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Psychologie religieuse et sentiments religieux Retour à la table des matières En nous appliquant à l'étude des catégories, nous avons parait-il, outrepassé nos droits 1 et l'on nous accuse de compromettre le bon renom de la sociologie, en l'étendant indûment jusqu'aux limites de la dialectique. Notre domaine ne va, nous dit-on, que jusqu'où l'on trouve des institutions. On nous abandonne le sacrifice, une partie de la magie ; on nous conteste l'autre et non moins catégoriquement toute une moitié de la mythologie. On a réservé de la psychologie sociale et les faits de la morphologie tout ce qui est mental à la psychologie. Les sociologues n'auraient pour eux que les groupes et leurs pratiques traditionnelles 2. Mais on oublie qu'il y a des façons de penser en commun aussi bien que des façons d'agir en commun. Les calendriers sont choses sociales comme les fêtes, les signes et intersignes, aussi bien que les expiations des mauvais présages. Les uns et les autres sont des institutions. Les notions de sacré, d'âme, de temps, etc., sont également des institutions puisqu'elles n'existent, en fait, dans l'esprit de l'individu, que revêtues de formes qu'elles ont prises dans des sociétés déterminées. L'individu les reçoit, par l'éducation, dans des formules traditionnelles. Elles sont donc objet de sociologie. Là-dessus on nous dit : vous faites de la psychologie sociale, et non de la sociologie. Peu importe l'étiquette. Nous préférons celle de sociologues et voici pourquoi. C'est que nous ne considérons jamais les idées des peuples, abstraction faite des peuples. En sociologie, les faits de la psychologie sociale et les faits de la morphologie sociale sont liés par des liens intimes et indissolubles. M. Marett 1 nous a même prêté l'idée que les faits de structure sont des faits primaires par rapport aux autres qui seraient tout entiers mentaux et il en a pris prétexte pour opposer sa psychologie sociale à notre sociologie. L'un de nous 2, sans doute, a établi que, chez les Eskimos, et nombre de peuples de l’Amérique du Nord, les variations de la masse sociale commandent celles de la religion : à leur rassemblement d'hiver et à leur dispersion d'été correspond une double forme de religion. Mais cela ne veut pas dire que tous les phénomènes religieux n'aient que des causes morphologiques, que les états mentaux des groupes humains n'aient d'autre origine que les mouvements matériels de la masse sociale. Il se passe dans toute société des phénomènes qui ont pour conditions essentielles des faits mentaux. Ainsi, si des Castes se sont cantonnées dans des quartiers spéciaux, C'était au nom de principes religieux. Ce qui est vrai, c'est que tout phénomène religieux est le produit d'une certaine masse sociale douée d'un certain état d'esprit et animée de certains mouvements. Reconnaissant des relations étroites entre les faits que l'on renvoie d'ordinaire à la démographie ou a l'anthropogéographie et ceux qui relèvent de la science des religions ; voulant nous tenir aussi près que possible de la réalité, nous sommes et nous restons des sociologues 3. Il ne nous parait donc pas nécessaire d'aider à la renaissance de la Völkerpsychologie, de la psychologie populaire, collective, sociale. Quand nous parlons d'états psychiques collectifs, nous pensons à des sociétés définies, et non pas à la société en général, au peuple, aux masses indécises à une humanité vague, où les idées et les sentiments se transmettraient d'individus a individus, nous ne savons comment 4. Le peuple dont parlent des Völkerpsychologen est une chose abstraite qui est à chaque peuple comme l'arbre des scholastiques était au poirier du recteur. Le social n'est, pour nous, ni le populaire, ni le commun. Même quand il s'agit de magie et de folklore, nous ne perdons jamais de vue que pratiques et croyances sont spéciales à certains peuples, à certaines civilisations. Elles ont toujours la couleur particulière que prend chaque phénomène dans chaque société. Si indéfinies que soient les limites de leur extension, elles correspondent à des faits de structure qui sont tout au moins des courants de civilisation. C'est pourquoi la sociologie ne peut se constituer en dehors de l'ethnographie et de l'histoire. Ce qui existe, ce qui offre un terrain solide a la science, ce sont des phénomènes particuliers : des sacrifices, des magies, des formes de classification, etc. Mais les phénomènes particuliers ont des raisons générales. C'est à travers les particularités des institutions que nous cherchons à trouver les phénomènes généraux de la vie sociale. C'est seulement par l'étude des variations que présentent les institutions ou les notions de même espèce, suivant les sociétés, que nous définissons, soit les résidus constants que ces variations laissent, soit les fonctions équivalentes que les unes et les autres remplissent. Par la nous différons des anthropologues anglais et des psychologues allemands. Ils vont droit aux similitudes et ne cherchent partout que de l'humain, du commun, en un mot du banal. Nous nous arrêtons, au contraire, par méthode, aux différences caractéristiques des milieux spéciaux ; c'est à travers ces caractéristiques que nous espérons entrevoir des lois. * ** D'autres nous ont fait le reproche de n'avoir pas fait sa part à la psychologie religieuse 1, tant à la mode aujourd'hui. Ils pensent aux sentiments plutôt qu'aux idées ou aux pratiques volontaires, et, parmi les sentiments, ils songent surtout à un sentiment d'ordre spécial, surhumain sacrosaint, le sentiment religieux dont les religions positives ne seraient que des manifestations maladroites. - Bien loin de refuser un rôle au sentiment dans la religion, nous pensons trouver dans les notions de valeurs, c'est-à-dire dans des notions sentimentales, l'origine des représentations religieuses et des rites. La connaissance des sentiments complexes qui fondent la notion de sacré et celle des sentiments qu'elle provoque, scrupules, craintes, espoirs, etc., est pour nous, le but dernier de la science des religions. - Ce que nous nions, c'est qu'il y ait dans ces sentiments quoi que ce soit de sui generis. Il n'y entre pas autre chose que ce que la psychologie ordinaire appelle simplement, amour et haine, peur et confiance, joie et tristesse, inquiétude, audace, etc. Il n'y a pas de sentiments religieux, mais des sentiments normaux dont la religion, choses, rites, représentations comprises, est produit et objet 2. On n'a pas plus a parler de sentiments religieux, que de sentiments économiques, ou de sentiments techniques. A chaque activité sociale correspondent des passions et des sentiments normaux 3. Il est donc inutile d'adapter à chaque chapitre de sociologie un chapitre de psychologie qui consisterait en variations sur le même thème. Ces lignes ne s'adressent point aux psychologues qui font ce que l'on appelle couramment de la psychologie religieuse. Ils ont commencé avec succès ce travail de classement des idées, des sentiments, des faits de formation et de transformation du caractère, des états psychologiques normaux et anormaux qui se présentent dans la religion. L'intérêt de ces travaux est réel, mais ils éclairent plutôt les façons dont agissent, dans l'individu, et par rapport à son caractère, les traditions religieuses. Ces auteurs ont apporté plus à la psychologie qu'à nos études. Aussi nous nous demandons pourquoi ils choisissent quelquefois cette rubrique de psychologie religieuse 1. Pour ce qui est des théologiens ou de philosophes imprégnés de théologie comme M. W. James, nous ne nous étonnons pas qu'ils nous parlent des sentiments religieux comme d'une chose spécifique. Le sentiment religieux, disent-ils, c'est l'expérience religieuse, l'expérience de dieu. Et celle-ci correspond à un sens spécial, un sixième sens, celui de la présence divine 2. Nous ne discuterons pas. Ici il ne s'agit plus de fait, mais de foi. * Établi pour « l'Introduction à l'analyse de quelques phénomènes religieux » et l' « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » par les auteurs, (cf. H. Hubert et M. Mauss, Mélanges d'histoire des religions, Paris, Alcan, 1909), pour les autres textes, par le présentateur. * Préface des Mélanges d'histoire des religions par H. Hubert et M. Mauss, Paris, Alcan, 1909 ; paru précédemment dans la Revue de l'histoire des religions, 58, pp. 163-203. 1 H. Hubert et M. Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (Année sociologique, 2, 1899, pp. 29-138). 2 M. Mauss, « L'origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes », étude analytique et critique de documents ethnographiques, École pratique des hautes études, section des Sciences religieuses, Paris, 1904, pp. 1-55. [Cf. Oeuvres II.] H. Hubert, « Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et dans la magie », École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, Paris, 1905, pp. 1-39. 1 Robertson Smith, Religion of Semites, Burnett Lectures, 1re édition 1890, 2e édition 1894. 2 G. Frazer, Golden Bough, 1re édition, 1890 (seule citée dans le mémoire sur le « Sacrifice », publié plus loin); 2e édition, 1900, seule citée dans les autres mémoires et dans cette préface. 3 Nous donnons plus loin (« Sacrifice », p. 46, n° 1) quelques références qui renseignent sur le rattachement des psaumes rituels au culte du temple. 4 Sur les Vedas, considérés comme recueils des hymnes et formules du sacrifice, voir plus loin p. 8, n° 1 Cf. Weber, Vorlesungen über indische Literaturgescbichte, p. 9 : c'est à la suite de ce savant que l'on a progressivement cessé de considérer les Védas, le Rg Veda en particulier, comme des recueils de mythes mis en vers. 1 Rob. Smith, Religion of Semites, p. 281 sq., 338 sq. 2 J. Toutain, « L'Histoire des religions et le totémisme. A propos d'un livre récent », Revue de l'histoire des religions, 1908, t. LVII, p. 331. Le livre récent est celui de M. Renel, Cultes militaires de Rome : les enseignes, 1903. M. Toutain le rajeunit en l'appariant aux volumes de mélanges, publiés par M. S. Reinach, sous le titre de Cultes, mythes et religions, à partir de 1905. M. Toutain (p. 350) fait son profit, sinon des réserves dont nous partons ici, du moins de celles que l'un de nous a faites ailleurs (dans l'Année sociologique, 4, p. 164). Nous les avons plusieurs fois répétées (Année sociologique, 8, p. 234 ; 9, p. 248, « Note sur la nomenclature des phénomènes religieux »). Il semble cependant vouloir nous opposer à nous-même, ou plus exactement à notre maître, M. Durkheim. 1 Nous conservons ce mot, bien que sa signification ne soit encore rien moins que certaine. Cf. Strehlow, Die Aranda- und Loritja Stämme. I, Mythen und Legenden. Veröfftl. Völkermuseum, Francfort, t. II, p. 4, n° 5. 2 Spencer et Gillen, Native Tribes of Central Australia, 1898, id., Northern Tribes of Central Australia, 1904. Cf. Année sociologique, 2, p. 208, 215 ; 8, p. 248. 3 A moins qu'on ne considère comme en tenant lieu la présentation de l'animal tué, de la graine concassée, etc., faite par les autres clans au clan dont c'est le totem et qui donne expressément la permission d'en consommer. Les premiers joueraient le rôle de sacrifiants, les autres celui de dieux. Mais, dans cette sorte de culte rendu par l'homme à l'homme, à quelle distance sommes-nous du sacrifice ! 4 J.-G. Frazer, Golden Bough, II, 2e édition, p. 374. M. Frazer en donnait quatre dans la première édition. 5 M. Frazer avait reproduit un récit de Cushing, « My Adventures in Zuñi, The Century Illustrated Magazine, 1883, p. 45 sq. Celui-ci n'avait assisté qu'aux cérémonies pratiquées envers la tortue lorsque, a la fin de la fête, on la ramène à la maison. 6 La description qui suit est résumée de Mrs. Stevenson, The Zuñi Indians. 23rd Annual Report of the Bureau of American Ethnology, p. 156 sq. 7 Stevenson, loc. cit., p. 157. 1 Ibid., p. 159. 2 C'est à ce moment que se place le récit si vivant de Cushing, cité par M. Frazer, p. 150. 3 Stevenson, loc. cit., pp. 160, 161, n° a. 4 Quoi qu'en ait écrit Bourke à M. Frazer, Golden Bough, 2e édition, t. II, p. 375, n° 2. 5 Sur l'histoire des clans Zuñi, deux clans primaires (devenus deux phratries, puis quatre clans, puis six, puis dix-huit (dix-neuf avec le clan du milieu), voir Durkheim et Mauss, « Essai sur quelques formes primitives de classification », p. 40, sq. Les documents récents de Mrs. Stevenson confirment, au-delà de nos espérances, toutes nos hypothèses. 1 Stevenson, Z. 'l., p. 439, sq. 2 Cushing, Zuñi Creation Myths, 15th Ann. Rep. Bur. Amer. Ethno, pp. 387, 388, p. 370 ; Stevenson, Z. I., pp. 408, 409. 3 Cushing, Z. C.M., p. 371. Le rôle qu'y joue le dan du coyote, lequel semble d'ailleurs y faire bande à part (Stevenson, Z. I., p. 440, p. 409), n'a rien d'étonnant, car ce clan qui ne fait plus partie du groupe de l'Ouest, a dû changer de place, voir Durkheim et Mauss, « Classifications », p. 38. 4 Cushing, o. I., p. 387. 5 Stevenson, o. I., p. 440, 441. 6 Mrs. Stevenson, o. I., p. 441. Nous ne savons pas si, en temps ordinaire, il est défendu aux membres du clan de manger de leur totem. 7 La confrérie accomplit une autre chasse sacrificielle, celle des lapins ; mais celle-ci ne se rattache pas aux cultes totémiques, Mrs. Stevenson, o.l., pp. 92, 442. 8 Awonawilona est une sorte d'âme universelle, identifiée à l'espace et au vent, Mrs. Stevenson, o. l., p. 22 sq. 9 Nous disons culte ordinaire, parce que les expressions de Mrs. Stevenson dans cette partie de sa description font allusion aussi bien à la chasse de tous les jours (p. 440 « fortunate huntsman ») qu'à cette chasse sacrificielle. 1 Stevenson, loc. cit., p. 441. Le rite auquel il est fait allusion est probablement celui de la danse des Kianakwe, au solstice d'hiver, où il y a, en effet, une offrande des daims aux Ashiwanni représentants des dieux de la pluie, ibid., p. 224. 2 Cushing, Zuñi Fetishes, 11rd Ann. Rep. Bur. Amer, Ethno. Cf. Durkheim et Mauss, « De quelques formes primitives de classification », Année sociologique, 6, 1903, p. 41, sq. 3 La bonté du cœur, la pureté religieuse, celle même des intentions, est un trait important du rituel zuñi, cf. pour la même confrérie, Stevenson, Z. I., p. 439, en général, p. 15. 4 Stevenson, Z.I., p. 441. 5 Il ne nous est pas dit que ces deux chasseurs déguisés soient obligatoirement du clan du daim. 6 Les membres de cette confrérie n'ont pas d' « ordre de médecine », c'est-à-dire ne forment pas, comme la plupart des autres confréries, une société de shamanes (Stevenson, Z. I., p. 417). Il est possible que cette communion avec le daim suffise pour douer de médecins, de mane, d'onayanakia, comme dit la prière, les objets magiques et les membres du clan. 1 M. Toutain, dans l'article signalé plus haut (p. II), se plait à joindre le nom de M. Durkheim à celui de M. S. Reinach et à les confondre dans la même réprobation. Ces deux savants, dont nous connaissons fort bien la pensée, n'ont rien de commun l'un avec l'autre. En matière de totémisme, M. Durkheim, comme nous, est en désaccord complet avec M. Reinach. Nous n'avons pas d'ailleurs attendu pour contredire, très amicalement à vrai dire, les explications totémistiques des mythes grecs, dont M. Reinach a le secret. 2 S. Reinach, |