avait délivré son esprit. L’égoïsme ici est de loin dépassé, car cet être soi est un être universel, valable pour tout homme et égal en tout homme. Mais acceptons le mot, et disons avec Balzac : « Égoïsme sacré. » La foule ne s’y trompe pas. Elle ne cesse de dire à l’homme : « Ne sois pas comme nous ; sois toi. » Voilà l’idée.
Or tout homme, en ce monde d’apparences, qui saluent, qui imitent, qui reflètent, tout homme promène une statue ignorée. Elle paraît quelquefois dans un mendiant. Elle paraît en tous à des heures où l’homme ne prend plus conseil que de lui-même, où il se retranché, où il se ferme. Ce solitaire et cette Thébaïde d’un moment, voilà ce que le statuaire fait sortir par son métier même. Cherchant ainsi, par ses moyens d’artisan, une image rocheuse de l’homme, il trouve un dieu. Ne dit-on pas quelquefois : « Profil de médaille. » Les hommes l’ont tous, ce contour absolu, cette forme de château fort qui repousse l’assaut. Mais les hommes aussi savent bien cacher cet être puissant, qui persévère dans l’être, qui s’obstine selon soi, et qui, comme dit Spinoza, n’a point d’autre vertu. Vertu signifie puissance ; et cette vertu suffit. Cette vertu, les hommes la cachent sous les signes et messages, rides et frissons de tout l’Univers, attaques repoussées. Car on prend vite la forme de l’attaque ; on prend la forme de l’insolent, de l’indiscret, de l’envieux ; tel étale sur lui le fiel de ses envieux comme une gloire. Et l’envieux qu’est-il d’autre qu’em­prunté ? Oui on cache son propre être par cette lumière de l’œil qui guette le guetteur, et fait son propre être de cette apparence. Le peintre guette à son tour ce tremblant reflet. Mais, nous bornant au sculpteur, nous voilà en mesure, je pense, de comprendre assez ce qu’il y a de vrai et d’humain dans la statue sans yeux, dans la statue aveugle, immobile, reposant sur soi. Nos rares moments d’être, qui sont éternels, voilà ce que représente l’homme de pierre. Il se trou­ve, dans les crises, comme un refuge de sécurité en soi-même ; cela revient à la résolution de se conserver tout entier ou de périr tout entier. Socrate est un modèle éclatant ici, mais plus imité qu’on ne croit ; tout homme, peut-être, a son moment d’homme. Et c’est ainsi que la statue le montre,
Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change...
Il me faut citer une fois de plus ce grand vers. Comprenez maintenant la solitude des statues, et de qui la statue est le portrait ; d’un homme qui n’a ni projet, ni entreprise, ni désir ; qui persévère ; qui tient. Et l’expression de ce visage, rapportée à la société des hommes, n’est que le mépris de l’agitation, de l’intrigue, de la flatterie donnée ou reçue. Exemple encore une fois de lan­gage absolu. L’homme parle assez à l’homme, dès que l’homme se montre ; mais il fallait cet art, car aucun homme vivant ne peut porter la charge d’homme. Et l’on voit d’après cela qui mérite statue, comme on verra peut-être qui mérite portrait ; ce sont deux hommes. Les sages de la Grèce, Solon, Thalès, sont plutôt statues, il me semble, que portraits peints.
On pourrait vouloir deviner, d’après cela, que je vais prendre l’idéal grec comme centre de la statuaire, suivant en cela Hegel. Mais quoi ? Centre, règle, canon, proportion, école, c’est industrie. Ce n’est pas la statue grecque qui est modèle pour le statuaire, c’est l’homme. L’athlète grec est une solution parfai­te ; mais il y a sans doute autant de solutions que d’hommes ; de nouveau il faut citer Gœthe : « Tout homme est éternel à sa place. » Tout homme ! vous entendez. Il n’y a point de laid si vous trouvez l’essence, si vous trouvez ce qui tient l’homme debout. Et je voudrais, pour tracer maintenant quelque esquisse de cette diversité possible, dessiner ici trois visages de la statuaire, aussi différents, mais non plus, que sont deux hommes de la rue, l’Égyptien, le Grec, le Gothique ; en m’aidant de Hegel, et à mes risques.
L’égyptien visage, d’abord. Que dire de cet homme debout et tête levée, de ce scribe accroupi, et de tant d’autres figures, qui semblent toujours sévères, quelquefois effrayantes, mais qui ne sont jamais sans force, qui disent on ne sait quoi, mais qui le disent durement. Le dernier secret de la statuaire n’est-il pas dans cet épervier si bien lui-même, si bien fermé sur lui-même, et qui, à force de ne sentir que soi, perd enfin tout sentiment et toute pensée ? Ici est la chute de l’animal, par une sorte de perfection inhumaine. Mais ce signe, relevé au niveau de l’homme, que veut-il nous dire ? J’y vois un grand parti pris, un genre d’attention aux frontières de l’être, une sérénité de mécontent, un des types de l’équilibre humain. Si je voulais l’exprimer d’un mot, je dirais travail. Travail divisé et réglé. Que d’hommes vivent par le travail, par un travail ! Que d’hommes sont tout entiers par lui et selon lui ! Ce renoncement est un genre d’éternité. La durée est abolie.
Et là, titubera sur la barque sensible

À chaque épaule d’onde, un pécheur éternel.
Éternité du travail ; castes séparées comme les travaux mêmes ; séparées et liées. Le scribe n’est pas moins que le grand prêtre. Et cela suffit ; cet ordre suffit. Si l’on suit cette pente, l’épervier est dieu aussi ; le chat aussi. Il y a une manière de persévérer en soi par le travail, par cette certitude du métier, et cet engrenage des travaux selon le retour des saisons. Un genre d’attention bor­née, de suffisance à soi, de mépris pour toute autre chose ; il y a un dogma­tisme et une métaphysique du travail ; telle fut l’Égypte ; et tel est l’art des sphinx, car cet ordre est impénétrable. Il n’y a pas de raison extérieure, pas d’espérance, pas d’ambition pour personne. Ces dieux assis pensent cela même ; ces dieux pensent l’immobile coutume, et la seule résolution de continuer. J’ai vu et vous avez vu de ces sphinx vivants, les pieds sur un petit carreau de tapisserie, mécontents et contents, résolus de blâmer d’avance tout changement quelconque, toute fantaisie, toute évasion. Non sans une sorte d’indignation toute prête, et de méchanceté énigmatique. L’apprenti adore, le maître blâme. Voilà en esquisse cet ordre immobile des métiers. Je propose cette manière de lire un alphabet mystérieux. « On a toujours fait ainsi ; ainsi faisait ton père. » Et pour imprimer de nouveau cette marque en nos esprits frivoles, je rappelle seulement cette anecdote que j’ose dire égyptienne, et que je trouve dans Montaigne. Un fils traînant son père par les cheveux, le père ne disant rien, arrive à un certain tournant de porte. Alors le père parle : « Arrête ici, mon fils ! Arrête ! Car je n’ai traîné mon père que jusque-là. »
L’athlète grec est un autre homme. Ce n’est plus le travail qui explique cette forme, c’est le jeu. Culture de soi, maintenant, avec la fin de tirer de l’homme tout l’équilibre possible et toute la puissance possible. Je ne trouve plus ici la coutume nouée, mais au contraire l’habitude, dans le plus profond sens, dans le vrai sens du mot, qui est la prise de possession du corps, de tout le corps, ce qui est réconcilier les puissances ennemies, sensibles dans la colère. Je renvoie ici à l’homme de Platon, dont j’ai déjà dit quelque chose. Je veux analyser seulement, en suivant Hegel, le visage grec ; idéal tour à tour adoré et nié ; mais encore une fois je ne donne pas ici des leçons de goût ; il s’agit pour nous de comprendre. Eh bien, que signifie ce visage, sinon que la partie animale est réduite et gouvernée ? Le nez est suspendu au front et aux yeux, rattaché ainsi au système connaissant, au lieu de s’allonger et de descen­dre vers la bouche, de courir au service de la bouche, ce qui est museau. La bouche elle-même mise en forme, plutôt pour exprimer que pour sentir. Le menton, cette première paire de membres, comme disait Gœthe, ramené à son rôle athlétique de refuser et de braver, au lieu de laisser la bouche se plier, s’allonger, quêter et mendier. Cet ensemble signifie un parti pris, un autre parti que d’esclave roi. Ce développement peut être suivi jusqu’à l’extrémité des membres, où circule la libre possession de soi. Le corps est comme un fluide obéissant et gouverné, bien loin de cette raideur de coutume, toujours indignée, on ne sait si c’est d’elle-même ou de ce qui ose être libre. Il faut que j’abrège ; mais comment ne pas citer un beau mot de Hegel, comparant la statue aveugle à l’œuvre du peintre qui vit toute dans les yeux ? Dans les yeux brille l’âme captive qui envoie ses messages. Âme séparée. Au contraire, la pensée est partout dans la statue ; les yeux sont partout ; « et la statue sans yeux nous regarde de tout son corps ».
Autre solution encore, l’apôtre. Évoquez maintenant le Christ d’Amiens, et tant d’évangélistes, et tant de saints, toujours à demi retenus dans la masse de nos cathédrales. Voici encore un autre art, et un autre parti ; un autre modèle d’éternité. Par quoi ? Par une paix aussi, mais qui vient au contraire d’ignorer et de mépriser le corps. Cet homme apostolique est déjà mort ; mort aux métiers et aux besoins ; mort aux jeux et au bonheur de pouvoir. La statue ne vit plus que par ce renoncement même, par cette négation de la forme, par cet abandon de la forme, qui paraît à la simplicité du visage, où revient l’équilibre animal, mais de chute, et bien loin de la menace égyptienne. Cette grande révolution commence avec le Socrate du Phédon, avec cette âme qui se prépare et qui attend d’être délivrée ; et tel est l’esprit de la révolution chrétienne, une âme qui n’est point chez elle en ce monde-ci, une âme qui se sépare, une âme que son existence corporelle ne peut contenter. Ce qu’expri­me très bien la formule de Hegel, subjectivité infinie. Car l’âme ne connaît que soi et reste comme étrangère au monde ; mais de ce côté-là elle trouve l’universel, qui est le dieu des âmes. Subjectivité infinie, seule valeur, et que la statuaire chrétienne essaie d’exprimer. Mais Hegel dit ici avec profondeur que cette statuaire n’est plus alors la reine de l’art. Elle touche aux limites de son pouvoir, puisque, par la forme, elle nie la forme même. Cette forme méprisée a encore la puissance architecturale de signifier séparation, mort, autre vie ; elle est trop loin de cette vie-ci. Aussi remarquons qu’elle se réfugie dans la masse de l’édifice ; elle orne son propre tombeau. L’expres­sion de la subjectivité infinie, ce n’est pas à la statuaire qu’elle appartient premièrement, mais aux deux arts mystiques, que l’on peut dire chrétiens, à la musique et à la peinture.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Dix-septième leçon
(Le 18 mars 1930)

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L’ordre que j’ai suivi, et que le crois naturel, me conduit à opposer à la sculpture la peinture et le dessin pris ensemble ; nous aurons ensuite à cher­cher entre peinture et dessin quelque opposition plus cachée. Présente­ment il me paraît utile de rassembler et de mettre à part les deux arts de l’apparence pure, qui sont pour nous quelque chose de tout à fait nouveau. L’architecture et la sculpture ne produisent point d’apparences ; elles se donnent comme des objets réels ; et ce caractère solide, massif, pesant, est peut-être celui qui importe le plus. Ce qui n’est pas masse ou pris dans la masse est étranger à ces arts. Ce qui n’exclut pas l’apparence ; car l’objet vous étant proposé, monu­ment ou statue, c’est à vous d’en rechercher les diverses apparences, et de les faire passer les unes dans les autres par votre mouvement. Cette exigence de mouvement est propre à l’architecture. Rien n’est plus mouvant que le monument. Ces grands immobiles ne cessent de mouvoir les foules, de les rassembler, de les disperser. La sculpture fixe un peu mieux le spectateur ; mais enfin une statue offre une infinité d’aspects.
La peinture, c’est son caractère le plus marqué, nous offre, au contraire, une apparence, par exemple d’un monument, d’un pont, d’un paysage, d’un visage, une apparence que notre mouvement ne change point. Les troncs, les colonnes, ne prennent point par notre marche ce mouvement et ces éclipses qui nous font connaître que l’objet est réel. Par là il est aussitôt évident que l’image peinte n’est qu’une image ; et l’on vient aussitôt à cette idée, qui a son importance, que la peinture n’a pas pour fin de tromper l’œil, ou du moins qu’elle a renoncé à chercher par là. On lit dans Cicéron que Zeuxis et Apelles rivalisaient, l’un trompant les oiseaux par des raisins imités, l’autre trompant les hommes par une apparence de rideau ; cette anecdote prouve que la peinture était encore prise quelquefois en ce temps-là comme un art d’illusion, semblable en cela à l’art théâtral, par lequel on se laisse tromper avec bon­heur. Je ne crois pas que la vraie peinture ait rien conservé de ces recher­ches ; le cadre même le dit. Par le cadre, séparation évidemment artificielle, la peinture dit : « Je ne suis que peinture. » Chacun a pu remarquer que le cadre orne la peinture et lui donne valeur. Ainsi le peintre prend bien comme fin une apparence comme telle ; il nous la propose et même il nous l’impose ; mais il méprise ce succès facile de nous tromper, même avec notre consentement, comme font encore les Panoramas et les décors de théâtre. D’où une assurance parfaite du spectateur de peinture, qui cherche seulement le point d’où l’on voit le mieux l’invariable apparence, et puis s’y arrête pour une contemplation que l’on peut dire véhémente, surtout devant les célèbres portraits. Qu’y a-t-il donc là, dans ce cadre ? Non plus une éternité essentielle, mais plutôt un moment fixé. Le dessin se borne peut-être même à l’instant ; la peinture, non pas ; et il s’agit de comprendre comment le peintre arrive à rassembler dans une apparence bien plus que l’instant, le moment, et, par ce moment, non pas l’essence, mais l’histoire de toute une vie.
Toutefois d’abord je veux insister encore sur le caractère de l’apparence pure, qui est une manière de voir propre au peintre, et sans pensée. Le travail de l’artiste, nous l’avons assez remarqué, ne le conduit jamais du concept à l’œuvre, et le plus beau dans ce qu’il fait est toujours ce qu’il n’a pas prévu et ce qu’il ne saurait nommer. Mais c’est éminemment du peintre qu’il faut dire qu’il crée sans concept ; car le dessin, par exemple, permet encore que l’artiste nomme ce qu’il dessine ; au lieu que dans la vision picturale il y a un continuel refus de savoir. Courbet peignait un tas de bois mort sous les arbres, par la seule apparence, et sans savoir ce que c’était. Peindre d’après le concept, c’est donner à l’objet non pas la couleur qu’il reçoit de l’heure et des reflets, mais la couleur que l’on sait qu’il a, la couleur qu’il devrait avoir. Dessiner d’après le concept, c’est vouloir tracer la forme vraie, par exemple les cinq doigts de la main, ou les deux yeux dans un profil. Un enfant qui n’avait jamais dessiné refusait de représenter le tableau noir par une figure aux angles inégaux, c’est-à-dire tel qu’il le voyait ; car, disait-il, il savait bien que le tableau avait ses quatre angles égaux. Voilà ce que c’est que peindre et dessiner intelligemment, c’est-à-dire selon le concept. Mais celui qui dessine refuse l’idée, et le peintre, encore plus énergiquement, s’exerce à voir sans penser, c’est-à-dire qu’il se défait de cette idée d’un être qui est là devant lui, qui a d’autres aspects, enfin d’un être tel qu’il est véritablement. C’est qu’il cherche une autre vérité ; car il est vrai que, cet être, je le vois ainsi ; et cette vérité-là n’est pas abstraite comme l’autre ; elle n’est pas séparée de moi qui la connais ; elle est la vérité de ma propre position, et la vérité de l’heure ; donc, ensemble, la vérité du modèle, la vérité de l’Univers, par les éclairs et les reflets, et la vérité du peintre. Car, comme la forme apparente et la pers­pective n’appartiennent pas à l’objet, mais expriment un rapport entre l’objet et moi, la couleur non plus n’est pas inhérente à la chose ; elle dépend de la lumière éclairante, des milieux traversés, des couleurs voisines reflétées. Voilà une étrange découverte, et une naïveté bien savante. La peinture refuserait donc l’être séparé ; elle serait naturellement cosmique. Bien loin d’exprimer l’essence ramassée sur soi, elle retrouverait l’existence dispersée, l’attaque du monde et la riposte ; toutefois par l’immobile, par l’immuable, et par un autre genre d’éternité. Cette idée séduisante, mais qui d’elle-même déborde, je l’ajourne. J’aime mieux, selon la méthode imposée par les autres arts, exami­ner d’abord et encore les conditions inférieures, et si je pouvais, les mouve­ments du métier ; mais ce métier est le plus mystérieux de tous.
Puisque j’en suis à l’apparence, qui est gibier de peinture et gibier de dessin, je veux marquer, entre l’homme qui peint et l’homme qui dessine, une opposition de geste, qui me paraît de capitale importance. Le dessin est fait d’un geste qui saisit, qui emprisonne, qui reconstruit ; même refusant l’être, et borné à l’apparence, c’est encore un geste pensant. Le geste du peintre qui pose la touche est tout à fait autre ; il nie même l’autre. Nous aurons à exami­ner si la peinture peut se séparer tout à fait du dessin ; il est clair qu’elle s’y efforce. Et, ce qui me paraît digne de remarque, c’est que ce geste de poser la touche vaut un refus de penser non seulement l’objet, mais même la forme. Car le peintre, après avoir dessiné la forme, va à l’effacer, et à l’effacer autrement que par le geste de hachure et de griffonnage, où je sens décision et parti pris. Le peintre ne cesse donc de dire, par une mimique pleine de sens : « Je ne sais pas ce que je fais ; je ne le saurai que quand je l’aurai fait. »
D’après ces remarques sur l’apparence pure, on peut juger mieux certaines hardiesses, que l’on voudrait nommer témérités. Car, puisqu’il s’agit de traduire ce que l’on voit, on peut demander : « Que ne voit-on pas, ou que voit-on au premier moment ? » Si l’on se donne autant qu’on peut au premier regard, si, à force de ne pas penser, on remonte jusque-là, les choses n’y ont pas encore cet aplomb et cette distribution qui viennent à la fois du concept et du commun usage. Un peintre, sur la place du Panthéon, représentait un jour le ciel de côté, et des cheminées qui semblaient tomber dans le ciel ; d’où résultait un effet de couleur, de profondeur, de gouffre, qui n’était pas sans puissance ; or je m’assurai qu’il suffisait de pencher la tête pour voir ainsi. Est-ce moins vrai ? Dans l’apparence tout est vrai. C’est ainsi qu’on arriverait à rendre le mouvement même du peintre par une sorte de peinture brisée. Je porte les yeux ici, puis là ; je les ferme ; je les ouvre. Qu’ai-je vu ? Un chaos évidemment plein de puissance, riche d’être, et même absolument suffisant, car tout l’univers y danse. Instant de moi et de vous qui jamais plus ne sera, mélange de l’âme et des choses. En ces procédés étranges, et plus naturels qu’on ne croit, il arrive que le dessin revienne et ramène le parti pris et une sorte d’ordre dans le désordre même. Et cela prouve assez que la peinture, analogue sous ce rapport au théâtre, doit découvrir des procédés en vue de réconcilier l’apparence et l’être. Mais le centre et l’âme de la peinture, même travaillant sur un plan dicté par le dessin, n’en est pas moins toujours de chercher et de retrouver la première apparence, l’apparence jeune, et comme la naissance d’un monde, sans aucun savoir mêlé, sans aucun concept ; tel le regard et l’air du visage dans un beau portrait. Ici encore l’idée se propose d’elle-même. Et encore une fois ajournons.
Puisque j’ai souligné le geste propre au peintre, conduit à cela par le premier des arts, qui n’est que geste, puisque j’ai voulu déterminer l’art de l’apparence pure d’après une sorte de danse de l’artiste, qui ne peut que changer beaucoup ses sentiments et finalement ses pensées, je dois faire maintenant, en suivant ce chemin, une revue du métier de peintre considéré comme métier ; du peintre luttant en ouvrier contre une matière rebelle, diffi­cile à manier, durable en revanche, ce qui nous ramène à une sorte d’architec­ture. Cette revue sera sommaire et misérablement incomplète ; elle suffira peut-être pour proposer l’idée. Je connais, par un bon nombre d’essais malheureux, la couleur à l’huile ; je sais comment elle refuse de s’étaler, de se borner, de se niveler. Si j’étais un bon peintre, je ne parlerais pas sur la peinture. Mais je veux raconter comment un jour je me sentis près d’être peintre. Par les hasards de la guerre je fus amené à m’exercer sur un panneau d’horloge, verni par places ; et encore avec de mauvais crayons de couleur qui ne marquaient qu’une fois sur trois. Je voulais représenter Adam et Ève, l’arbre, et le serpent ; je ne crois pas que je ferai jamais mieux ; et cela ne vaut pas un regret ; mais j’ai pu du moins comprendre ce que nous vaut la difficulté, la pénible retouche, et surtout un genre de réflexion sur ce que l’on vient de faire, et qu’on ne pouvait nullement prévoir. Enfin je crois, par l’indigence même des moyens, avoir ce jour-là compris quelque chose. Comparez la peinture à la poésie ; j’aperçois dans le travail du peintre, comme dans celui du poète, une chance continuellement sollicitée, et soudain favora­ble, ce qu’exprime l’antique anecdote de l’éponge ; un peintre ancien, déses­pérant de rendre par ses couleurs la bave d’un chien furieux, jeta de désespoir son éponge chargée de couleur contre son tableau ; et cela fit l’affaire. N’ayant pu faire métier de chances heureuses, je me trouve arrêté au seuil d’une analyse qui serait révélatrice. Je me borne, par détour, à énumérer les genres de peinture les plus difficiles à l’exécution, et qui peuvent être dits l’école du peintre, de la même manière que l’architecture est l’école du sculpteur.
Je nommerai en premier lieu de nouveau les jardins ; car le jardinier est aussi un peintre ; il veut plaire par la juxtaposition ou le mélange de certaines couleurs. Or je remarque qu’il ne compose pas ses couleurs. Les espèces et les saisons les lui imposent, ainsi que la forme et la grandeur de la touche élémentaire. Il faut dire aussi que ces couleurs ne cessent de changer selon l’heure et selon l’âge ; et que les ombres, en cet art qui aménage la nature pour le repos de l’homme, ne sont pas tant des signes du relief que des couleurs encore, qui exercent, par contraste, une action reposante. En toutes ses recherches, le jardinier, ce peintre, obéit à la nature, sans l’imiter. Je ne sais si ces remarques conduisent bien loin ; du moins je suis assuré qu’un peintre trouvera beaucoup à apprendre en observant ce pur jeu des couleurs, qui ne veut qu’émouvoir par l’éclat et par le contraste. Un peintre avoue souvent que le premier caractère d’une belle œuvre de peinture est qu’elle fait une belle tache de couleur, harmonieuse, balancée ; oui, belle même si le tableau est tête en bas, même si l’on ne saisit pas encore du tout ce que le peintre a voulu représenter. Il est bien clair que l’image peinte, scène ou portrait, discipline ce premier sentiment ; il est clair aussi qu’elle ne le supprime point. Cette entrée de couleur établit aussitôt cette émotion de santé et d’humeur où les plus hauts sentiments puisent leur vie. Et sans doute de ce chaos d’abord pour l’esprit, mais déjà ordonné par rapport à nos fibres vivantes, il se fait une naissance miraculeuse qui recommence à chaque regard.
Je nommerai en second lieu les arts du feu, qui sont une peinture aventureuse, étroitement tenue, par exemple dans la poterie et dans les émaux, où quelquefois l’on compte sur les hasards du feu. On obéit alors à la nature, ce qui détourne de l’imiter. Ici les couleurs sont rares et imposées, d’après la composition même de la terre. Couleurs conventionnelles, et purement orne­mentales. Je citerai seulement le bleu et le jaune de Quimper, si connus. Mais aussi je remarque que convention et simplification sont bien loin de nuire, et que l’artisan s’élève à l’art par les difficultés du métier. Les terres broyées à l’huile sont un peu moins rebelles ; et toutefois les peintres savent bien qu’ils doivent se défier des couleurs nouvelles, obtenues par chimie ; qu’ils ont à prévoir des effets de séchage, d’absorption, d’altération par les lents effets de la lumière ; certaines couleurs se fendillent, tel le bitume ; d’autres, comme le bleu de Prusse et le rouge d’aniline, s’étendent et envahissent ; la matière occupe les pensées et retarde l’exécution. Dans la belle époque de la peinture, les peintres broyaient eux-mêmes leurs couleurs ; ils avaient leurs secrets ; la préparation des toiles ou des panneaux les retenait aussi. Le travail de peindre comprenait les fondations, comme d’un édifice. La méditation propre au peintre, et qui n’est jamais assez retardée, qui n’est jamais assez lente, était nourrie de ces contraintes, et peut l’être encore maintenant. On raconte que le Titien, au premier moment d’un portrait, peignait sur un fond une tache claire et presque uniforme, qu’il retournait contre le mur, et laissait dormir quelques jours. Je suppose qu’il y cherchait ensuite, par une sorte d’évocation, les premiers traits de l’œuvre ; et c’est en ce sens qu’il imaginait ; mais nous voilà loin des rêveries inconsistantes, et très près, il me semble, du sculpteur de racines. Seulement, qui suivra ce même travail d’une touche à l’autre ?
Je détache des arts du feu la mosaïque d’abord, évidemment architecturale, et qui pourrait bien encore aujourd’hui être une école pour le peintre. Le poète, selon un mot bien connu, doit apprendre à faire difficilement des vers faciles ; mais cela même, il ne le sait jamais assez ; et, par finir trop vite, et ne pas assez attendre, il manque un autre bonheur, plus naturel encore. Chateaubriand, jugeant les plats poètes du XVIIIe siècle, dit un mot qui éclaire tous les arts, un mot que j’ai déjà cité, et qui mérite d’être redit. Ce n’est pas, dit-il, que ces poètes manquent de naturel, mais ils manquent de nature. La critique, à ce que je crois, ne peut rien montrer de plus profond. Or le peintre aussi doit apprendre à peindre difficilement ; et, de même que tous les artistes, ce n’est point par le premier mouvement, mais c’est par la matière, qu’il retrouve la nature. Et comme Michel-Ange retrouvait la nature dans les blocs de sa carrière de marbre, c’est la nature aussi que le peintre de mosaïque retrouve dans ses petits morceaux de pierre colorée. Mais comment ? On dira peut-être que l’idée est toute dans le projet que le dessin prépare. Mais encore une fois il faut dire que l’exécution, autant qu’elle est copie d’une idée, est étrangère à tous les arts, quoiqu’elle soit mêlée à tous. La mosaïque n’est un art qu’autant que les règles du métier, au contraire, dictent les formes. Ici même, au point où la matière collabore en résistant, ici se trouve l’inspiration ; à la pointe de l’outil, dirai-je. Mais, précisément, que peut donc enseigner la mosaïque au peintre ? D’abord un genre de ligne qui n’est pas la ligne du dessin. C’est une chose digne de remarque, qu’une ligne soit toute d’esprit dans le cas justement où la matière la rompt ; l’idée ne se pose jamais mieux que sur des ruines ; et toujours est-il que celui qui aura suivi les lignes d’une mosaïque comprendra mieux l’ornement. Mais surtout la mosaïque impose la touche uniforme et même séparée. Un tel procédé, tant de fois essayé de notre temps, n’est pas, sans doute, le dernier mot de la peinture ; mais que l’on y soit revenu, cela prouve tout au moins que l’autre procédé, de fusion et de dégradation des couleurs, entraîne bientôt la peinture dans les chemins de la flatterie. Chacun a vu de ces robustes toiles, et construites, selon le mot à la mode, qui ressemblent à des mosaïques.
Je détacherai encore des arts du feu l’art des vitraux. C’est la peinture la plus éclatante, et qui retrouve presque cette pure couleur des pierres précieuses, dont Gœthe ne se lassait pas. C’est la peinture qui participe le plus directement du brillant de la lumière cosmique ; c’est la seule qui colore aussi les autres choses, en mêlant à elles sa propre image. Souvenez-vous des vitraux de Combray, dans Proust. Les couleurs sont uniformes, et sans mélange. Ajoutez encore, par la double condition de l’arête de plomb qui suit le contour des couleurs et impose ainsi un genre de dessin, et de l’arête de pierre, qui suit la loi de l’édifice, ajoutez donc une contrainte continuelle que l’artisan exerce sur l’artiste. Contrainte à laquelle l’artiste, en tout art, finit toujours par se soumettre. Il commencerait par là s’il comprenait que l’art n’a nullement pour fin d’exprimer une idée, mais tout au contraire de faire paraître par des moyens de métier, par des moyens imposés, une idée que l’esprit par ses propres moyens n’aurait pu former. Cette nature selon l’esprit, mais qui est d’abord nature et qui reste nature, c’est le miracle de l’art. Disons seulement que la leçon des vitraux, qui reste obscure, est néanmoins grande et belle.
J’arrive à la fresque ; et toujours je m’arrête au seuil de ce grand sujet. Que la matière soit ici architecturale, et liée à l’édifice, c’est ce que l’on voit aussitôt. Que la difficulté, qui règle l’exécution et même la préparation, impose une simplicité héroïque, et peut-être même épique, on peut encore le supposer. Mais si la fresque conduit à la vraie peinture, ou si au contraire elle ramène le dessin, et si, retrouvant ainsi le mouvement, elle subordonne la couleur à la ligne, c’est ce que je n’oserais pas décider. Il se peut que ce que nous aurons à dire du dessin éclaire un peu ce grand problème. Toujours est-il qu’ici encore le métier porte l’œuvre, et que nous retrouvons à coup sûr dans la fresque cette servitude et grandeur mêlées, et cette nature institutrice portant l’infinitésimale volonté, traits communs à toutes les œuvres belles. Pour finir disons que, quant au style, la peinture proprement dite doit quelque chose à tous ces arts architecturaux, et surtout la leçon principale, et de toutes la plus cachée, c’est que le vrai modèle c’est l’œuvre même.

Vingt leçons sur les Beaux-Arts

Dix-huitième leçon
(Le 25 mars 1930)

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Il faut maintenant que je procède par touches et retouches, comme le peintre lui-même, si je veux dire quel est l’objet propre de la peinture. Nous sommes au point critique de difficulté et de subtilité. Le dessin, qui nous occupera pour finir, qui indirectement nous a déjà éclairés, peut nous éclairer encore ; car le dessin est peut-être de tous les arts le moins caché, le plus proche parent de la pensée.
Le dessin, mais épais, lourd de matière, architectural, soutient la couleur dans le vitrail. Le dessin, par les nécessités d’une prompte exécution et sans retouches, circonscrit la couleur dans la fresque ; et sans doute l’incorporation de la couleur à l’édifice contribue à donner une autorité incomparable à ces dessins coloriés ; sans négliger aussi la grandeur réelle, qui est imposée par l’architecte. Mais si nous détachons de l’édifice le dessin colorié, si nous considérons par exemple l’aquarelle et le pastel, nous remarquons que ces arts, même dans leur plus haut point de perfection, sont bien loin d’avoir la même puissance expressive que la peinture à l’huile. Chacun a remarqué que, dans l’aquarelle, la couleur ne peut vaincre le dessin, peut-être parce qu’elle est transparente et presque sans matière. Ici, comme dans le dessin, le papier est roi. C’est donc le dessin qui nous expliquera l’estampe. Il est connu, en tout cas, que l’aquarelle ne peut soutenir assez le portrait. Le visage humain y peut plaire, mais il est aisément dominé par le costume ; on voudrait presque dire que c’est la mode qui règne ici, et les grâces purement extérieures. Pour le pastel, qui est peinture par la matière, quoique fragile, mais qui est dessin par le geste de l’artiste, et par la forme de l’outil, il est difficile de dire ce qui lui manque, mais chacun le sent. Nulle profondeur dans le regard ; tout l’être au dehors ; une attitude de société avec un souci et presque une passion de plaire, une frivolité sans dessous, un masque mondain. En ces traits je crois que c’est le dessin qui se montre, le dessin toujours emporté par quelque mouvement. Ces nuances, seulement proposées ici, ont pour fin de nous ramener à nos moyens d’analyse qui sont la matière, le geste, la méthode de retoucher à intervalles, enfin ce qu’il y a de maçonnerie dans le travail du peintre. Nous devons donc porter notre attention encore une fois au maniement de cet enduit plus ou moins transparent, qui se transforme par le séchage en un dépôt incrusté dans la toile ou le panneau, aussi résistant que le bois le plus dur. Le tableau, fruit d’un long travail de superposition, enferme par là même des secrets impénétrables, qui font le désespoir du copiste et peut-être du peintre. Ce long travail, et si souvent repris, correspond à une observation patiente où il s’agit de surprendre et de fixer quelque chose. Mais quoi ? Le portrait est le centre de la peinture ; et le portrait peint ne peut, par la nature même du travail fixer une attitude, un instant, une pensée qui passe à encore moins une action. Le portrait, à force de patience, finit par fixer tout un être ; non pas un épisode ; non plus cette imperturbable essence refermée sur soi, comme fait la sculpture ; bien plutôt, reprenons la formule de Hegel, la subjectivité infinie. Mais qu’est-ce à dire ? Non pas la primitive nature et nue, mais la nature faite d’expériences accumulées, et toutes rassemblées dans un précieux moment que le peintre fixe à jamais. Il y a correspondance entre la lente formation d’une nature chargée de ses souvenirs, enrichie, façonnée et changée aussi par des rencontres, et le travail même du peintre, qui ne cesse d’accumuler, de superposer, de changer en conservant. C’est la mémoire, c’est l’histoire d’une âme qui est ici enfermée. Car, pour revenir à nos vues spinozistes, à y a deux choses à considérer dans Pierre ou Jacques ; il y a une immuable nature, une idée éternelle qui persévère dans l’être ; et il y a ce que l’on peut nommer les étrivières de l’expérience, les heurts, les frottements, les concessions, les diminutions dont on fait accroissement, enfin la lente formation des senti­ments politiques ; politiques, dans le plein sens de ce mot ; sentiments de société, où il est admirable de remarquer comment la nature propre, obstinée, invincible, se revêt pourtant d’apparences ajustées à elle-même et aux autres, et semble dire, par ce regard civilisé : « Voilà comment j’ai vécu ; voici tous les épisodes de ma vie, mais incorporés, digérés, assimilés. » Il est clair que, dans ces sentiments sociaux, que j’aime à dire politiques, il faut mettre au premier rang les sentiments familiaux, parce qu’alors éminemment le compromis est voulu et même aimé. L’être qui exprime cela exprime donc plus que lui-même. Le portrait porte ainsi en lui un secret de société, et une puissance de sympathie qui n’est jamais dans la statue. La statue est seule. La statue ne nous voit pas. Stendhal dit d’une jeune personne fort jolie que ses yeux semblaient faire la conversation avec les choses qu’elle regardait. Il y a ici un peu d’excès, et Stendhal l’entend bien ainsi. Mais cette vive peinture par des mots nous oriente comme il faut pour comprendre ce qui est propre au portrait peint ; c’est le regard, et tout ce qui entoure et complète le regard.
La statue n’a point d’yeux ; aveugle et sourde. Elle pose seulement sa propre loi. Solon laissa ses lois seules comme des statues ; elles n’entendaient point ; elles ne répondaient point ; ainsi il n’y avait pas d’arrangement ni de compromis. Ce Solon était absent toujours. Il avait laissé à Crésus glorieux cette maxime, qu’on ne peut dire qu’un homme est heureux tant qu’il n’est pas mort. Plus tard Crésus sur le bûcher appelait : « Solon ! Solon ! » Ce qui étonna le vainqueur et finalement l’adoucit. Cependant Solon, roi sur ces rois, était ailleurs. Tel est le gibier du sculpteur. Par opposition, concevez quelque homme d’État soucieux de retouches, qui se prête aux conversations, qui vit de compromis et qui toujours s’y retrouve, par un travail de présence et de sympathie ; voilà le gibier du peintre. Je disais : métaphysique dans la sculp­ture, psychologie dans la peinture ; psychologie, histoire d’une âme ; senti­ment total. Non point de ce que j’ai voulu être, de ce que j’ai affirmé et composé, mais de ce que j’ai pu être ; sentiment composé de soi et des autres, des amours, des amitiés, des rencontres ; tout cela ensemble et indivisible. Dans l’expérience réelle, dans les vues que l’on a des autres, on saisit comme des éclairs de cette rêverie intégrale ; on invente alors le roman d’une vie ; mais on perd la trace. Il n’appartient qu’au peintre de guetter ces signes, de leur préparer la place, de les conserver et de les reprendre, accumulant tous ces essais en un signe, le portrait, qui n’a point d’équivalent, et que le modèle ne peut égaler ; c’est en ce sens que le peintre arrive à faire plus ressemblant que la nature même.
Afin de rendre cette idée plus saisissable, remarquons encore une relation d’harmonie entre cet objet psychologique et la nature même de la peinture, qui, par décret, s’en tient à la pure apparence. C’est la plus haute conquête de l’esprit que de comprendre que toutes les apparences sont vraies, exprimant l’être et ses alentours, et toutes choses, et le spectateur même. Par exemple un mirage fait connaître à la fois l’air surchauffé et le mécanisme du corps humain et de la mémoire. Le célèbre bâton brisé fait connaître à la fois la surface de l’eau et l’indice de réfraction. Mais sans chercher par là et sans attendre les preuves, toujours est-il vrai que j’éprouve ce mirage quand je l’éprouve. Or le prix d’une vie, ou plus précisément du roman d’une vie, est en ceci que tout y est vrai, même les erreurs, même les ruses, même les changements, même les oublis, même cette ruse de l’oubli qui se souvient ; et cette transparence ou demi-transparence de soi à soi, ce qu’on préfère, ce qu’on veut, ce qu’on refuse, tout ce ton du tableau intime, tout cela que le sculpteur rabat si bien, le peintre le conserve en un juste mélange, par ce parti pris de ne point penser et de s’en tenir à œ qu’il voit. Où le romancier ne tient jamais qu’une esquisse simplifiée, car il doit juger et peser, le peintre, par son métier et par sa patience, saisit l’âme dans l’expressive apparence, qu’il compose peu à peu, comme la vie intérieure et secrète s’est faite peu à peu. Le peintre est le seul psychologue peut-être.
Comment observer une âme sur un visage, quand l’attention même, le plus alarmant des signes, met en fuite les autres signes en ne laissant que ceux de l’alarme et de la surveillance ? Car l’œil vivant ne cesse de lancer ce signe : « Je devine que tu veux me deviner. » Or le miracle de la peinture, c’est que ce feu de société, ce reflet d’opinions et de jugements, chose par excellence mobile et décevante, fait un objet durable et désormais immobile. Cette âme, par exemple la
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