Pensées pour moi-mêME





télécharger 394.94 Kb.
titrePensées pour moi-mêME
page3/12
date de publication05.10.2017
taille394.94 Kb.
typeDocumentos
m.20-bal.com > loi > Documentos
1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   12
LIVRE IV

Retour au sommaire

I. - Le maître intérieur, quand il se conforme à la nature, envisage les événements de telle sorte, qu’il puisse toujours, selon la possibilité qu’il en a, modifier sans peine son attitude envers eux. Il n’a de préférence pour aucune matière déterminée, mais il se porte, après choix, vers ce qu’il croit le meilleur ; et, s’il rencontre un obstacle, il s’en fait une matière, comme le feu lorsqu’il se rend maître des choses qu’on y jette, alors qu’une petite lampe en serait étouffée. Mais un feu ardent a vite fait de s’approprier ce qu’on y ajoute ; il le consume et, de par ce qu’on y jette, il s’élève plus haut.

II. - N’accomplis aucun acte au hasard, ni autrement que ne le requiert la règle qui assure la perfection de l’art.

III. - On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en son for intérieur, ces notions sur lesquelles il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. Accorde-toi donc sans cesse cette retraite, et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve aussi de ces maximes concises et fondamentales qui, dès que tu les auras rencontrées, suffiront à te renfermer en toute son âme et à te renvoyer, exempt d’amertume, aux occupations vers lesquelles tu retournes. Contre quoi, en effet, as-tu de l’amertume ? Contre la méchanceté des hommes ? Reporte-toi à ce jugement, que les êtres raisonnables sont nés les uns pour les autres, que se supporter est une partie de la justice, que les hommes pèchent involontairement, que tous ceux qui jusqu’ici se sont brouillés, soupçonnés, haïs, percés de coups de lances, sont allongés, réduits en cendres ! Calme-toi donc enfin. Mais peut-être as-tu de l’amertume contre le lot que l’ensemble t’assigne ? Rappelle-toi le dilemme : Ou une Providence ou des atomes, et par quels arguments il a été prouvé que l’univers est comme une cité. Les choses du corps ont-elles alors fait main mise sur toi ? Considère que la pensée ne se mêle point aux agitations douces ou violentes du souffle vital, une fois qu’elle s’est recouvrée elle-même et qu’elle a reconnu sa propre force ; et enfin rappelle-toi ce que tu as entendu et admis sur la douleur et sur le plaisir. Mais peut être sera-ce la gloriole qui te sollicitera ? Jette les yeux sur le très prompt oubli dans lequel tombent toutes choses, sur le gouffre du temps qui, des deux côtés, s’ouvre à l’infini, sur la vanité du retentissement, la versatilité et l’irréflexion de ceux qui paraissent te bénir, l’exiguïté du lieu où la renommée est circonscrite. La terre entière, en effet, n’est qu’un point, et quelle infime parcelle en est habitée ! Et là, combien d’hommes, et quels hommes, auront à te louer ! Il reste donc à te souvenir de la retraite que tu peux trouver dans ce petit champ de ton âme. Et, avant tout, ne te tourmente pas, ne te raidis pas ; mais sois libre et regarde les choses en être viril, en homme, en citoyen, en mortel. Au nombre des plus proches maximes sur lesquelles tu te pencheras, compte ces deux : l’une que les choses n’atteignent point l’âme, mais qu’elles restent confinées au dehors, et que. les troubles ne naissent que de la seule opinion qu’elle s’en fait. L’autre, que toutes ces choses que tu vois seront, dans la mesure où elles ne le sont point encore, transformées et ne seront plus. Et de combien de choses les transformations t’ont déjà eu pour témoin ! Songes-y constamment. « Le monde est changement ; la vie, remplacement 41. »

IV. - Si l’intelligence nous est commune, la raison qui fait de nous des êtres qui raisonnent, nous est commune aussi. Si cela est, la raison, qui commande ce qu’il faut faire ou non, doit être commune. Si cela est, la loi aussi nous est également commune. Si cela est, nous sommes concitoyens. Si cela est, nous participons à une certaine administration commune. Si cela est, le monde entier est comme une cité. Et de quelle autre administration commune pourrait-on dire, en effet, que le genre humain tout entier participe ? C’est de là-haut, de cette cité commune, que nous viennent l’intelligence elle-même, la raison et la loi ; sinon, d’où viendraient-elles ? De même, en effet, que la partie terrestre de mon être a été prélevée sur une certaine terre, la partie humide sur un autre élément, la partie prise à l’air sur une autre source, et la partie constituée par la chaleur et le feu sur une certaine autre source particulière - car rien ne vient de rien, comme rien ne retourne à rien - de même aussi, l’intelligence vient de quelque part.

V. - La mort est, comme la naissance, un mystère de la nature : combinaison dans l’une des mêmes éléments qui se séparent dans l’autre. En somme, rien dont on puisse être déshonoré, car mourir n’est pas contraire à la disposition d’un animal raisonnable, ni à la logique de sa constitution.

VI. - De telles choses, par le fait de tels hommes, doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité. Ne pas vouloir que cela soit, c’est vouloir que le figuier soit privé de son suc. Bref, souviens-toi de ceci : dans très peu de temps, toi et lui, vous serez morts ; et, bientôt après, rien, pas même votre nom, ne restera.

VII. - Supprime la présomption, tu auras supprimé : « On m’a fait tort ». Supprime : « On m’a fait tort », le tort est supprimé.

VIII. - Ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais, ne rend pas non plus sa vie plus mauvaise et ne peut lui nuire, ni au dehors, ni au dedans.

IX. - La nature de l’utile est d’être contrainte à manifester nécessairement son utilité.

X. - Souviens-toi que tout ce qui arrive, arrive justement. Tu le remarqueras, si tu observes avec exactitude. Je ne dis pas seulement : arrive selon la suite, mais encore selon la justice, et comme si quelqu’un assignait à chacun selon son mérite. Continue donc d’observer comme tu as commencé, et, ce que tu fais, fais-le avec cette pensée, la pensée d’être un homme de bien, selon l’idée qui constitue proprement l’homme de bien. Ce principe, conserve-le pour toutes tes actions.

XI. - Ne conçois point les choses telles que les juge celui qui t’offense ou comme il veut que tu les juges. Mais vois-les telles qu’elles sont en réalité.

XII. - Il faut toujours avoir à ta disposition ces deux préceptes ; l’un, de n’accomplir uniquement que ce que t’inspire, dans l’intérêt des hommes, la raison de ton pouvoir royal et législatif. L’autre, de changer de conduite, s’il se trouve quelqu’un pour redresser et modifier ton opinion. Il faut toutefois que ce changement procède toujours d’un certain motif soutenable, de justice, par exemple, ou d’intérêt général et tels doivent être exclusivement les mobiles qui puissent t’y déterminer, et non point ce qui te paraît glorieux ou agréable.

XIII. - As-tu la raison ? - Je l’ai. - Pourquoi donc ne t’en sers-tu pas ? Si elle remplit son rôle, en effet, que veux-tu de plus ?

XIV. - Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaîtras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation, dans sa raison génératrice.

XV. - De nombreux grains d’encens sont jetés sur le même autel ; l’un y est tombé plus tôt, l’autre plus tard, mais c’est sans importance.

XVI. - En moins de dix jours tu paraîtras un dieu à ceux qui maintenant te regardent comme un fauve ou un singe, pourvu que tu reviennes aux principes et au culte de la raison.

XVII. - N’agis point comme si tu devais vivre des milliers d’années. L’inévitable est sur toi suspendu. Tant que tu vis, tant que cela t’est possible, deviens homme de bien.

XVIII. - Que de loisirs il gagne celui qui ne regarde pas à ce qu’a dit le voisin, à ce qu’il a fait, à ce qu’il a pensé ; mais à ce qu’il fait lui-même, afin que son acte soit juste, saint et absolument bon. Ne jette point les yeux sur les âmes noires ; mais cours droit à la ligne du but, sans te disséminer.

XIX. - Celui qu’exalte la renommée posthume ne se représente pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra bientôt lui-même, et qu’ensuite, à son tour, celui qui lui succèdera mourra aussi, jusqu’à ce que cette renommée soit éteinte, passant de l’un à l’autre comme des flambeaux qui s’allument et s’éteignent. Suppose même que soient immortels ceux qui se souviendront de toi, et qu’immortelle soit aussi ta mémoire. Que t’en revient-il ? Et je ne dis pas seulement qu’il n’en revient rien à celui qui est mort ; mais, à celui qui vit, à quoi sert la louange ? A moins que par hasard il n’en fasse un calcul. En attendant, tu négliges inopportunément le don que t’a fait la nature, en tenant compte de toute autre chose que de la raison.

XX. - D’ailleurs, tout ce qui est beau, de quelque façon que ce soit, est beau par lui-même, se termine à lui-même et n’a pas la louange comme partie de lui-même. L’objet qu’on loue n’en devient en conséquence ni pire ni meilleur. Je dis cela même des choses que l’on qualifie communément de belles, comme les objets naturels et les objets fabriqués. Ce qui est essentiellement beau a-t-il besoin d’autre chose ? De rien de plus que la loi, de rien de plus que la vérité, de rien de plus que la bienveillance ou la pudeur. Quelle est celle de ces choses qui est belle parce qu’on la loue, ou qui se corrompt parce qu’on la critique ? L’émeraude perd-elle de sa valeur, si elle n’est pas louangée ? Et l’or, l’ivoire, la pourpre, une lyre, une épée, une fleur, un arbuste ?

XXI. - Si les âmes survivent, comment, depuis l’éternité, l’air suffit-il à les contenir ? Et comment la terre suffit-elle à contenir les corps de ceux qui sont morts depuis la même éternité ? De même qu’ici-bas, en effet, les corps, après avoir séjourné quelque temps dans la terre, se transforment, se dissolvent et font place à d’autres cadavres : de même, les âmes, transportées dans les airs, après s’y être maintenues quelque temps, se transforment, se dispersent et s’enflamment, reprises dans la raison génératrice du Tout, et, de cette façon, font place aux âmes qui viennent y chercher une autre résidence. Voilà ce qu’on pourrait répondre dans l’hypothèse de la survivance des âmes. Et il ne faut pas considérer seulement la foule des corps ensevelis de cette sorte, mais encore celle des animaux que nous mangeons chaque jour et que dévorent aussi les autres animaux. Car quel nombre en est ainsi consommé et enseveli, pour ainsi dire, dans les corps de ceux qui s’en nourrissent ? Et cependant il y a place pour eux, parce qu’ils se convertissent en sang, parce qu’ils se transforment en air ou en feu. Quel est sur ce point le moyen de découvrir la vérité ? La distinction entre la matière et la cause formelle 42.

XXII. - Ne te laisse point prendre au tourbillon ; mais, dans tout élan, propose-toi le juste ; et, dans toute représentation, sauvegarde ta faculté de comprendre.

XXIII. - Tout me convient de ce qui te convient, ô Monde ! Rien pour moi n’est prématuré ni tardif, de ce qui est pour toi de temps opportun. Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô nature ! Tout vient de toi, tout réside en toi, tout retourne en toi. Quelqu’un a dit : « Chère cité de Cécrops 43 » Et toi, ne diras-tu pas « Chère cité de Zeus ! »

XXIV. - « Embrasse peu d’affaires, a-t-on dit, si tu veux vivre en joie 44. » Ne serait-il pas mieux de dire « Fais ce qui est nécessaire, et tout ce que prescrit, et comme elle le prescrit, la raison d’un être sociable par nature ? » De cette manière tu obtiendras non seulement la joie qui provient de bien agir, mais celle encore celle qui procède d’embrasser peu d’affaires. En effet, la plupart de nos paroles et de nos actions n’étant pas nécessaires, les supprimer est s’assurer plus de loisir et de tranquillité. Il résulte de là qu’il faut, sur chaque chose, se rappeler à soi-même : « Ne serait-ce point là une de ces choses qui ne sont pas nécessaires ? » Et non seulement il faut supprimer les actions qui ne sont pas nécessaires, mais aussi les idées. De cette façon, en effet, les actes qu’elles pourraient entraîner ne s’ensuivront pas.

XXV. - Essaie de voir comment te réussit la vie de l’homme de bien qui a pour agréable la part qui lui est assignée sur l’ensemble, et qui se contente d’être juste dans sa propre conduite et bienveillant dans sa façon d’être.

XXVI. - Tu as vu cela ? Vois ceci encore. Ne te trouble pas ; fais-toi une âme simple. Quelqu’un pèche-t-il ? Il pèche contre lui-même. Quelque chose t’est-il arrivé ? C’est bien, tout ce qui arrive t’était destiné, dès l’origine, par l’ordre de l’ensemble, et y était tissé. En somme, la vie est courte. II faut tirer profit du présent, mais judicieusement et selon la justice. Sois sobre à te donner relâche.

XXVII. - Ou un monde ordonné, ou un pêle-mêle entassé, mais sans ordre. Mais se peut-il qu’en toi subsiste un certain ordre et que, dans le Tout, il n’y ait que désordre ; et cela, quand tout est aussi bien combiné, amalgamé, accordé ?

XXVIII. - Sombre caractère, caractère efféminé, sauvage, féroce, brutal, puéril, lâche, déloyal, bouffon, cupide, tyrannique.

XXIX. - Si c’est être étranger au monde que de ne pas connaître ce qui s’y trouve, ce n’est pas être moins étranger aussi que d’ignorer ce qui s’y passe. C’est un exilé, celui qui s’éloigne de la raison sociale ; un aveugle, celui qui tient fermé l’œil de l’intelligence ; un mendiant, celui qui a besoin d’un autre et qui ne tire pas de son propre fonds tout ce qui est expédient à sa vie. C’est un abcès du monde, celui qui se détourne et se met à l’écart de la raison de la commune nature, parce qu’il est mécontent de ce qui lui est survenu, car la même nature, qui amène ce qui survient, est celle aussi qui t’amena. C’est un membre amputé, celui qui retranche son âme particulière de celle des êtres raisonnables, car l’âme est une.

XXX. - Celui-ci, sans tunique, vit en philosophe ; cet autre, sans livre, et cet autre aussi, presque sans vêtements. « Je n’ai pas de pain, dit-il, mais je reste fidèle à la raison. » Et moi, qui ai les ressources que l’étude procure, je ne lui reste point fidèle.

XXXI. - Le petit métier que tu as appris, aime-le et donne-lui tout ton acquiescement. Le reste de ta vie, passe-le en homme qui, de toute son âme, compte sur les Dieux pour tout ce qui le concerne, et qui ne se fait ni le tyran ni l’esclave d’aucun des hommes.

XXXII. - Considère, par exemple, les temps de Vespasien, tu y verras tout ceci : des gens qui se marient, élèvent des enfants, deviennent malades, meurent, font la guerre, célèbrent des fêtes, trafiquent, cultivent la terre, flattent, se montrent arrogants, soupçonneux, conspirent, souhaitent que certains meurent, murmurent contre le présent, aiment, thésaurisent, briguent les consulats, les souverains pouvoirs. Eh bien ! toute la société de ces gens-là n’est plus !

Passe maintenant aux temps de Trajan. Ce sont les mêmes occupations, et disparue aussi est cette société. Passe en outre en revue et semblablement les autres documents des temps et des nations entières, et vois combien d’hommes, après avoir tendu toutes leurs forces, sont tombés bien vite et se sont dissous dans les éléments. Surtout, rappelle-toi ceux que tu as connus toi-même et qui, se tiraillant pour rien, négligeaient d’agir conformément à leur propre constitution, de s’y tenir et de s’en contenter.

Mais il est nécessaire de se souvenir ici que le soin dont il faut entourer chaque action, doit avoir sa propre estimation et sa proportion. Car, de cette façon, tu ne te décourageras point si tu n’as pas consacré aux choses inférieures plus de temps qu’il ne convenait.

XXXIII. - Les mots, usuels autrefois, ne sont plus aujourd’hui que termes de lexique. De même, les noms des hommes, très célèbres autrefois, ne sont plus guère aujourd’hui que termes de lexique : Camille, Céson, Volésus, Léonnatus 45 ; puis, peu après, Scipion et Caton ; puis Auguste ; puis enfin Hadrien et Antonin. Tout cela s’efface sans tarder dans la légende, et bientôt aussi un oubli total l’a enseveli. Et je dis ceci au sujet d’hommes qui ont, en quelque sorte, brillé d’un éclat merveilleux, car les autres, dès qu’ils ont expiré, sont « inconnus, ignorés 46. Et qu’est-ce donc, somme toute, qu’une éternelle mémoire ? Du vide en somme. A quoi donc faut-il rapporter notre soin ? A ceci seulement : une pensée conforme à la justice, une activité dévouée au bien commun, un langage tel qu’il ne trompe jamais, une disposition à accueillir tout ce qui nous arrive comme étant nécessaire, comme étant attendu, comme découlant du même principe et de la même source.

XXXIV. - Abandonne-toi de bon gré à Clotho, et laisse-la filer avec tout ce qu’elle veut.

XXXV. - Tout est éphémère, et le fait de se souvenir, et l’objet dont on se souvient.

XXXVI. - Considère sans cesse que tout ce qui naît provient d’une transformation, et habitue-toi à penser que la nature universelle n’aime rien autant que de transformer ce qui est pour en former de nouveaux êtres semblables. Tout être, en quelque sorte, est la semence de l’être qui doit sortir de lui. Mais toi, tu ne comprends sous le seul nom de semences, que celles qu’on jette en terre ou dans une matrice : c’est trop être ignorant.

XXXVII. - Tu auras tantôt fini de vivre, et tu n’es encore, ni simple, ni calme, ni affranchi du soupçon que peuvent te nuire les choses du dehors, ni bienveillant pour tous, ni habitué à placer la sagesse dans la seule pratique de la justice.

XXXVIII. - Examine avec attention leurs principes directeurs ; examine les sages, ce qu’ils évitent, et ce qu’ils recherchent.

XXXIX. - Ton mal n’est pas dans le principe qui dirige les autres, ni dans quelque modification et altération de ce qui t’enveloppe. Où est-il donc ? Là où se trouve ce qui en toi sur les maux prononce. Qu’il ne prononce donc pas, et tout est bien ! Quand bien même ton plus proche voisin, le corps, serait découpé, brûlé, purulent, gangrené, que néanmoins la partie qui prononce sur ces accidents garde le calme, c’est-à-dire qu’elle juge n’être, ni un mal ni un bien, ce qui peut tout aussi bien survenir à l’homme méchant qu’à l’homme de bien. Ce qui peut, en effet, tout aussi bien survenir à l’homme qui vit contre la nature qu’à celui qui vit selon la nature, n’est ni conforme à la nature ni contraire à la nature.

XL. - Représente-toi sans cesse le monde comme un être unique, ayant une substance unique et une âme unique. Considère comment tout se rapporte à une seule faculté de sentir, à la sienne ; comment tout agit par sa seule impulsion, et comment tout contribue à la cause de tout, et de quelle façon les choses sont tissées et enroulées ensemble.

XLI. - « Tu n’es qu’une âme chétive qui soulève un cadavre », comme disait Epictète 47.

XLII. - Aucun mal ne survient aux êtres en vole de transformation, comme aucun bien n’arrive à ceux qui naissent d’une transformation.

XLIII. - Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé de toutes choses. Aussitôt, en effet, qu’une chose est en vue, elle est entraînée ; une autre est-elle apportée, celle-là aussi va être emportée.

XLIV. - Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou afflige les sots.

XLV. - Tout ce qui vient à la suite est toujours de la famille de ce qui vient avant ; car, en effet, il n’en est pas ici comme d’une série de nombres ayant séparément et respectivement leur contenu nécessaire, mais c’est une continuité logique. Et, de même que sont coharmonieusement ordonnées les choses qui sont, les choses qui naissent manifestent, non une simple succession, mais un admirable apparentement.

XLVI. - Constamment se souvenir de cette pensée d’Héraclite 48 : « La mort de la terre est de devenir eau, la mort de l’eau est de devenir air, et la mort de l’air, de se changer en leu, et inversement. »

Se souvenir aussi « de l’homme qui oublie où le chemin conduit 49 ». Et de ceci encore 50 : « Que les hommes, dans le commerce qu’ils entretiennent continuellement avec la raison qui gouverne le Tout, ne s’accordent pas toujours avec elle, et qu’ils regardent comme étrangers les événements qui chaque jour leur arrivent. » Et, en outre 51 : « qu’il ne faut ni agir ni parler comme en dormant », car il nous semble alors que nous agissons aussi et que nous parlons, « ni comme des fils de menuisiers 52 », c’est-à-dire par routine et comme nous l’avons appris.

XLVII. - Si l’un des Dieux te disait : « Tu mourras demain ou, en tout cas, après-demain », tu n’attacherais plus une grande importance à ce que ce soit dans deux jours plutôt que demain, à moins d’être le dernier des rustres, car qu’est-ce que ce délai ? De même, ne crois pas que mourir dans beaucoup d’années plutôt que demain, soit de grande importance.

XLVIII. - Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils sur les malades ; combien d’astrologues, après avoir prédit, comme un grand événement, la mort d’autres hommes ; combien de philosophes, après s’être obstinés à discourir indéfiniment sur la mort et l’immortalité ; combien de chefs, après avoir fait périr tant de gens ; combien de tyrans, après avoir usé avec une cruelle arrogance, comme s’ils eussent été immortels, de leur pouvoir de vie et de mort ; combien de villes, pour ainsi dire, sont mortes tout entières : Hélice, Pompéi, Herculanum 53, et d’autres innombrables ! Ajoutes-y aussi tous ceux que tu as vus toi-même mourir l’un après l’autre. Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela, en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. En conséquence, passer cet infime moment de la durée conformément à la nature, finir avec sérénité, comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l’a portée, et en rendant grâces à l’arbre qui l’a produite.

XLIX. Ressembler au promontoire contre lequel incessamment se brisent les flots. Lui, reste debout et, autour de lui, viennent s’assoupir les gonflements de l’onde. « Malheureux que je suis, parce que telle chose m’est arrivée ! » Mais non, au contraire : « Bienheureux que je suis, puisque telle chose m’étant arrivée, je persiste à être exempt de chagrin, sans être brisé par le présent, ni effrayé par ce qui doit venir. » Chose pareille, en effet, aurait pu survenir à n’importe qui ; mais n’importe qui n’aurait point su persister de ce fait à être exempt de chagrin. Pourquoi donc cet accident serait-il un malheur, plutôt que cet autre un bonheur ? Appelles-tu, somme toute, revers pour un homme, ce qui n’est pas un revers pour la nature de l’homme ? Et cela te paraît-il être un revers pour la nature de l’homme, ce qui n’est pas contraire à l’intention de sa nature ? Eh quoi ! cette intention tu la connais. Cet accident t’empêche-t-il d’être juste, magnanime, sage, circonspect, pondéré, véridique, réservé, libre, et cætera, toutes vertus dont la réunion fait que la nature de l’homme recueille les biens qui lui sont propres ? Souviens-toi d’ailleurs, en tout événement qui te porte au chagrin, d’user de ce principe : Ceci n’est pas un revers, mais c’est un bonheur que de noblement le supporter.

L. - Secours vulgaire, mais tout de même efficace, pour atteindre au mépris de la mort, que de se rappeler ceux qui ont voulu s’attacher opiniâtrement à la vie. Qu’ont-ils de plus que ceux qui sont morts avant l’heure ? De toute façon, ils gisent enfin quelque part Cadicianus, Fabius, Julianus, Lépidus 54, et tous leurs pareils, qui, après avoir conduit bien des gens au tombeau, ont fini par y être conduits. En somme, l’intervalle est petit, et à travers quelles épreuves, avec quels compagnons et dans quel corps faut-il le passer l Ne t’en fais donc pas un souci. Regarde derrière toi l’infinité de la durée ; et, devant toi, un autre infini. Dans cette immensité, en quoi diffèrent celui qui a vécu trois jours et celui qui a duré trois fois l’âge du Gérénien 55 ?

LI. - Va toujours par le chemin le plus court, et le plus court est celui qui va selon la nature. Voilà pourquoi il faut agir et parler en tout de la façon la plus naturelle. Une telle ligne de conduite te délivrera de l’emphase, de l’exagération et du style figuré et artificiel.

  

1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   12

similaire:

Pensées pour moi-mêME icon" Prise en charge d’un patient présentant des pensées paranoïdes"
«Je sais que vous parlez de moi Tout le monde parle de moi, partout, tout le temps !»

Pensées pour moi-mêME iconParcours de vie
«J’ai le talent pour être normale, mais pas pour être moi-même., «Je suis devenu vous pour ne plus être moi» (parole d’une personne...

Pensées pour moi-mêME iconInfirmier(e) en service de médecine, vous vous occupez ce jour de...
Comment voulez vous que je m’occupe de ma famille dans cet état? Le travail pour moi c’est fini! Je ne peux même pas me laver seul....

Pensées pour moi-mêME iconI où l’on n’a pas voulu de moi
«Je ferai quelque chose pour vous, si vous faites quelque chose pour moi : soumettez vos articles à la censure.» Je cours encore

Pensées pour moi-mêME iconDécouvrir Les livres de L’auteur l’évènement Michel l'autre ou moi-même

Pensées pour moi-mêME iconLes generiques
...

Pensées pour moi-mêME iconRéunion de l’association «Papillons en cage» 1 à Paris (18°)
«Le tournant (pour moi), le jeudi 8 mars 1990, avec des notions de vertiges, en plus des céphalées chroniques, permanentes Les vertiges...

Pensées pour moi-mêME iconSymposium permanent d’études et de recherches d’alternatives agricoles
«m’enquiquine» de refaire deux fois la même chose. Dans cette version, vous avez déjà tout ce qu’il faut. Je vous le redis, pour...

Pensées pour moi-mêME iconExaminateurs
«je puis toutes choses en celui qui ma fortifie. Non pas moi toutefois, mais la grace de dieu qui est avec moi»

Pensées pour moi-mêME iconPlusieurs mythes et fausses conceptions sur l’hypnose prévalent toujours aujourd’hui
«sortir» par lui-même de l’état hypnotique. IL peut aussi garder pour lui ce qu’il a vécu s’il ne désire pas le dévoiler à son thérapeute....





Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
m.20-bal.com