LIVRE V
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I. - Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pourquoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Ou bien, ai-je été formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ?
- Mais c’est plus agréable !
- Es-tu donc né pour te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ? Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? Tu ne cours point à la tâche qui est conforme à la nature ?
- Mais il faut aussi se reposer.
- Il le faut, j’en conviens. La nature cependant a mis des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au manger et au boire. Mais toi pourtant, ne dépasses-tu pas ces bornes, et ne vas-tu pas au delà du nécessaire ? Dans tes actions, il n’en est plus ainsi, mais tu restes en deçà du possible. C’est qu’en effet, tu ne t’aimes point toi-même, puisque tu aimerais alors, et ta nature et sa volonté. Les autres, qui aiment leur métier, s’épuisent aux travaux qu’il exige, oubliant bains et repas. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur la ciselure, le danseur la danse, l’avare l’argent, et le vaniteux la gloriole ? Ceux-ci, lorsqu’ils sont en goût pour ce qui les intéresse, ne veulent ni manger ni dormir avant d’avoir avancé l’ouvrage auquel ils s’adonnent. Pour toi, les actions utiles au bien commun, te paraissent-elles d’un moindre prix, et dignes d’un moindre zèle ?
II. - Qu’il est aisé de repousser et d’abandonner toute pensée déplaisante ou impropre, et d’être aussitôt dans un calme parfait !
III. -Juges-toi digne de toute parole et de toute action conformes à la nature. Ne te laisse détourner, ni par la critique des uns, ni par les propos qui peuvent en résulter. Mais, s’il est bien d’agir ou de parler, ne t’en juge pas indigne. Les autres ont leur principe particulier de direction et ont affaire à leur instinct particulier. Quant à toi, ne t’en inquiète pas ; mais poursuis droit ton chemin, en te laissant conduire par ta propre nature et la nature universelle : toutes deux suivent une unique voie.
IV. - J’avance sur la voie conforme à la nature jusqu’à ce que je tombe et trouve le repos, expirant dans cet air que chaque jour j’aspire, tombant sur cette terre d’où mon père a tiré sa semence, ma mère son sang, ma nourrice son lait, d’où chaque jour, depuis tant d’années, je tiens nourriture et boisson, qui me porte tandis que je marche, et que d’elle je profite de tant de façons.
V. - On n’a pas lieu d’admirer ton acuité d’esprit. Soit. Mais il est bien d’autres qualités dont tu ne peux pas dire : « Je n’ai pour elles aucune disposition naturelle. » Acquiers-les donc, puisqu’elles dépendent entièrement de toi : sincérité, gravité, endurance, continence, résignation, modération, bienveillance, liberté, simplicité, austérité, magnanimité. Ne sens-tu pas combien, dès maintenant, tu pourrais acquérir de ces qualités, pour lesquelles tu n’as aucune incapacité naturelle, aucun défaut justifié d’aptitude ? Et cependant tu restes encore de plein gré au-dessous du possible. A murmurer, lésiner, flatter, incriminer ton corps, chercher à plaire, te conduire en étourdi et livrer ton âme à toutes ces agitations, est-ce le manque de dispositions naturelles qui t’y oblige ? Non, par les Dieux l Et, depuis longtemps, tu aurais pu te délivrer de ces défauts, et seulement, si c’est vrai, te laisser accuser de cette trop grande lenteur et de cette trop pénible difficulté à comprendre. Mais, sur ce point même, il faut t’exercer, et ne point traiter par le mépris cette lourdeur, ni t’y complaire.
VI. - Celui-ci, lorsqu’il a favorablement obligé quelqu’un, est tout prêt à lui porter en compte ce bienfait. Celui-là n’est pas prêt à se comporter ainsi, mais toutefois il considère, à part lui, son obligé comme son débiteur, et il sait ce qu’il a fait. Cet autre ne sait plus, dans une certaine mesure, ce qu’il a fait ; mais il est semblable à la vigne qui porte du raisin et ne demande rien autre une fois qu’elle a produit son fruit particulier, semblable au cheval qui a couru, au chien qui a chassé, à l’abeille qui a fait son miel. Cet homme, en obligeant quelqu’un, ne cherche pas à en tirer profit, mais il passe à un autre bienfait, comme la vigne qui, la saison venue, produit à nouveau du raisin.
- Il faut donc être de ceux qui agissent, dans une certaine mesure, sans s’en rendre compte ?
- Oui.
- Mais il faut pourtant s’en rendre compte, car c’est le propre, dit-on, d’un être sociable, de sentir qu’il agit pour l’intérêt social, et de vouloir, par Zeus, que son obligé le sente aussi.
- Ce que tu dis est vrai, mais tu interprètes mal ce que je viens de dire. Tu compteras pour cette raison au nombre de ceux dont précédemment je parlais, car ils se laissent, eux aussi, égarer par une certaine vraisemblance logique. Mais si tu veux comprendre ce que j’ai dit, ne crains pas d’être pour cela détourné de quelque action utile au bien commun.
VII. - Prière des Athéniens : « Fais pleuvoir, fais pleuvoir, ô bon Zeus ! sur les champs et les plaines des Athéniens ! » Ou il ne faut point prier, ou il faut ainsi prier, simplement, noblement.
VIII. - Comme on dit : « Asclépios a ordonné à un tel de monter à cheval, de prendre des bains froids et de marcher pieds nus » ; de même, on peut dire aussi « La nature universelle a ordonné à un tel d’être malade, de perdre un membre, d’être privé d’un organe ou d’être affligé d’une autre épreuve analogue. » Dans le premier cas, « a ordonné » signifie ceci : Asclépios a prescrit à un tel ce traitement comme correspondant à sa santé ; dans le second cas : ce qui arrive à chacun lui a été en quelque sorte prescrit comme correspondant à sa destinée. Tout comme, en effet, nous disons encore que ce qui nous arrive s’harmonise avec nous ; les maçons, de même, disent des pierres taillées qui entrent dans les murs et dans les pyramides, qu’elles s’harmonisent, lorsqu’elles s’ajustent les unes avec les autres dans un certain arrangement. Car, somme toute, il n’y a qu’une unique harmonie ; et, de même que le monde, ce si grand corps, se parfait de tous les corps, de même la Destinée, cette si grande cause, se parfait de toutes les causes. Ce que je dis là, les plus ignorants le conçoivent, car ils disent : « La Destinée lui apportait cela. » Cela donc lui était apporté, et cela lui correspondait. Recevons donc ce qui nous arrive comme nous recevons ce qu’ordonne Asclépios. Bien des choses certes, dans tout ce qu’il ordonne, sont désagréables ; mais nous les accueillons avec empressement dans l’espérance de la santé. Regarde l’achèvement et la réalisation de ce qui a paru bon à la nature universelle, comme tu regardes ta propre santé. Accueille aussi avec autant d’empressement tout ce qui t’arrive, même si tu le trouves trop dur, dans la pensée que par là tu travailles à la santé du monde, à la bonne marche et au bonheur de Zeus. Il n’eût pas, en effet, apporté cet événement à cet homme, si cet apport n’eût pas en même temps importé au Tout, et la nature, telle qu’elle est, n’apporte rien qui ne soit pas correspondant à l’individu qui est régi par elle.
Il faut donc aimer pour deux raisons ce qui t’arrive. L’une parce que cela était fait pour toi, te correspondait, et survenait en quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes. L’autre, parce que ce qui arrive à chaque être en particulier contribue à la bonne marche, à la perfection et, par Zeus ! à la persistance même de Celui qui gouverne la nature universelle. L’univers, en effet, se trouverait mutilé, si tu retranchais quoi que ce soit à la connexion et à la consistance de ses parties, tout comme de ses causes. Or, tu romps cet enchaînement, autant que tu le peux, lorsque tu es mécontent de ce qui t’arrive et que, dans une certaine mesure, tu le détruis.
IX. - Ne te rebute pas, ne te dégoûte pas, ne te consterne pas, si tu ne parviens pas fréquemment à agir en chaque chose conformément aux principes requis. Mais, lorsque tu en es empêché, reviens à la charge et sois satisfait, si tu agis le plus souvent en homme. Aime ce à quoi tu retournes et ne reviens pas vers la philosophie comme vers un maître d’école, mais comme ceux qui ont mal aux yeux retournent à la petite éponge et à l’œuf 56 ; comme un autre malade, au cataplasme, et comme tel autre, à la compresse humide. En agissant ainsi, tu ne feras point parade de ton obéissance à la raison, mais auprès d’elle tu trouveras le calme. Souviens-toi aussi que la philosophie ne veut pas autre chose que ce que veut la nature, alors que toi, tu voulais quelque chose qui n’était pas conforme à la nature. Et, de ces deux choses, quelle est celle, en effet, qui est la plus apaisante ?
- N’est-ce point, par l’attrait même de cet apaisement, que le plaisir nous égare ?
- Mais examine donc s’il n’y a pas plus d’apaisement dans la grandeur d’âme, la liberté, la simplicité, la bienveillance, la sainteté ? Quant à la sagesse, qu’y a-t-il de plus apaisant, si tu considères la stabilité et la prospérité qui proviennent en toutes tes actions de cette faculté d’intelligence et de science ?
X. - Les choses sont, sous un certain aspect, dans une telle obscurité, que des philosophes, et non des moindres, ont opiné qu’elles étaient absolument insaisissables. Les Stoïciens eux-mêmes les ont jugées difficiles à saisir. Tout assentiment que nous leur donnons est modifiable, car où est l’homme qui ne se modifie pas ? Passe maintenant aux objets immédiats : comme ils sont peu durables, communs, et susceptibles de tomber en possession d’un débauché, d’une courtisane, d’un brigand ! Passe ensuite au caractère de tes compagnons : même le plus aimable d’entre eux est difficilement supportable, pour ne pas dire qu’il ne peut aussi que difficilement se supporter lui-même !
Dans une telle obscurité, dans cette fange, dans un pareil écoulement de la substance et du temps, du mouvement et des choses mues, qu’y a-t-il donc qui puisse être estimé ou qui soit susceptible d’un intérêt absolu ? Je ne le conçois même pas. Face à cette occurrence, il faut alors s’exhorter soi-même à attendre la dissolution naturelle et à ne pas s’irriter de son retard, mais trouver apaisement en ces deux seules pensées : l’une, que rien ne m’arrivera qui ne soit conforme à la nature du Tout ; l’autre, qu’il est en mon pouvoir de ne rien faire à l’encontre de mon Dieu et de mon Génie. Nul, en effet, ne peut me contraindre à leur désobéir.
XI. - A quoi donc en ce moment fais-je servir mon âme ? En toute occasion, me poser cette question à moi-même et me demander : « Qu’y a-t-il à cette heure dans cette partie de moi-même, qu’on appelle principe directeur, et de qui ai-je l’âme en cet instant ? N’est-ce pas celle d’un enfant, d’un jeune homme, d’une femmelette, d’un tyran, d’une tête de bétail, d’un fauve ?»
XII. - Quelle est la nature de ce que le vulgaire prend pour des biens, tu peux par ceci t’en rendre compte. Si un homme conçoit certaines choses données comme étant de vrais biens, par exemple, la sagesse, la tempérance, le courage, une fois qu’il les aura ainsi conçues, il ne pourra plus entendre ce vers 57 : « Il a tant de choses... » Ce trait sonnerait faux. Mais s’il conçoit comme biens ce que la foule regarde comme tels, il pourra entendre et facilement accepter, comme dit à propos, ce mot du comique. La foule aussi se fait la même idée de cette différence. Dans le premier cas, en effet, ce vers la choquerait et en serait rejeté, tandis que, s’il s’agit de la richesse et des heureux avantages qui assurent une `vie luxueuse ou la célébrité, nous l’admettons comme exact et bien dit. Poursuis donc et demande-toi, s’il faut estimer et envisager comme des biens, ces choses qui, si on les considérait proprement, amèneraient leur possesseur à un tel état de magnificence « qu’il ne saurait plus où aller à la selle ! »
XIII. - Je suis composé d’une cause formelle et de matière. Ni l’un ni l’autre de ces éléments ne s’anéantira dans le non-être, tout comme ni l’un ni l’autre n’est venu du non-être. Ainsi donc, chaque partie de mon être sera répartie, par transformation, en quelque autre partie du monde, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini. C’est par suite d’une telle transformation que je subsiste moi-même, ainsi que mes parents, en remontant vers l’autre infini. Rien, en effet, ne m’empêche de parler ainsi, même si le monde est régi par des périodes à termes définis.
XIV. - La raison et la logique sont des facultés qui se suffisent à elles-mêmes, et aux opérations qui en relèvent. Elles partent d’un point de départ qui leur est propre, et elles marchent tout droit Vers le but qui leur est proposé. Voilà pourquoi les activités de ce genre se dénomment « actions droites », signifiant par un mot la rectitude de leur voie.
XV. - Il ne faut pas que l’homme vise à l’observance d’aucune de ces choses qui n’appartiennent point à l’homme en tant qu’homme. Elles ne sont pas exigées de l’homme ; la nature de l’homme ne les commande pas, et elles ne sont point l’accomplissement de la nature humaine. La fin de l’homme ne se trouve donc pas en elles, ni le couronnement de cette fin, qui est le bien. De plus, si l’une de ces choses convenait à l’homme, il ne lui appartiendrait, ni de la dédaigner ni de se tenir en garde à son encontre ; il ne serait pas digne d’être loué l’homme qui prétendrait n’en avoir pas besoin, et celui qui se priverait de l’une ou l’autre d’entre elles ne serait pas homme de bien, si toutefois c’étaient là des biens. Dans ces conditions, plus on se dépouille de ces et choses et d’autres semblables, plus on supporte d’en être dépouillé, et plus on est homme de bien.
XVI. - Telles que sont le plus souvent tes pensées, telle sera ton intelligence, car l’âme se colore par l’effet des pensées. Colore-la donc par une attention continue à des pensées comme celles-ci : Là où il est possible de vivre, il est aussi là possible de bien vivre. Or, on peut Vivre à la cour ; donc à la cour on peut aussi bien vivre. - Pense, en outre, que chaque être est porté vers le but pour lequel et en raison duquel il a été formé, que c’est dans le but auquel il est porté que réside sa fin, et que, là où est la fin, là est aussi l’intérêt et le bien de chacun. Or, le bien d’un être raisonnable est de vivre en société. Que nous soyons faits pour vivre en société, cela a été depuis longtemps démontré. N’est-il pas d’ailleurs évident que les êtres inférieurs sont faits en vue des supérieurs, et les supérieurs les uns pour les autres. Or, les êtres animés sont supérieurs aux êtres inanimés, et les êtres raisonnables aux êtres animés.
XVII. -Poursuivre l’impossible est d’un fou. Or, il est impossible que les méchants ne commettent point quelques méchancetés.
XVIII. - Il n’arrive à personne rien qu’il ne soit naturellement à même de supporter. Les mêmes accidents arrivent à un autre et, soit qu’il ignore qu’ils sont arrivés, soit étalage de magnanimité, il reste calme et demeure indompté. Étrange chose, que l’ignorance et la suffisance soient plus fortes que la sagesse !
XIX. - Les choses elles-mêmes ne touchent notre âme en aucune manière ; elles n’ont pas d’accès dans l’âme ; elles ne peuvent ni modifier notre âme, ni la mettre en mouvement. Elle seule se modifie et se met en mouvement, et les accidents sont pour elle ce que les font les jugements qu’elle estime dignes d’elle-même.
XX. - Sous un certain rapport, l’homme est l’être qui nous est le plus apparenté : en tant que nous devons faire du bien aux autres et les supporter. Mais en tant que certains d’entre eux font obstacle aux activités qui me sont propres, l’homme devient pour moi un des objets qui me sont indifférents, non moins que le soleil, le vent ou une bête fauve. Ceux-ci peuvent bien entraver quelqu’une de mes activités, mais mon élan spontané et ma disposition ne peuvent être entravés, parce que je puis choisir entre mes actes et renverser l’obstacle. L’intelligence, en effet, pour tendre au but qui la guide, renverse et déplace tout obstacle à son activité, et ce qui suspendait cette action devient action, et route ce qui barrait cette route.
XXI. - Honore ce qu’il y a de plus puissant dans le monde : c’est ce qui tire parti de tout et qui gouverne tout. De même, honore aussi ce qu’il y a en toi de plus puissant, et ceci est de même nature que cela, car c’est ce qui en toi met à profit tout le reste et dirige ta vie.
XXII. - Ce qui ne lèse point la cité ne lèse pas non plus le citoyen. Toutes les fois que tu te figures qu’on t’a lésé, applique cette règle : si la cité n’est pas lésée, je ne suis pas non plus lésé. Mais si la cité est lésée, il ne faut pas s’indigner contre celui qui la lèse, mais lui signaler la négligence commise.
XXIII. - Médite fréquemment la rapidité avec laquelle passent et se dissipent les êtres et les événements. La substance est, en effet, comme un fleuve, en perpétuel écoulement ; les forces sont soumises à de continuelles transformations, et les causes formelles à des milliers de modifications. Presque rien n’est stable, et voici, tout près, le gouffre infini du passé et de l’avenir, où tout s’évanouit. Comment ne serait-il pas fou, celui qui s’enfle d’orgueil parmi ce tourbillon, se tourmente ou se plaint, comme si quelque chose, pendant quelque temps et même longtemps, pouvait le troubler ?
XXIV. - Souviens-toi de la substance totale, dont tu participes pour une minime part ; de la durée totale, dont un court et infime intervalle t’a été assigné ; de la destinée, dont tu es quelle faible part !
XXV. - Un autre commet-il une faute contre moi ? C’est son affaire. Il a sa disposition propre, son activité propre. Pour moi, j’ai en ce moment ce que la commune nature veut que j’aie à ce moment, et je fais ce que ma nature exige qu’à ce moment je fasse.
XXVI. - Que le principe directeur et souverain de ton âme reste indifférent au mouvement qui se fait, doux ou violent, dans ta chair ; qu’il ne s’y mêle pas, mais qu’il se délimite lui-même et relègue ces sensations dans les membres. Mais, lorsqu’elles se propagent, par l’effet de la sympathie qui les relie l’un à l’autre, dans la pensée comme dans le corps qui lui est uni, il ne faut pas alors essayer de résister à la sensation, qui est naturelle, mais éviter que le principe directeur n’ajoute de lui-même cette présomption, qu’il y a là bien ou mal.
XXVII. - Vivre avec les Dieux.
Il vit avec les Dieux celui qui constamment leur montre une âme satisfaite des lots qui lui ont été assignés, docile à tout ce que veut le Génie que, parcelle de lui-même, Zeus a donné à chacun comme chef et comme guide. Et ce Génie, c’est l’intelligence et la raison de chacun.
XXVIII. - T’emportes-tu contre celui qui sent le bouc ? T’emportes-tu contre celui qui a l’haleine forte ? Que veux-tu qu’il y fasse ? Il a cette bouche ; il a ces aisselles, et il est inévitable que de telles dispositions fassent naître de telles exhalaisons.
- Mais l’homme, dit-on, possède la raison, et il peut, en y réfléchissant, parvenir à comprendre en quoi il est défectueux.
- Bonne réponse ! Ainsi donc, toi aussi, tu possèdes la raison. Provoque alors par ta disposition raisonnable sa disposition raisonnable ; fais-le comprendre ; avertis-le. S’il entend, tu le guériras. Nul besoin de colère.
Ni tragédien, ni courtisane.
XXIX. - La vie que tu projettes de vivre une fois sorti d’ici-bas, tu peux ici même la vivre. Si toute liberté ne t’en est point laissée, sors alors de la vie, mais toutefois en homme qui n’en souffre aucun mal. « De la fumée... et je m’en vais 58 ! » Pourquoi considérer ceci comme une affaire ? Mais tant que rien de pareil ne me chasse, je reste libre et rien ne m’empêche de faire ce que je veux. Or, je veux ce qui est conforme à la nature d’un être raisonnable et sociable.
XXX. - L’intelligence universelle est sociable. Aussi a-t-elle créé les êtres inférieurs en vue des êtres supérieurs, et les êtres supérieurs, elle les a groupés en les accordant les uns avec les autres. Vois comment elle a tout subordonné, coordonné, réparti à chacun selon sa valeur, et organisé les êtres les meilleurs pour vivre les uns avec les autres dans la concorde !
XXXI. - Comment t’es-tu jusqu’à ce jour comporté avec les Dieux, avec tes parents, tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes gouverneurs, tes amis, tes familiers, tes serviteurs ? T’es-tu envers tous conduit jusqu’à ce jour selon ce principe : « Ne faire de mal à personne et n’en point dire 59. »
Rappelle-toi aussi par où tu as passé et ce qu’il t’a été possible d’endurer ; que l’histoire de ta vie est désormais finie, et ta mission remplie ; combien de beaux exemples tu as montrés ; combien de plaisirs et de douleurs tu as supportés ; combien d’honneurs tu as négligés ; envers combien d’ingrats tu as été bienveillant !
XXXII. - Pourquoi des âmes incultes et ignorantes troublent-elles une âme instruite et cultivée ?
- Qu’est-ce donc qu’une âme instruite et cultivée ? C’est celle qui connaît le principe et la fin, et la raison qui se répand à travers l’universelle substance et qui, de toute éternité, organise le Tout, conformément à des périodes définies.
XXXIII. - Bientôt, tu ne seras plus que cendre ou squelette, un nom et pas même un nom ; et le nom n’est qu’un bruit, un écho. Les choses qui, dans la vie, sont les plus estimées ne sont que vide, pourriture, insignifiance, roquets qui se mordent, enfants qui se chamaillent, qui rient, et qui pleurent aussitôt après.
Quant à la bonne foi, la pudeur, la justice et la sincérité, elles s’en sont allées « vers l’Olympe, loin de la terre aux larges routes 60 ».
Qu’y a-t-il donc encore qui te retienne ici-bas, si les objets qui tombent sous les sens sont changeants et sans consistance, si les sens sont aveugles et susceptibles de fausses impressions, si le souffle lui-même n’est qu’une vapeur du sang, et si la gloire n’est, de la part de tels hommes, que vanité ?
Que faire alors ? Tu attendras avec sérénité, ou de t’éteindre, ou d’être déplacé. Jusqu’à ce que l’occasion s’en présente, que suffit-il de faire ? Quoi d’autre que d’honorer et de bénir les Dieux, de faire du bien aux hommes, de les supporter et de ne pas les prendre en aversion. Et aussi de te souvenir que tout ce que tu vois à portée de ta chair et de ton faible souffle, n’est ni à toi, ni dépendant de toi.
XXXIV. - Tu peux toujours donner un cours régulier à ta vie, puisque tu peux aussi suivre le droit chemin et que tu peux encore concevoir et agir selon le droit chemin. Voici deux possibilités communes à l’âme de Dieu, de l’homme et de tout être raisonnable : ne pouvoir être entravé par un autre, placer son bien dans une disposition et une façon d’agir conformes à la justice, et reposer là son désir.
XXXV. - Si cela n’est ni méchanceté personnelle, ni conséquence de ma méchanceté, ni nuisible à la communauté, pourquoi m’en affecter ? Et quel tort peut-on faire à la communauté ?
XXXVI. - Ne te laisse pas entraîner tout entier par l’imagination, mais porte secours aux hommes selon ton pouvoir et suivant leur mérite ; et, s’ils ont été lésés en des choses ordinaires, ne t’imagine pas que ce soit un malheur, car on a cette mauvaise habitude. Mais, comme le vieillard qui, en s’en allant, demandait la toupie de son élève, tout en se rendant compte que ce n’était qu’une toupie ; toi aussi, fais de même en l’occurrence présente 61...
- O homme ! as-tu oublié ce que c’était ?
- Oui ; mais ces gens y ont tant d’intérêt !
- Est-ce une raison pour que tu sois aussi fou ? Je fus autrefois, en quelque lieu qu’on ait pu me surprendre, un homme heureux.
- Mais l’homme heureux, c’est celui qui s’est attribué à lui-même un bon lot, et un bon lot, ce sont de bonnes orientations d’âme, de bonnes tendances, de bonnes actions.
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