télécharger 116.98 Kb.
|
Hubert Bonin, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Institut d’études politiques de BordeauxLes Bordelais de l’économie des services : l’esprit d’entreprise dans le négoce, l’argent et le conseil Bien que la réputation des Bordelais d’être de piètres praticiens de l’industrie soit en contradiction avec les réalités historiques, elle n’en met que plus en valeur la puissance des savoir-faire clés qu’ils sont censés avoir développés dans le domaine des activités de services, dans le secteur tertiaire donc. Bordeaux a été et tente de rester une solide plate-forme de distribution des productions du Sud-Ouest et d’importation de certains produits nécessaire à leur développement : en cela, les Bordelais ont bel et bien constitué pendant les deux derniers siècles un capital d’expérience, dans le traitement des flux de marchandises, d’argent, de navires et de wagons, puis de camions, dans la logistique, dans les services aux entreprises. Un bloc de compétences particulier s’est ainsi dessiné et son renouvellement a été souvent l’un des enjeux clés de l’histoire économique – et quelque 170 000 emplois dépendent du ‘tertiaire marchand’ en Gironde en 1990 au sein des 300 000 emplois tertiaires. 1. L’espace du tertiaire marchand : de l’héritage à la modernité Les Bordelais côtoient aujourd’hui dans leur vie quotidienne les vestiges d’activités vigoureuses. Des noms de rue évoquent les acteurs de l’économie tertiaire, comme les marchands (Balguerie-Stüttenberg), les patrons mi-négociants mi-industriels (Brizard), etc. Si la rénovation des quais s’est accompagnée de leur destruction, les fameux ‘hangars’, reconstruits dans l’entre-deux-guerres de façon moderne, ont longtemps marqué la présence des échanges marchands en plein cœur de la ville ; et la réurbanisation du quartier d’aval permet la mise en valeur du Hangar 14, tandis qu’elle replace les Chartrons au centre d’une dynamique : on retrouve alors les façades de maisons de négoce, des résidences des négociants, etc. Les bassins à flot, construits à la fin du 19e siècle, renouent avec une certaine animation avec des entrepôts et la navigation de plaisance, tandis que des lieux ‘branchés’ (le H36, le Nautilus) récupèrent des bâtiments tout alentour qui, jadis, abritaient les marchandises en transit. Enfin, le CAPC lui-même a permis de faire découvrir la belle harmonie de l’Entrepôt Lainé, qui, depuis sa construction au milieu du 19e siècle, servait de dépôt pour les marchandises importées en attente de réexportation ou de paiement des droits de douane. Plus présents encore sont les immeubles de la Bourse ! La Bourse elle-même y a clos son marché dans les années 1990 ; mais la Chambre de commerce & d’industrie et nombre de services qui lui sont proches y animent encore un foyer d’initiatives utiles aux entreprises girondines ; l’institution des marchands, établie au 18e siècle, a réussi à briser les forces d’inertie et à rétablir son rayonnement au tournant du 21e siècle. Loin de la beauté et de la gloire héritées des demi-siècles antérieurs, le monde marchand et tertiaire contribue à structurer l’espace bordelais moderne, sans qu’on sache si le legs architectural dépassera les décennies proches puisque les exigences fonctionnelles l’emportent trop souvent… L’aéroport est l’outil déterminant au maintien de la vocation de Bordeaux comme pôle de tertiaire supérieur car, sans lui, on verrait mal les firmes nationales et transnationales fréquenter le Sud-Ouest ; cela explique que l’aérogare, elle-même rénovée et agrandie avec des choix architecturaux séduisants, soit devenue le pôle d’impulsion d’un vaste espace tertiaire : aux entrepôts et bâtiments banals se sont ajoutés tout récemment des sièges décisionnels, qui peuvent rayonner sur l’agglomération ou la région grâce à la proximité des axes autoroutiers : le courtier d’assurances Filhet-Allard, le Crédit commercial du Sud-Ouest (désormais filiale du CCF-HSBC) et l’entité ‘entreprises’ de la Société générale se sont ainsi installés à Mérignac ; le Crédit mutuel du Sud-Ouest dispose d’une antenne importante tout près, à Pessac. Tout autour de l’agglomération et le long de la rocade ont fleuri les fameuses ‘zones’ qui, outre des ateliers, accueillent des pôles de logistique, comme Bordeaux-Nord (avec le Siège du négociant en cacao Touton depuis 1969), Bordeaux Fret (avec plusieurs transitaires importants). C’est que le traitement des flux de marchandises et même des conteneurs – instrument du transport international depuis les années 1970 – s’effectue désormais sans aucun lien physique avec le port, dès lors que nombre de ces flux le court-circuitent d’ailleurs pour partir vers d’autres havres ! Est-ce à dire que l’espace tertiaire marchand a délaissé les rives de la Garonne ? que la nostalgie du grand négoce domine seule au sein d’une ville musée ? Il est vrai que l’énorme majorité des firmes de négoce de vin ont quitté les Chartrons dans les années 1970-1990 ; le projet de Cité mondiale du vin a capoté car aucun négociant n’a joué le jeu du projet de regroupement au cœur d’un pôle symbolique… Les Chartrons se sont vidés des barriques ! Si Schröder & Schyler conserve des bureaux sur les quais, la majorité des chais sont actifs au mieux à Bacalan (pour Mestrezat) et, pour l’essentiel, en banlieue (CVBG à Parempuyre, Barton & Guestier-Cordier ainsi que Bardinet à Blanquefort depuis 1975) ou sur la rive droite (William Pitters à Lormont, dans les anciens bâtiments des chantiers navals ; Ginestet à Carignan-de-Bordeaux)… Cependant, des courtiers de vin, des négociants de taille modeste ou travaillant sur internet ou par FAX, sans chais, œuvrent encore aux Chartrons ; Marie Brizard garde ses bureaux rue Fondaudège… Et c’est bien à Bordeaux que les acteurs du monde du vin se réunissent pour travailler en communauté, à la Chambre d’agriculture, au Centre interprofessionnel des vins de Bordeaux (C.I.V.B.), qui rassemble dans ses locaux du centre-ville les diverses fédérations vinicoles et des associations de mise en valeur du bordeaux. Le Triangle d’Or et les quartiers limitrophes hébergent nombre d’agences de publicité, de communication, de traiteurs, de professions de l’édition (dont des imprimeurs, comme Molenaar ou Cazabonne) qui travaillent pour le monde des marchands et des vins. Le centre de Bordeaux a gardé des activités bancaires d’envergure : la Société bordelaise de CIC a déménagé du cours du Chapeau Rouge et du cours de Verdun à la Cité mondiale, proclamée avec succès pôle tertiaire ; une forte délégation régionale de la toulousaine Courtois trône en face du Grand Théâtre ; tout près, également, le Crédit lyonnais, la Société générale et BNP-Paribas gardent des directions de ‘groupe’ à deux pas l’un de l’autre. S’il conserve son ancien siège du cours de Verdun, devenu une agence cossue pour clients citadins, le Crédit agricole de la Gironde reste ancré dans Bordeaux avec son gros Siège du boulevard du Président Wilson, qui devient en 2001 le Siège de l’ensemble du Crédit agricole d’Aquitaine. Le ‘cerveau’ du groupe et du journal Sud Ouest lui-même maintient sa fidélité à un pôle tertiaire central puissant, qui relie le Siège de Gaz de Bordeaux, la Mairie, quelques agences de communication, des cabinets d’avocats (dont des avocats d’affaires), entre le Cours d’Albret et la rue Sainte-Catherine. Il serait donc fallacieux de prétendre que l’espace du tertiaire marchand échappe au regard des contemporains ! L’on retrouve des héritages que la ville musée a préservés et entretenus avec plus ou moins de continuité et de ferveur – puisque l’Entrepôt Lainé était destiné à la destruction dans les années 1970 et que son bâtiment jumeau a été bel et bien détruit… – et que les tendances actuelles d’une architecture soucieuse de ‘réhabilitation’, souvent au profit de nouvelles activités (comme la Caisse primaire d’assurance maladie dans les locaux du Siège de l’ancienne société Rödel, près du Jardin public), réussissent à replacer au cœur de la vie des affaires. Mais des pôles éclatés entre divers quartiers du centre bordelais, de la périphérie ou de la banlieue autoroutière et aéroportuaire marquent la renaissance d’une métropole de tertiaire supérieur. L’histoire économique est faite d’une succession de déclins partiels et de renouveaux, de leur entremêlement : les Bordelais n’ont pas échappé à ces cycles ; et l’espace actuel des activités tertiaires marchandes est le fruit de cette dualité entre l’ancien devenu obsolète, mais réhabilité et réorienté vers des métiers nouveaux, et d’un moderne parfois clinquant mais pratique car conçu comme une juxtaposition de plates-formes de flux de décisions, de données, de logistique, sans plus songer à la pérennité ou à la gloire, comme s’en préoccupaient les dynasties marchandes des âges d’or du 19e siècle et des deux premiers tiers du 20e siècle. 2. Les âges d’or du tertiaire marchand Loin des fausses évidences sur les lacunes de l’esprit d’entreprise ou le malthusianisme des Bordelais, il faut admettre que ceux-ci ont participé en leur temps et à leur manière aux mouvements de l’expansion économique et capitaliste. Le legs de l’Histoire en est peut-être modeste aujourd’hui, puisque, au-delà de quelques vestiges de fortunes familiales et de l’égrenage nostlagique par des descendants menant une vie banale des hauts faits de leurs ancêtres, rien ne reste de ces moments forts de l’évolution économique bordelaise – mis à part quelques ‘marques’, dans les vins (Ginestet, Calvet, Cordier), les alcools (Bardinet, Marie Brizard), voire quelques produits alimentaires (Maurel, Louit) dépendant en fait de transnationales… |