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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Le 17 février 2002 PAR Marcel Mauss (1902-1903) « Esquisse d’une théorie générale de la magie » Article originalement publié dans l'Année Sociologique, 1902-1903, en collaboration avec H. Hubert. Quelques pages préliminaires ont été rapportées en appendice, joint à la fin de cette étude. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) ![]() Table des matières ESQUISSE D'UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE LA MAGIE CHAPITRE I Historique et sources CHAPITRE II Définition de la magie CHAPITRE III Les éléments de la magie I Le magicien II Les actes III Les représentations IV Observations générales CHAPITRE IV Analyse et explication de la magie I La croyance Il Analyse du phénomène magique III Le mana IV Les états collectifs et les forces collectives CHAPITRE V Conclusion APPENDICE ESQUISSE D'UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE LA MAGIE 1 Retour à la table des matières CHAPITRE I HISTORIQUE ET SOURCES Retour à la table des matières La magie est depuis longtemps objet de spéculations. Mais celles des anciens philosophes, des alchimistes et des théologiens étant purement pratiques, appartiennent à l'histoire de la magie et ne doivent pas prendre place dans l'histoire des travaux scientifiques auxquels notre sujet a donné lieu. La liste de ceux-ci commence avec les écrits des frères Grimm, qui inaugurèrent la longue série des recherches, à la suite desquelles notre travail se range. Dès maintenant, il existe, sur la plupart des grandes classes de faits magiques, de bonnes monographies. Soit que les faits aient été collectionnés d'un point de vue historique, soit qu'ils l'aient été d'un point de vue logique, des répertoires immenses sont constitués. D'autre part, un certain nombre de notions sont acquises, telles la notion de survivance ou celle de sympathie. Nos devanciers directs sont les savants de l'école anthropologique, grâce auxquels s'est constituée une théorie déjà suffisamment cohérente de la magie. M. Tylor touche à deux reprises dans sa Civilisation primitive. Il rattache d'abord la démonologie magique à l'animisme primitif ; dans son deuxième volume, il parle, l'un des premiers, de magie sympathique c'est-à-dire de rites magiques procédant, suivant les lois dites de sympathie, du même au même, du proche au proche, de l'image, à la chose, de la partie au tout ; mais c'est surtout pour faire voir que, dans nos sociétés, elle fait partie du système des survivances. En réalité, M. Tylor ne donne d'explication de la magie que dans la mesure où l'animisme en constituerait une. De même Wilken et M. Sydney Hartland ont étudié la magie, l'un à propos de l'animisme et du chamanisme, l'autre à propos du gage de vie, assimilant aux relations sympathiques celles qui existent entre l'homme et la chose ou l'être auquel sa vie est attachée. Avec MM. Frazer et Lehmann, nous arrivons à de véritables théories. La théorie de M. Frazer, telle qu'elle est exposée dans la deuxième édition de son Rameau d'or, est, pour nous, l'expression la plus claire de toute une tradition à laquelle ont contribué, outre M. Tylor, sir Alfred Lyall, M. Jevons, M. Lang et aussi M. Oldenberg. Mais comme, sous la divergence des opinions particulières, tous ces auteurs s'accordent à faire de la magie une espèce de science avant la science, et comme c'est là le fond de la théorie de M. Frazer, c'est de celle-ci que nous nous contenterons de parler d'abord. Pour M. Frazer, sont magiques les pratiques destinées à produire des effets spéciaux par l'application des deux lois dites de sympathie, loi de similarité et loi de contiguïté, qu'il formule de la façon suivante : « Le semblable produit le semblable ; les choses qui ont été en contact, mais qui ont cessé de l'être, continuent à agir les unes sur les autres, comme si le contact persistait. » On peut ajouter comme corollaire : « La partie est au tout comme l'image est à la chose représentée. » Ainsi, la définition élaborée par l'École anthropologique tend à absorber la magie dans la magie sympathique. Les formules de M. Frazer sont très catégoriques à cet égard ; elles ne permettent ni hésitations ni exceptions : la sympathie est la caractéristique suffisante et nécessaire de la magie ; tous les rites magiques sont sympathiques et tous les rites sympathiques sont magiques. On admet bien qu'en fait les magiciens pratiquent des rites qui sont semblables aux prières et aux sacrifices religieux, quand ils n'en sont pas la copie ou la parodie ; on admet aussi que les prêtres paraissent avoir dans nombre de sociétés une prédisposition remarquable à l'exercice de la magie. Mais ces faits, nous dit-on, témoignent d'empiètements récents et dont il n'y a pas lieu de tenir compte dans la définition ; celle-ci ne doit considérer que la magie pure. De cette première proposition, il est possible d'en déduire d'autres. Tout d'abord, le rite magique agit directement, sans l'intermédiaire d'un agent spirituel ; de plus, son efficacité est nécessaire. De ces deux propriétés, la première n'est pas universelle, puisqu'on admet que la magie, dans sa dégénérescence, contaminée par la religion, a emprunté à celle-ci des figures de dieux et de démons ; mais la vérité de la seconde n'a pas été affectée par là, car, dans le cas où l'on suppose un intermédiaire, le rite magique agit sur lui comme sur les phénomènes ; il force, contraint, tandis que la religion concilie. Cette dernière propriété, par laquelle la magie semble se distinguer essentiellement de la religion dans tous les cas où l'on serait tenté de les confondre, reste, en fait, d'après M. Frazer, la caractéristique la plus durable et la plus générale de la magie. Cette théorie se complique d'une hypothèse, dont la portée est plus vaste. La magie ainsi entendue devient la forme première de la pensée humaine. Elle aurait autrefois existé à l'état pur et l'homme n'aurait même su penser, à l'origine, qu'en termes magiques. La prédominance des rites magiques dans les cultes primitifs et dans le folklore est, pense-t-on, une preuve grave à l'appui de cette hypothèse. De plus, on affirme que cet état de magie est encore réalisé dans quelques tribus de l'Australie centrale dont les rites totémiques auraient un caractère exclusivement magique. La magie constitue ainsi, à la fois, toute la vie mystique et toute la vie scientifique du primitif. Elle est le premier étage de l'évolution mentale que nous puissions supposer ou constater. La religion est sortie des échecs et des erreurs de la magie. L'homme, qui d'abord avait, sans hésitation, objectivé ses idées et ses façons de les associer, qui s'imaginait créer les choses comme il se suggérait ses pensées, qui s'était cru maître des forces naturelles comme il était maître de ses gestes, a fini par s'apercevoir que le monde lui résistait ; immédiatement, il l'a doué des forces mystérieuses qu'il s'était arrogées pour lui-même ; après avoir été dieu, il a peuplé le monde de dieux. Ces dieux il ne les contraint plus, mais il se les attache par l'adoration, c'est-à-dire par le sacrifice et la prière. Certes, M. Frazer n'avance cette hypothèse qu'avec de prudentes réserves, mais il y tient fermement. Il la complète, d'ailleurs, en expliquant comment, parti de la religion, l'esprit humain s'achemine vers la science ; devenu capable de constater les erreurs de la religion, il revient à la simple application du principe de causalité ; mais dorénavant, il s'agit de causalité expérimentale et non plus de causalité magique. Nous reprendrons en détail les divers points de cette théorie. Le travail de M. Lehmann est une étude de psychologie à laquelle une courte histoire de la magie sert de préface. Il procède par l'observation de faits contemporains. La magie, qu'il définit, « la mise en pratique des superstitions », c'est-à-dire « des croyances qui ne sont ni religieuses ni scientifiques », subsiste dans nos sociétés sous les formes observables du spiritisme et de l'occultisme. S'attachant donc à analyser les principales expériences des spirites par les procédés de la psychologie expérimentale, il est arrivé à y voir et, par suite, à voir dans la magie, des illusions, des prépossessions, des erreurs de perceptions causées par des phénomènes d'attente. Tous ces travaux ont un caractère ou un défaut commun. On n'a pas cherché à y faire une énumération complète des différentes sortes de faits magiques et, par suite, il est douteux qu'on ait encore réussi à constituer une notion scientifique qui en embrasse l'ensemble. La seule tentative qui ait été faite, par MM. Frazer et Jevons, pour circonscrire la magie est entachée de partialité. Ils ont choisi des faits soi-disant typiques ; ils ont cru à l'existence d'une magie pure et l'ont tout entière réduite aux faits de sympathie ; mais ils n'ont pas démontré la légitimité de leur choix. Ils laissent de côté une masse considérable de pratiques, que tous ceux qui les ont pratiquées, ou vu pratiquer, ont toujours qualifiées de magiques, ainsi les incantations et les rites où interviennent des démons proprement dits. Si l'on ne tient pas compte des vieilles définitions et si l'on constitue définitivement une classe aussi étroitement limitée d'idées et de pratiques, en dehors desquelles on ne veuille reconnaître que des apparences de magie, encore demandons-nous qu'on explique les illusions qui ont induit tant de gens à prendre pour magiques des faits qui, par eux-mêmes, ne l'étaient pas. C'est ce que nous attendons en vain. Nous dira-t-on que les faits de sympathie forment une classe naturelle et indépendante de faits qu'il importe de distinguer ? Il se peut ; encore faudrait-il qu'ils aient donné lieu à des expressions, à des images, à des attitudes sociales suffisamment distinctes pour qu'on puisse dire qu'ils sont bien séparés du reste de la magie ; nous croyons, d'ailleurs, qu'il n'en est pas ainsi. En tout cas, il serait nécessaire qu'il fût alors entendu qu'on nous donne seulement une théorie des actions sympathiques et non pas de la magie en général. En somme, personne ne nous a donné jusqu'à présent la notion claire, complète et satisfaisante de la magie, dont nous ne saurions nous passer. Nous sommes donc réduits à la constituer nous-mêmes. Pour y parvenir, nous ne pouvons pas nous borner à l'étude d'une ou de deux magies, il nous faut en considérer à la fois le plus grand nombre possible. Nous n'espérons pas en effet déduire de l'analyse d'une seule magie, fût-elle bien choisie, une espèce de loi de tous les phénomènes magiques, puisque l'incertitude où nous sommes sur les limites de la magie nous fait craindre de ne pas y trouver représentée la totalité des phénomènes magiques. D'autre part, nous devons nous proposer d'étudier des systèmes aussi hétérogènes que possible. Ce sera le moyen d'établir que, si variables que soient, suivant les civilisations, ses rapports avec les autres classes de phénomènes sociaux, la magie n'en contient pas moins partout les mêmes éléments essentiels et que, en somme, elle est partout identique. Mais surtout, nous devons étudier parallèlement des magies de sociétés très primitives et des magies de sociétés très différenciées. C'est dans les premières que nous trouverons, sous leur forme parfaite, les faits élémentaires, les faits souches, dont les autres dérivent ; les secondes, avec leur organisation plus complète, leurs institutions plus distinctes, nous fourniront des faits plus intelligibles pour nous, qui nous permettront de comprendre les premiers. Nous nous sommes préoccupés de ne faire entrer en ligne de compte que des documents très sûrs et qui nous retracent des systèmes complets de magie. C'est ce qui réduit singulièrement le champ de nos observations, pour peu que nous voulions ne nous attacher qu'à ceux qui appellent un minimum de critique. Nous nous sommes donc, restreints à n'observer et à ne comparer entre elles qu'un nombre limité de magies. Ce sont les magies de quelques tribus australiennes 1 ; celles d'un certain nombre de sociétés mélanésiennes 2 ; celles de deux des nations de souche iroquoise, Cherokees et Hurons, et, parmi les magies algonquines, celle des Ojibways 3. Nous avons également pris en considération la magie de l'ancien Mexique 1. Nous avons encore fait entrer en ligne de compte la magie moderne des Malais des détroits 2, et deux des formes qu'a revêtues la magie dans l'Inde : forme populaire contemporaine étudiée dans les provinces du Nord-Ouest; forme quasi savante, que lui avaient donnée certains brahmanes de l'époque littéraire, dite védique 3. Nous nous sommes assez peu servis des documents de langue sémitique, sans cependant les négliger 4. L'étude des magies grecques et latines 5 nous a été particulièrement utile pour l'étude des représentations magiques, et du fonctionnement réel d'une magie bien différenciée. Nous nous sommes enfin servis des faits bien attestés que nous fournissaient l'histoire de la magie au moyen âge 6 et le folklore français, germanique, celtique et finnois. CHAPITRE II DÉFINITION DE LA MAGIE Retour à la table des matières Nous posons, provisoirement, en principe, que la magie a été suffisamment distinguée, dans les diverses sociétés, des autres systèmes de faits sociaux. S'il en est ainsi, il y a lieu de croire que non seulement elle constitue une classe distincte de phénomènes, mais encore qu'elle est susceptible d'une définition claire. Cette définition, nous devons la faire pour notre compte, car nous ne pouvons nous contenter d'appeler magiques les faits qui ont été désignés comme tels par leurs acteurs ou par leurs spectateurs. Ceux-ci se plaçaient à des points de vue subjectifs, qui ne sont pas nécessairement ceux de la science. Une religion appelle magiques les restes d'anciens cultes avant même que ceux-ci aient cessé, d'être pratiqués religieusement ; cette façon de voir s'est déjà imposée à des savants et, par exemple, un folkloriste aussi distingué que M. Skeat considère comme magiques les anciens rites agraires des Malais. Pour nous, ne doivent être dites magiques que les choses qui ont vraiment été telles pour toute une société et non pas celles qui ont été ainsi qualifiées seulement par une fraction de société. Mais, nous savons aussi que les sociétés n'ont pas eu toujours de leur magie une conscience très claire et que, quand elles l'ont eue elles n'y sont arrivées que lentement. Nous n'espérons donc pas trouver tout de suite les termes d'une définition parfaite qui ne pourra venir qu'en conclusion d'un travail sur les rapports de la magie et de la religion. La magie comprenant des agents, des actes et des représentations : nous appelons magicien l'individu qui accomplit des actes magiques, même quand il n'est pas un professionnel ; nous appelons représentations magiques les idées et les croyances qui correspondent aux actes magiques ; quand aux actes, par rapport auxquels nous définissons les autres éléments de la magie, nous les appelons rites magiques. Il importe dès main tenant de distinguer ces actes des pratiques sociales avec lesquelles ils pourraient être confondus. Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas, ne sont pas magiques. La forme des rites est éminemment transmissible et elle est sanctionnée par l'opinion. D'où il suit que des actes strictement individuels, comme les pratiques superstitieuses particulières des joueurs, ne peuvent être appelés magiques. Les pratiques traditionnelles avec lesquelles les actes magiques peuvent être confondus sont : les actes juridiques, les techniques, les rites religieux. On a rattaché à la magie le système de l'obligation juridique, pour la raison que, de part et d'autre, il y a des mots et des gestes qui obligent et qui lient, des formes solennelles. Mais si, souvent, les actes juridiques ont un caractère rituel, si le contrat, les serments, l'ordalie, sont par certains côtés sacramentaires, c'est qu'ils sont mélangés à des rites, sans être tels par eux-mêmes. Dans la mesure où ils ont une efficacité particulière, où ils font plus que d'établir des relations contractuelles entre des êtres, ils ne sont pas juridiques, mais magiques ou religieux. Les actes rituels, au contraire, sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions ; ils sont éminemment efficaces ; ils sont créateurs ; ils font. Les rites magiques sont même plus particulièrement conçus comme tels ; à tel point qu'ils ont souvent tiré leur nom de ce caractère effectif : dans l'Inde, le mot qui correspond le mieux au mot rite est celui de karman, acte ; l'envoûtement est même le factum, krlyâ par excellence ; le mot allemand de Zauber a le même sens étymologique ; d'autres langues encore emploient pour désigner la magie des mots dont la racine signifie faire. Mais les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu'elles comportent sont également réputés efficaces. A ce point de vue, la plus grande partie de l'humanité a peine à les distinguer des rites. Il n'y a peut-être pas, d'ailleurs, une seule des fins auxquelles atteignent péniblement nos arts et nos industries que la magie n'ait été censée atteindre. Tendant aux mêmes buts, elles s'associent naturellement et leur mélange est un fait constant ; mais il se produit en proportions variables. En général, à la pêche, à la chasse et dans l'agriculture, la magie côtoie la technique et la seconde. D'autres arts sont, pour ainsi dire, tout entiers pris dans la magie. Telles sont la médecine, l'alchimie; pendant longtemps, l'élément technique y est aussi réduit que possible, la magie les domine; elles en dépendent à ce point que c'est dans son sein qu'elles semblent s'être développées. Non seulement l'acte médical est resté, presque jusqu'à nos jours, entouré de prescriptions religieuses et magiques, prières, incantations, précautions astrologiques, mais encore les drogues, les diètes du médecin, les passes du chirurgien, sont un vrai tissu de symbolismes, de sympathies, d'homéopathies, d'antipathies, et, en réalité, elles sont conçues comme magiques. L'efficacité des rites et celle de l'art ne sont pas distinguées, mais bien pensées en même temps. La confusion est d'autant plus facile que le caractère traditionnel de la magie se retrouve dans les arts et dans les industries. La série des gestes de l'artisan est aussi uniformément réglée que la série des gestes du magicien. Cependant, les arts et la magie ont été partout distingués, parce qu'on sentait entre eux quelque insaisissable différence de méthode. Dans les techniques, l'effet est conçu comme produit mécaniquement. On sait qu'il résulte directement de la coordination des gestes, des engins et des agents physiques. On le voit suivre immédiatement la cause ; les produits sont homogènes aux moyens : le jet fait partir le javelot et la cuisine se fait avec du feu. De plus, la tradition est sans cesse contrôlée par l'expérience qui met constamment à l'épreuve la valeur des croyances techniques. L'existence même des arts dépend de la perception continue de cette homogénéité des causes et des effets. Quand une technique est à la fois magique et technique, la partie magique est celle qui échappe à cette définition. Ainsi, dans une pratique médicale, les mots, les incantations, les observances rituelles ou astrologiques sont magiques ; c'est là que gîtent les forces occultes, les esprits et que règne tout un monde d'idées qui fait que les mouvements, les gestes rituels, sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique. On ne conçoit pas que ce soit l'effet sensible des gestes qui soit le véritable effet. Celui-ci dépasse toujours celui-là et, normalement, il n'est pas du même ordre ; quand, par exemple, on fait pleuvoir, en agitant l'eau d'une source avec un bâton. C'est là le propre des rites qu'on peut appeler des actes traditionnels d'une efficacité sui generis. Mais nous ne sommes encore arrivés qu'à définir le rite et non pas le rite magique, qu'il s'agit maintenant de distinguer du rite religieux. M. Frazer, nous l'avons vu, nous a proposé des critères. Le premier est que le rite magique est un rite sympathique. Or, ce signe est insuffisant. Non seulement il y a des rites magiques qui ne sont pas des rites sympathiques, mais encore la sympathie n'est pas particulière à la magie, puisqu'il y a des actes sympathiques dans la religion. Lorsque le grand prêtre, dans le temple de Jérusalem, à la fête de Souccoth, versait l'eau sur l'autel, en tenant les bras élevés, il accomplissait évidemment un rite sympathique destiné à provoquer la pluie. Lorsque l'officiant hindou, au cours d'un sacrifice solennel, allonge ou raccourcit à volonté la vie du sacrifiant, suivant le trajet qu'il fait accomplir à la libation, son rite est encore éminemment sympathique. De part et d'autre, les symboles sont parfaitement clairs ; le rite semble agir par lui-même ; cependant, dans l'un et dans l'autre cas, il est éminemment religieux : les agents qui l'accomplissent, le caractère des lieux ou les divinités présentes, la solennité des actes, les intentions de ceux qui assistent au culte, ne nous laissent à cet égard aucun doute. Donc, les rites sympathiques peuvent être aussi bien magiques que religieux. Le second critère, proposé par M. Frazer, est que le rite magique agit d'ordinaire par lui-même, qu'il contraint, tandis que le rite religieux adore et concilie ; l'un a une action mécanique immédiate ; l'autre agit indirectement et par une espèce de respectueuse persuasion ; son agent est un intermédiaire spirituel. Mais cette distinction est encore loin d'être suffisante ; car souvent le rite religieux contraint, lui aussi, et le dieu, dans la plupart des religions anciennes, n'était nullement capable de se soustraire à un rite accompli sans vice de forme. De plus, il n'est pas exact, et nous le verrons bien, que tous les rites magiques aient eu une action directe, puisqu'il y a des esprits dans la magie et que même les dieux y figurent. Enfin, l'esprit, dieu ou diable, n'obéit pas toujours fatalement aux ordres du magicien, qui finit par le prier. Il nous faut donc chercher d'autres signes. Pour les trouver, procédons par divisions successives. Parmi les rites, il y en a qui sont certainement religieux ce sont les rites solennels, publics, obligatoires, réguliers ; tels, les fêtes et les sacrements. Cependant, il y a des rites de ce caractère que M. Frazer n'a pas reconnus comme religieux ; pour lui, toutes les cérémonies des Australiens, la plupart des cérémonies d'initiation, en raison des rites sympathiques qu'elles enveloppent, sont magiques. Or, en fait, les rites de clans des Aruntas, rites dits de l'itichiuma, les rites tribaux de l'initiation, ont précisément l'importance, la gravité, la sainteté qu'évoque le mot de religion. Les espèces et les ancêtres totémiques présents au cours de ces rites sont bien de ces puissances respectées ou craintes dont l'intervention est pour M. Frazer lui-même, le signe de l'acte religieux. Elles sont même invoquées au cours des cérémonies. Il y a d'autres rites, au contraire, qui sont régulièrement magiques. Ce sont les maléfices. Nous les voyons ainsi qualifiés constamment par le droit et la religion. Illicites, ils sont expressément prohibés et punis. Ici l'interdiction marque, d'une façon formelle, l'antagonisme du rite magique et du rite religieux. C'est même elle qui fait le caractère magique du maléfice, car il y a des rites religieux qui sont également malfaisants; tels sont certains cas de devotio, les imprécations contre l'ennemi de la cité, contre le violateur d'une sépulture ou d'un serment, enfin tous les rites de mort qui sanctionnent des interdictions rituelles. On peut même dire qu'il y a des maléfices qui ne sont tels que par rapport à ceux qui les craignent. L'interdiction est la limite dont la magie tout entière se rapproche. Ces deux extrêmes forment, pour ainsi dire, les deux pôles de la magie et de la religion: pôle du sacrifice, pôle du maléfice. Les religions se créent toujours une sorte d'idéal vers lequel montent les hymnes, les vœux, les sacrifices et que protègent les interdictions. Ces régions, la magie les évite. Elle tend vers le maléfice, autour duquel se groupent les rites magiques et qui donne toujours les premières lignes de l'image que l'humanité s'est formée de la magie. Entre ces deux pôles, s'étale une masse confuse de faits, dont le caractère spécifique n'est pas immédiatement apparent. Ce sont les pratiques qui ne sont ni interdites, ni prescrites d'une façon spéciale. Il y a des actes religieux qui sont individuels et facultatifs ; il y a des actes magiques qui sont licites. Ce sont, d'une part, les actes occasionnels du culte de l'individu, d'autre part, les pratiques magiques associées aux techniques, celles de la médecine, par exemple. Un paysan de chez nous, qui exorcise les mulots de son champ, un Indien, qui prépare sa médecine de guerre, un Finnois, qui incante son arme de chasse, poursuivent des buts parfaitement avouables et accomplissent des actes permis. La parenté de la magie et du culte domestique est même telle que nous voyons, en Mélanésie, la magie se produire dans la série des actes qui ont pour objets les ancêtres. Bien loin de nier la possibilité de ces confusions, nous croyons même devoir y insister, quitte à en réserver pour plus tard l'explication. Pour le moment, nous accepterions presque la définition de Grimm, qui considérait la magie comme « une espèce de religion faite pour les besoins inférieurs de la vie domestique ». Mais quel que soit l'intérêt que présente pour nous la continuité de la magie et de la religion, il nous importe, pour le moment, avant tout, de classer les faits, et, pour cela, d'énumérer un certain nombre de caractères extérieurs auxquels on puisse les reconnaître. Car leur parenté n'a pas empêché les gens de sentir la différence des deux sortes de rites et de les pratiquer de façon à marquer qu'ils la sentaient. Nous avons donc à rechercher des signes qui nous permettent d'en faire le triage. Tout d'abord, les rites magiques et les rites religieux ont souvent des agents différents ; ils ne sont pas accomplis par les mêmes individus. Quand, par exception, le prêtre fait de la magie, son attitude n'est pas l'attitude normale de sa fonction ; il tourne le dos à l'autel, il fait avec la main gauche ce qu'il devrait faire avec la main droite, et ainsi de suite. Mais il y a bien d'autres signes qu'il nous faut grouper. D'abord, le choix des lieux où doit se passer la cérémonie magique. Celle-ci ne se fait pas communément dans le temple ou sur l'autel domestique ; elle se fait d'ordinaire dans les bois, loin des habitations, dans la nuit ou dans l'ombre, ou dans les recoins de la maison, c'est-à-dire à l'écart. Tandis que le rite religieux recherche en général le grand jour et le public, le rite magique le fuit. Même licite, il se cache, comme le maléfice. Même lorsqu'il est obligé d'agir en face du public, le magicien cherche à lui échapper ; son geste se fait furtif, sa parole indistincte ; l'homme-médecine, le rebouteux, qui travaillent devant la famille assemblée, marmonnent leurs formules, esquivent leurs passes et s'enveloppent dans des extases simulées ou réelles. Ainsi, en pleine société, le magicien s'isole, à plus forte raison quand il se retire au fond des bois. Même à l'égard de ses collègues, il garde presque toujours son quant à soi ; il se réserve. L'isolement, comme le secret, est un signe presque parfait de la nature intime du rite magique. Celui-ci est toujours le fait d'un individu ou d'individus agissant à titre privé ; l'acte et l'acteur sont enveloppés de mystère. Ces divers signes ne font, en réalité, qu'exprimer l'irréligiosité du rite magique ; il est et on veut qu'il soit anti-religieux. En tout cas, il ne fait pas partie d'un de ces systèmes organisés que nous appelons cultes. Au contraire, une pratique religieuse même fortuite, même facultative, est toujours prévue, prescrite, officielle. Elle fait partie d'un culte. Le tribut rendu aux divinités à l'occasion d'un vœu, d'un sacrifice expiatoire pour cause de maladie est toujours, en définitive, un hommage régulier, obligatoire, nécessaire même, quoiqu'il soit volontaire. Le rite magique, au contraire, bien qu'il soit quelquefois fatalement périodique (c'est le cas de la magie agricole), ou nécessaire, quand il est fait en vue de certaines fins (d'une guérison, par exemple), est toujours considéré comme irrégulier, anormal et, tout an moins, peu estimable. Les rites médicaux, si utiles et si licites qu'on puisse se les figurer, ne comportent ni la même solennité, ni le même sentiment du devoir accompli qu'un sacrifice expiatoire ou un vœu faits à une divinité curative. Il y a nécessité et non pas obligation morale dans le recours à l'homme-médecine, au propriétaire de fétiche ou d'esprit, au rebouteux, an magicien. Cependant, nous avons quelques exemples de cultes magiques. Tel est le culte d'Hécate dans la magie grecque, celui de Diane et du diable dans la magie du Moyen Age, toute une partie du culte de l'un des plus grands dieux hindous, Rudra-Çiva. Mais ce sont là des faits de seconde formation, et qui prouvent tout simplement que les magiciens se sont fait un culte pour leur compte, modelé sur les cultes religieux. Nous avons obtenu de la sorte une définition provisoirement suffisante du rite magique. Nous appelons ainsi tout rite qui ne fait pas partie d'un culte organisé, rite privé, secret, mystérieux et tendant comme limite vers le rite prohibé. De cette définition, en tenant compte de celle que nous avons donnée des autres éléments de la magie, résulte une première détermination de sa notion. On voit que nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu'ils occupent dans l'ensemble des habitudes sociales. CHAPITRE III |