LIVRE VI
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I. - La substance du Tout est docile et plastique. La raison qui la règle n’a en elle-même aucun motif de mal faire, car elle n’a rien de mauvais, ne fait aucun mal et ne cause aucun dommage à rien. Tout naît et s’achève par elle.
II. - Qu’il ne t’importe pas si tu as froid ou chaud en faisant ton devoir, si tu as besoin de t’assoupir ou si tu as suffisamment dormi, si tu t’entends blâmer ou louanger, si tu meurs, ou si tu fais quelque autre chose. C’est, en effet, une des actions de ta vie que le fait de mourir. Il suffit donc, pour cet acte aussi, de bien faire ce qu’on fait dans le moment présent.
III. - Regarde au fond des choses. Que la qualité particulière et la valeur d’aucune ne passent pas inaperçues pour toi.
IV. - Tous les objets qui tombent sous les yeux bien vite se transforment : ou bien, ils se dissiperont comme un encens brûlé, si la substance est une ; ou bien, ils se disperseront
V. - La raison qui gouverne sait comment elle est constituée, ce qu’elle fait et sur quelle matière.
VI. - Le meilleur moyen de t’en défendre est de ne pas leur ressembler.
VII. - Ne mets ton plaisir et ton acquiescement qu’en une seule chose : passer d’une action utile à la communauté à une action utile à la communauté, en pensant à Dieu.
VIII. - Le principe directeur est ce qui s’éveille de soi-même, se dirige et se façonne soi-même tel qu’il veut, et fait que tout événement lui apparaît tel qu’il veut.
IX. - Tout s’accomplit selon la nature du Tout, et non selon quelque autre nature qui envelopperait le monde par le dehors, qui serait au dedans enveloppée par lui, ou qui serait à part et distincte.
X. - Ou bien chaos, enchevêtrement, dispersion ; ou bien union, ordre, Providence. Dans le premier cas, pourquoi désirerais-je prolonger mon séjour dans ce pêle-mêle fortuit et dans un tel gâchis ? Qu’ai-je alors à me soucier d’autre chose que de savoir comment « devenir terre un jour 62 ». Et pourquoi me troubler ? La dispersion m’atteindra, quoi que je fasse. Mais, dans l’autre cas, je vénère Celui qui gouverne, je m’affermis et me repose en lui.
XI. - Lorsque la contrainte des circonstances t’a comme bouleversé, rentre au plus tôt en toi-même, et ne t’écarte pas plus longtemps qu’il ne faut de la mesure, car tu seras d’autant plus maître de son accordement que tu y reviendras plus fréquemment.
XII. - Si tu avais en même temps une marâtre et une mère, tu aurais des soins pour la première, mais c’est pourtant vers ta mère que tu ferais un retour assidu. Il en est de même en ce moment pour toi, de la cour et de la philosophie. Reviens souvent à celle-ci et repose-toi en elle, car c’est par elle que les tracas de celle-là te semblent supportables, et que tu deviens toi-même parmi eux supportable.
XIII. - De même que l’on peut se faire une représentation de ce que sont les mets et les autres aliments de ce genre, en se disant : ceci est le cadavre d’un poisson ; cela, le cadavre d’un oiseau ou d’un porc ; et encore, en disant du Falerne, qu’il est le jus d’un grappillon ; de la robe prétexte, qu’elle est du poil de brebis trempé dans le sang d’un coquillage ; de l’accouplement, qu’il est le frottement d’un boyau et l’éjaculation, avec un certain spasme, d’un peu de morve. De la même façon que ces représentations atteignent leurs objets, les pénètrent et font voir ce qu’ils sont, de même faut-il faire durant toute ta vie ; et, toutes les fois que les choses te semblent trop dignes de confiance, mets-les à nu, rends-toi compte de leur peu de valeur et dépouille-les de cette fiction qui les rend vénérables. C’est un redoutable sophiste que cette fumée d’estime ; et, lorsque tu crois t’occuper le mieux à de sérieuses choses, c’est alors qu’elle vient t’ensorceler le mieux. Vois donc ce que Cratès a dit de Xénocrate lui-même 63.
XIV. - La plupart des objets que la foule admire se ramènent aux plus généraux, aux objets qui subsistent en vertu d’une façon d’être ou d’un état de nature pierres, bois, figuiers, vignes, oliviers. Ceux qu’admirent les gens un peu plus sensés, aux êtres qui subsistent par une âme vivante, comme les troupeaux de gros et de menu bétail. Ceux qu’admirent les gens encore plus cultivés, aux êtres doués d’une âme raisonnable, non pas toutefois de l’âme universellement raisonnable, mais de celle qui rend habile dans les arts, ingénieux de quelque autre manière ou simplement capable d’acquérir un grand nombre d’esclaves. Mais celui qui honore l’âme universellement raisonnable et sociale ne fait plus aucun cas du reste. Avant tout, il conserve fidèlement son âme dans ses prérogatives et ses activités raisonnables et sociales, et il aide son semblable à tendre au même but.
XV. - Sans cesse entre les choses, les unes se hâtent d’être, les autres se hâtent d’avoir été, et, de ce qui vient à l’être, quelque partie déjà s’est éteinte. Écoulements et transformations renouvellent le monde constamment, comme le cours ininterrompu du temps maintient toujours nouvelle la durée infinie. Dans ce fleuve, de quel objet parmi ceux qui passent en courant, pourrait-on faire cas, puisqu’il n’est pas possible de s’arrêter sur aucun ? C’est comme si l’on se mettait à s’éprendre d’un de ces moineaux qui volent auprès de nous et qui déjà se sont éloignés de nos yeux. Et la vie même de chacun de nous est comparable au sang qui s’évapore et à l’aspiration de l’air. En effet, aspirer de l’air une fois et l’expirer ensuite, ce que nous faisons à tout instant, est la même chose que rendre à la source, d’où tu l’as tiré une première fois, l’intégralité de cette faculté de respiration, que tu as obtenue hier ou avant-hier, lorsque tu as été mis au monde.
XVI. - Ce n’est pas de transpirer comme les plantes qui est chose estimable, ni de souffler comme les troupeaux et les animaux sauvages, ni d’être impressionné par l’imagination, ni d’être mu comme une marionnette par ses impulsions, ni de s’attrouper, ni de se nourrir, car tout cela est du même ordre que l’excrétion des résidus de la nourriture. Qu’y a-t-il donc de digne d’estime ? Être applaudi par des battements de mains ? Non. Ce n’est donc pas non plus le fait d’être applaudi par des battements de langues, car les félicitations de la foule ne sont que battements de langues. Tu as donc aussi répudié la gloriole. Que reste-t-il alors de digne d’estime ? Il me semble que c’est de régler son activité et son repos selon sa propre constitution, but où tendent aussi les études et les arts. Tout art, en effet, tend à ceci, à ce que toute constitution soit convenablement appropriée à l’œuvre pour laquelle elle fut constituée. Le vigneron qui cultive la vigne, le dompteur de chevaux et le dresseur de chiens cherchent ce résultat. Les méthodes d’éducation et d’enseignement à quoi s’efforcent-elles ? Voilà donc ce qui est digne d’estime. Et, si tu parviens heureusement à l’acquérir, tu ne te réserveras pour aucune autre chose.
Ne cesseras-tu pas d’estimer aussi beaucoup d’autres choses ? Tu ne seras donc jamais libre, ni capable de te suffire, ni sans passion. Il est fatal, en effet, que tu en viennes à envier, à jalouser, à soupçonner ceux qui peuvent t’enlever ce que tu estimes, et à dresser des embûches contre ceux qui le possèdent. Bref, il est fatal que celui qui est privé de ce qu’il juge estimable soit troublé, et qu’en outre il adresse mille reproches aux Dieux. Mais le respect et l’estime de ta propre pensée feront de toi un homme qui se plaît à lui-même, en harmonie avec les membres de la communauté, et en accord avec les Dieux, c’est-à-dire un homme qui approuve avec acquiescement les lots et les rangs qu’ils ont attribués.
XVII. - En haut, en bas, en cercle se meuvent les éléments. Le mouvement de la vertu n’est compris dans aucune de ces directions ; mais c’est quelque chose de plus divin, et c’est par une voie difficile à comprendre qu’elle avance et qu’elle suit heureusement son chemin.
XVIII. - Quelle façon d’agir ! Les hommes de leur temps et qui vivent avec eux, ils ne veulent pas les louer, mais ils tiennent beaucoup à être eux-mêmes loués par ceux qui viendront après eux, qu’ils n’ont jamais vus et ne verront jamais. C’est à peu près comme si tu t’affligeais de ce que ceux qui t’ont précédé n’ont pas tenu sur toi des propos louangeurs.
XIX. - Ne suppose pas, si quelque chose t’est difficile que cette chose soit impossible à l’homme. Mais, si une chose est possible et naturelle à l’homme, pense qu’elle est aussi à ta portée.
XX. - Dans les exercices du gymnase, quelqu’un t’a écorché avec l’ongle et t’a brisé d’un coup de tête. Nous n’en manifestons aucun désagrément, nous ne nous offensons pas, nous ne le soupçonnons pas dans la suite de nous vouloir du mal. Toutefois nous nous en gardons, non pourtant comme d’un ennemi ; mais, sans le tenir en suspicion, nous l’évitons bienveillamment. Qu’il en soit de même dans les autres circonstances de la vie. Passons bien des choses à ceux qui, pour ainsi dire, s’exercent avec nous au gymnase. Il est possible, en effet, comme je le disais, de les éviter, sans les soupçonner, ni les détester.
XXI. - Si quelqu’un peut me convaincre et me prouver que je pense ou que j’agis mal, je serai heureux de me corriger. Car je cherche la vérité, qui n’a jamais porté dommage à personne. Mais Il se nuit celui qui persiste en son erreur et en son ignorance.
XXII. - Pour moi, je fais ce qui est mon devoir. Les autres choses ne me tracassent point, car ce sont, ou des objets inanimés, ou des êtres dépourvus de raison, ou des gens égarés et ne sachant pas leur chemin.
XXIII. - Envers les animaux sans raison, et, en général, envers les choses et les objets qui tombent sous les sens, uses-en comme un être doué de raison vis-à-vis d’êtres qui en sont dépourvus, magnanimement et libéralement. Mais envers les hommes, uses-en comme vis-à-vis d’êtres doués de raison, et conduis-toi avec sociabilité. En toute occasion, invoque les Dieux, et ne t’inquiète pas de savoir durant combien de temps tu agiras ainsi, car c’est assez même de trois heures employées de la sorte.
XXIV. - Alexandre de Macédoine et son muletier une fois morts, en sont réduits au même point. Ou bien ils ont été repris dans les raisons génératrices du monde, ou bien ils ont été pareillement dispersés dans les atomes.
XXV. - Considère combien de choses, durant un même infime moment, se passent en chacun de nous, tant dans le corps que dans l’âme. De la sorte, tu ne seras plus étonné, si beaucoup plus de choses, ou plutôt si toutes les choses coexistent à la fois dans cet être unique et universel que nous appelons le Monde.
XXVI. - Si quelqu’un te demandait comment s’écrit le nom d’Antonin, ne t’appliquerais-tu pas à articuler chacun des éléments de ce mot ? Et alors, si l’on se fâchait, te fâcherais-tu à ton tour ? Ne poursuivrais-tu pas avec tranquillité l’énumération de chacune des lettres ? De même aussi, souviens-toi qu’ici-bas tout devoir se compose d’un certain nombre d’obligations marquées. Il faut les observer et, sans se troubler ni se fâcher contre ceux qui se fâchent, poursuivre avec méthode ce qu’on s’est proposé.
XXVII. - Comme il est cruel de ne pas laisser les hommes se porter aux choses qui leur paraissent naturelles et dignes d’intérêt ! Et pourtant, en un certain sens, tu ne leur accordes pas de le faire, lorsque tu t’indignes de ce qu’ils commettent des fautes. Ils s’y portent généralement, en effet, comme à des choses qui leur seraient naturelles et dignes d’intérêt.
- Mais il n’en est pas ainsi.
- Instruis-les donc et détrompe-les, sans t’indigner.
XXVIII. - La mort est la cessation des représentations qui nous viennent des sens, des impulsions qui nous meuvent comme avec des cordons, du mouvement de la pensée et du service de la chair.
XXIX. - Il est honteux que, dans le temps où ton corps ne se laisse point abattre, ton âme, en ce même moment, se laisse abattre avant lui.
XXX. - Prends garde à ne point te césariser, à ne pas te teindre de cette couleur, car c’est ce qui arrive. Conserve-toi donc simple, bon, pur, digne, naturel, ami de la justice, pieux, bienveillant, tendre, résolu dans la pratique de tes devoirs. Lutte pour demeurer tel que la philosophie a voulu te former. Révère les Dieux, viens en aide aux hommes. La vie est courte. L’unique fruit de l’existence sur terre est une sainte disposition et des actions utiles à la communauté. En tout, montre-toi le disciple d’Antonin. Pense à son effort soutenu pour agir conformément à la raison, à son égalité d’âme en toutes circonstances, à sa piété, à la sérénité de son visage, à sa mansuétude, à son mépris de la vaine gloire, à son ardeur à pénétrer les affaires. Pense aussi à la façon dont il ne laissait absolument rien passer sans l’avoir examiné à fond et clairement compris, dont il supportait les reproches injustes sans y répondre par d’autres reproches, dont il traitait toute chose sans précipitation, dont il repoussait la calomnie, dont il s’enquêtait méticuleusement des caractères et des activités. Ni insolence, ni timidité, ni défiance, ni pose. Pense comme il se contentait de peu, pour sa demeure, par exemple, pour sa couche, son vêtement, sa nourriture, son service domestique ; comme il était laborieux et patient, et capable de s’employer jusqu’au soir à la même tâche, grâce à la simplicité de son régime de vie, sans avoir besoin d’évacuer, hors de l’heure habituelle, les résidus des aliments. Pense encore à la solidité et à la constance de ses amitiés, à sa tolérance pour ceux qui franchement contredisaient ses avis, à sa joie si quelqu’un lui montrait une solution meilleure, à son esprit religieux sans superstition, afin que ta dernière heure te surprenne avec une conscience aussi pure que celle qu’il avait.
XXXI. - Recouvre ton bon sens, reviens à toi et, une fois sorti de ton sommeil, rends-toi compte que c’étaient des songes qui te troublaient ; une fois réveillé, regarde les choses comme auparavant tu les regardais.
XXXII. - Je suis composé d’un faible corps et d’une âme. Pour le corps, tout est indifférent, car il ne peut établir aucune différence. Quant à l’esprit, tout ce qui n’est pas de son activité lui est indifférent, et tout ce qui est de son activité, tout cela est en son pouvoir. Mais toutefois, de tout ce qui est en son pouvoir, seule l’activité présente l’intéresse, car ses activités futures ou passées lui sont aussi en ce moment indifférentes.
XXXIII. - Le travail de la main ou du pied n’est pas contraire à leur nature, tant que le pied ne fait que la fonction du pied, et la main la fonction de la main. De même, l’homme, en tant qu’homme, ne fait pas un travail contraire à la nature, tant qu’il fait ce que l’homme doit faire. Et, si ce n’est pas contraire à sa nature, ce qu’il fait n’est pas non plus pour lui un mal.
XXXIV. - Quels plaisirs ont goûtés les brigands, les débauchés, les parricides, les tyrans ?
XXXV. - Ne vois-tu pas que, si les gens de métier s’accommodent jusqu’à un certain point aux goûts des particuliers, ils n’en restent pourtant pas moins attachés à la raison de leur art et ne supportent pas de s’en écarter ? N’est-il pas surprenant que l’architecte et le médecin respectent mieux la raison de leur art respectif, que l’homme la sienne propre, qui lui est commune avec les Dieux ?
XXXVI. - L’Asie, l’Europe, coins du monde ; tout océan, une goutte d’eau dans le monde ; l’Athos, une motte du monde ; le temps présent tout entier, un point de la durée. Tout est petit, inconsistant, en évanescence ! Tout provient de là-haut, directement mû par ce commun principe directeur, ou indirectement, par voie de conséquence. Ainsi donc, même la gueule du lion, même le poisson, et enfin tout ce qu’il y a de nocif, comme l’épine, comme la fange, sont des conséquences de tout ce qu’il y a là-haut de vénérable et de beau. Ne t’imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu révères ; mais réfléchis à la source d’où procèdent les choses.
XXXVII. - Qui a vu ce qui est dans le présent a tout vu, et tout ce qui a été de toute éternité et tout ce qui sera dans l’infini du temps ; car tout est semblable et de même aspect.
XXXVIII. - Réfléchis souvent à la liaison de toutes choses dans le monde et à la relation des unes avec les autres. En un certain sens, elles sont toutes tressées les unes avec les autres, et toutes, par suite, sont amies les unes avec les autres. L’une, en effet, s’enchaîne à l’autre, à cause du mouvement ordonné, du souffle commun et de l’unité de la substance.
XXXIX. - Accommode-toi aux choses que t’assigna le sort ; et les hommes, que le destin te donna pour compagnons, aime-les, mais du fond du cœur.
XL. - Un instrument, un outil, un ustensile quelconque, s’il se prête à l’usage pour lequel il a été fabriqué, est de bon emploi et cela bien que le fabricateur soit alors absent. Mais, s’il s’agit de choses qu’assembla la nature, la force qui les a fabriquées est en eux et y demeure. Voilà pourquoi il faut l’en révérer davantage et penser que, si tu te conduis et si tu te diriges selon son bon vouloir, tout en toi sera selon l’intelligence. Il en est de même pour le Tout, tout ce qu’il fait est conforme à l’intelligence.
XLI. - Quelle que soit la chose indépendante de ta volonté que tu regardes comme un bien ou comme un mal, il est fatal, si ce mal t’arrive ou si ce bien t’échappe, que tu murmures contre les Dieux, que tu haïsses les hommes, les accusant ou les soupçonnant d’être les auteurs de cet accident ou de cette fuite. Nous commettons bien des injustices par suite de la façon dont nous faisons, vis-à-vis de ces choses, cette différence. Mais, si nous jugeons seuls, comme des biens et des maux, les choses qui dépendent de nous, il ne nous reste plus aucune raison d’accuser Dieu et de nous tenir, en face de l’homme, en position de guerre.
XLII. - Tous nous collaborons à l’accomplissement d’une œuvre unique, les uns en connaissance de cause et avec intelligence, les autres sans s’en rendre compte. C’est ainsi que Héraclite 64, je crois, dit que, même ceux qui dorment, travaillent et collaborent à ce qui se fait dans le monde. L’un collabore d’une façon différente de l’autre, et même, par surcroît, celui qui murmure et celui qui tente de s’opposer à ce qui s’y fait et de le détruire. Le monde, en effet, a aussi besoin de gens de cette sorte. Reste à savoir parmi quels collaborateurs tu entends toi-même te ranger. Celui qui, en effet, gouverne l’univers, de toute façon saura bien t’employer et te mettre en une certaine place parmi ses collaborateurs et ses assistants. Mais toi, de ton côté, ne sois pas à cette place comme ce vers plat et ridicule, dans la tragédie que rappelle Chrysippe 65.
XLIII. - Est-ce que le soleil s’arroge le droit de tenir le rôle de la pluie ? Asclépios, celui de la Déesse des fruits 66 ? Que dire de chacun des astres ? Ne sont-ils pas différents, tout en collaborant à la même œuvre ?
XLIV. - Si les Dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui devait m’arriver, ils ont sagement délibéré, car un Dieu inconsidéré ne serait pas facile même à imaginer. Et pour quelle raison les Dieux auraient-ils été poussés à me faire du mal ? Quel profit en serait-il revenu, soit à eux-mêmes soit à cet univers, qui est la : principale de leurs préoccupations ? Mais, s’ils n’ont pas délibéré sur moi en particulier, ils ont, de toute façon, délibéré sur l’ensemble des choses au nombre desquelles, par voie de conséquence, se trouvent aussi les choses qui m’arrivent ; je dois donc aimablement les accueillir et m’en montrer content.
Mais si les Dieux ne délibèrent sur rien - et le croire est une impiété ; ne faisons plus alors de sacrifices, cessons de prier, de jurer par serment et de faire tout ce que nous faisons en pensant que chaque acte que nous accomplissons se rapporte à des Dieux présents et vivant près de nous - si, dis-je, ils ne délibèrent sur rien de ce qui nous concerne, il m’est bien permis de délibérer sur moi-même et il est de mon droit de rechercher quel est mon intérêt. Or, l’intérêt est, pour chacun, ce qui est conforme à sa constitution et à sa nature. Or, ma nature à moi est raisonnable et sociale.
Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, l’univers. En conséquence, les choses utiles à ces deux cités sont pour moi les seuls biens.
XLV. - Tout ce qui arrive à chacun est utile au Tout. Cela suffirait. Mais, de plus, dans la plupart des cas, tu verras, en y regardant de plus près, que tout ce qui est utile à un homme l’est aussi aux autres hommes. Qu’on prenne ici le mot utile au sens le plus commun, par rapport aux choses indifférentes.
XLVI. - De même que tu es écœuré des jeux de l’amphithéâtre et d’autres lieux semblables, parce qu’on y voit toujours les mêmes choses et que l’uniformité du spectacle le rend fastidieux, tu éprouves le même sentiment à considérer la vie dans son ensemble. En tout,en effet, du haut en bas, les choses sont les mêmes et ont les mêmes causes. Jusques à quand donc ?
XLVII. -Considère sans cesse combien d’hommes de toutes sortes, de toutes professions, de toutes races, sont morts. Descends jusqu’à Philistion, Phœbus, Origanion 67. Passe maintenant aux autres races. Il nous faut donc émigrer là où se sont rendus tant de puissants orateurs, tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate, et tant de héros avant eux, et, après eux, tant de généraux, de tyrans ! Ajoute à ceux-ci Eudoxe, Hipparque 68, Archimède, tant d’autres pénétrantes natures, tant d’âmes magnanimes, laborieuses, industrieuses, tant de présomptueux railleurs de cette vie périssable et éphémère que mènent les hommes, tels Ménippe 69 et tous ses pareils. Tous ces gens-là, pense qu’ils sont morts depuis longtemps. Qu’y a-t-il à cela de terrible pour eux ? Qu’y a-t-il donc là de terrible aussi pour ceux dont le nom n’est jamais prononcé ? Une seule chose ici-bas est digne de prix passer sa vie dans la vérité et dans la justice, en se gardant indulgent aux menteurs et aux injustes.
XLVIII. - Si tu veux te donner de la joie, pense aux qualités de ceux qui vivent avec toi, par exemple, à l’activité de l’un, à la réserve de l’autre, à la libéralité Rien, en effet, ne donne autant de joie que l’image des vertus, quand elles se manifestent dans la conduite de ceux qui vivent avec nous et qu’elles s’y trouvent, en aussi grand nombre que possible, réunies. Voilà pourquoi il faut toujours avoir ce tableau sous les yeux.
XLIX. - T’affliges-tu de ne peser que tant de livres et non trois cents ? Comporte-toi de même, s’il te faut vivre tant d’années durant, et non davantage. Tout comme, en effet, tu te contentes de la part de substance qui t’a été départie, qu’il en soit de même de ta portion de temps.
L. - Essaie de les persuader, mais agis, même malgré eux, quand la raison de la justice l’impose ainsi. Si toutefois, quelqu’un a recours à la force pour te contrecarrer, passe à l’aménité et à la sérénité, sers-toi de cet obstacle pour une autre vertu, et souviens-toi que tu ne te portais pas sans réserve à l’action et que tu ne visais pas des choses impossibles. Que voulais-tu donc ? Faire un effort en ce sens. Cet effort, tu l’as fait, et les choses auxquelles nous nous appliquons finissent par arriver.
LI. - Celui qui aime la gloire met son propre bonheur dans les émotions d’un autre ; celui qui aime le plaisir, dans ses propres penchants ; mais l’homme intelligent, dans sa propre conduite.
LII. - Il m’est permis, sur ce sujet, de n’avoir pas d’opinion et de ne pas troubler mon âme. Les choses, en effet, ne sont point, par elles-mêmes, de nature à pouvoir créer nos jugements.
LIII. - Habitue-toi à être attentif à ce qu’un autre dit, et, autant que possible, entre dans l’âme de celui qui parle.
LIV. - Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile à l’abeille non plus.
LV. -Si les matelots injuriaient le pilote ou les malades le médecin, pilote et médecin se préoccuperaient-ils d’autre chose que d’assurer, l’un, le salut de l’équipage, et l’autre, la santé de ceux qu’il traite ?
LVI. - Combien de ceux avec qui je suis entré dans le monde en sont déjà partis !
LVII. - Ceux qui ont la jaunisse trouvent le miel amer ; ceux qui ont été mordus par un animal enragé redoutent l’eau, et les petits enfants trouvent belle leur balle. Pourquoi donc m’irriter ? Crois-tu que l’erreur soit d’une moindre influence que la bile chez l’ictérique, ou que le venin chez celui que mordit un animal enragé ?
LVIII. - Personne ne t’empêchera de vivre selon la raison de ta propre nature ; rien ne t’arrivera qui soit en opposition avec la raison de la nature universelle.
LIX. - Que sont-ils, ceux à qui l’on veut plaire ? Et pour quels profits et par quels procédés ? Comme temps aura tôt fait de tout recouvrir, et que de choses déjà n’a-t-il pas recouvertes ?
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