Esquisse pour une histoire de la conservation des instruments de musique en France





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Esquisse pour une histoire de la conservation des instruments de musique en France

Florence Gétreau
Cette synthèse a été présentée dans le cadre des Journées d’étude de novembre 2005 organisées à Paris conjointement par l’Institut national du Patrimoine (département des restaurateurs du patrimoine) et le musée de la Musique. Il s’agissait, dans la thématique choisie sur Les instruments de musique : quelles approches pour leur traitement ?, d’apporter des repères historiques aussi bien sur l’émergence des notions de patrimoine instrumental, que de mettre en relief la déontologie et les techniques utilisées pendant plus de deux siècles avant les méthodes de laboratoire développées récemment, principalement par les institutions.
I. Définition du champs patrimonial
Il convient, en préambule, d’insister sur l’infime quantité d'instruments de musique conservée au titre du patrimoine en comparaison des oeuvres peintes ou sculptées. Le nombre d'objets à traiter est donc bien moindre et le nombre de spécialistes à former aussi. Pourtant, je crois que ce qui constitue la spécificité - et la complexité - de l'instrument de musique patrimonial apporte une réflexion particulière qui peut être riche d'enseignements et de parallélismes stimulants. Je vais d'autre part me placer dans une perspective historique et même chronologique, afin de mettre en valeur d’une part l'évolution des pratiques et des concepts sous-jacents - souvent implicites - et d’autre part l'émergence progressive d'une déontologie. Je restreindrai ce parcours « historiographique » à des exemples français, une histoire internationale des pratiques de restauration n’ayant pas encore été écrite dans notre domaine et constituant peut-être une perspective collective à imaginer.
Avant tout, cherchons à mieux définir l'instrument de musique. J'ai indiqué dans mon titre que je me cantonnerai à l'instrument patrimonial. J'entends par là l'instrument ayant un caractère historique (sans préjuger de son époque qui peut bien sûr être contemporaine) et dont le témoignage culturel doit être préservé et transmis aux générations futures. Très souvent cet instrument aura donc un statut particulier, soit qu'il appartienne à une collection publique, soit qu'il ait fait l'objet de mesures de protection, comme un classement au titre des Monuments historiques, pour me référer aux usages français, soit que son degré de rareté donne une responsabilité particulière à son possesseur qui peut être un particulier ou une organisation de droit privé (telle une fondation). Or pour envisager une action sur cet instrument, il convient sans aucun doute d'appréhender au départ les fonctions et les caractéristiques de cet objet. Sa confection est le résultat d'un savoir faire technologique qui nous rapproche de tous les autres objets de culture matérielle, qu'ils soient domestiques ou purement artistiques. Mais l'instrument a une fonctionnalité qui parfois rappelle celle des machines. Il est producteur de son. Il n'est pas inerte. Il est construit pour être mis en mouvement : il doit non seulement subir par destination des manipulations et des usures mécaniques de tous ordres mais en plus supporter par exemple la tension souvent considérable de ses cordes, ou des variations brutales d'hygrométrie sous le souffle du musicien. C'est presque un corps vivant. Une première exigence du restaurateur ou de l'historien des instruments sera donc de diagnostiquer les marques et les conséquences de cette usure naturelle.
Autre contrainte, l'instrument patrimonial doit témoigner d'une réalité sonore et acoustique à une époque donnée, en un lieu d’exécution donné, avec les caractéristiques d’un atelier de facteur donné. Or les paramètres de production d'un état sonore sont intimement liés aux caractéristiques physiques de la construction de l'instrument. La géométrie, mais aussi la morphologie externe et surtout interne de l'instrument ont des conséquences directes sur le résultat sonore. Modifier un paramètre physique c'est changer un paramètre acoustique. On perçoit donc que le moindre changement dans le choix d'un matériau, dans le mode d'assemblage, la morphologie, les mensurations d'une partie de l'instrument, entraîne des conséquences d'une réelle gravité sur la recherche de son timbre ou de ses capacités musicales. Etablir le relevé des caractéristiques initiales de l'instrument et détecter les indices des modifications successives constituent donc une deuxième obligation pour nous. Il y aura donc dans la plupart des cas une réflexion à mener sur le choix de l'état historique à restituer. Car l'état ultime dans lequel l’instrument nous parvient n'est pas forcément représentatif de son histoire musicale, mais plutôt témoignage de son histoire culturelle.
En effet, l'instrument de musique qui nous parvient a été conservé, ou collectionné pour des mobiles extrêmement variés. La signification que chaque époque, ou chaque type d'amateur attache à cet objet complexe induit des comportements différents, des attitudes plus ou moins interventionnistes, plus ou moins respectueuses de son intégrité. C'est la trame qui va conduire maintenant la première partie de mon exposé.
II. Raccommoder, ravaler, rétablir à neuf, mettre dans l'état le plus parfait
Tous ces termes sont empruntés à des textes historiques et seront définis au fur et à mesure de notre parcours. Partons des premiers possesseurs d'instruments de musique : les musiciens. Ce sont des usagers qui attendent de leur instrument qu'il réponde aux exigences musicales du moment, tant du point de vue technique qu'expressif. Comme on peut s'y attendre, si les musiciens investissent d'importantes sommes dans un instrument de grande qualité, ils seront tentés d'en conserver l'usage le plus longtemps possible. De la même façon, si des « perfectionnements » touchent la facture instrumentale (élargissement des possibilités quant à l'étendue ; nouveaux adjuvants variant le timbre, l'intensité ; améliorations mécaniques ou de justesse par de nouveaux mécanismes etc.), le musicien demandera alors à un facteur d'adapter son instrument. Pour appréhender cette histoire du goût et de la pratique musicale, nous avons conservé des inventaires de collections d'instruments d'usage, d'instrumentarium de cour ou de chapelle. De même pour en saisir les modifications et l'évolution, nous conservons quelques mémoires pour des réparations ou des mises au goût du jour d'instruments dont la qualité justifiait probablement de tels soins. Par ailleurs, en dehors des instruments eux-mêmes, certains traités théoriques sur la musique et ses instruments et certaines méthodes de jeu instrumentales font allusion à ces transformations.
Afin de vous montrer très concrètement la théorie et la pratique des restaurations au sens où nous l'entendons actuellement, j'aimerais évoquer les prémices d’une conscience patrimoniale au temps où les instruments ont été entretenus et ont connu des réparations, des remaniements et des adaptations aussi nombreuses que complexes tenant compte de leur qualité, de leur rareté et de la nécessité de leur faire passer les générations. J'ai choisi trois exemples différents au XVIIIe siècle : celui des vielles à roue, celui des clavecins, et celui des violons. Ils permettent, j'espère, de comprendre que dans le cas des instruments de musique, comme dans celui des peintures, l'histoire individuelle de l'oeuvre doit être prise en compte. Les exemples choisis montrent par ailleurs la naissance d'une réflexion sur la notion de spécimen ancien, de qualité exceptionnelle, rare voire unique, et sur les conditions de sa transmission comme de son éventuelle utilisation.
Le premier concerne le cas de la vielle à roue, instrument populaire, paysan, puis pastoral à la mode à la cour comme chez les aristocrates urbains, dont la roue est une sorte d'archet mécanique et dont des cordes frottées continuellement en bourdon parallèlement à la mélodie du clavier, donne son caractère si particulier. Lorsque Antoine Terrasson publie en 1741 sa Dissertation historique sur la Vielle, il y a environ quinze ans que cet instrument de gueux est complètement intégré au concert aristocratique, que les luthiers urbains en ont modifié la conception, que des méthodes imprimées et un répertoire abondant a commencé à être publié. Terrasson est le premier à porter un regard plus cohérent et historique sur son origine, son évolution et son développement récent. Or il va nous surprendre par sa sensibilité historique en exposant le cas d'un instrument exceptionnel. Voici son récit :
«  ... Il faut bien que la Vielle ait été très cultivée & même fort estimée sur la fin du seizième siècle, puisqu'il nous reste de ce tems là un Monument infiniment précieux pour ceux qui s'intéressent à l'instrument dont nous parlons. Ce Monument est une ancienne Vielle que plusieurs personnes prétendent être celle du Roi Henry IV, & que je crois plutôt être celle d'Henry III. Cette Vielle a passé en la possession de Monsieur le Chevalier de Mesmon Ecuyer ordinaire du Roi en sa grande Ecurie [...]. Mademoiselle Mesmon sa soeur ayant envie d'avoir une Vielle, fut pour en choisir une chez un Luthier de Paris nommé Hurel1 qui lui en montra plusieurs qu'elle trouva trop grandes. Alors Hurel lui montra une petite Vielle qu'il lui annonça sous le titre de Vielle d'Henry IV. Ce Luthier ajoüta qu'il avoit entendu dire que cet instrument avoit été fait pour servir dans un Balet donné par Henry IV, & dans lequel on avoit mis une Entrée de six Vielleux [Il s'agit du Ballet comique de la Reyne, fait aux nopces de Monsieur le Duc de Jouyeuse et mademoiselle de Vaudemont sa soeur, Paris, 1582, musique de Lambert de Beaulieu] tenans chacun une Vielle, dont celle-ci est la seule qui soit restée. [...]. L'instrument portait avec lui son certificat d'antiquité, & des signes qui prouvoient incontestablement qu'il avoit appartenu à un Henry Roi de France. Premièrement, les Vers ont tellement rongé plusieurs pièces de cette Vielle, qu'il n'est pas possible de douter qu'elle ne soit très ancienne. Son antiquité paroît encore par le goût & la nature d'un très beau travail qui a existé sur cet instrument, & dont on voit encore de très beaux restes : Une partie de ce travail consiste en ce que, sur la table de cette Vielle, on a peint une Chasse d'Animaux [...] derrière la baze, on voit de grandes H couronnées de France [...] sur le cerceau qui couvre la rouë, on voit en deux endroits les Armes de France à champ d'azur entourées, l'une du seul Collier de l'Ordre de Saint Michel [...] & l'autre d'un semblable Collier [...] de l'Ordre du Saint-Esprit ».

Terrasson poursuit :
« M. le Chevalier de Mesmon, (la) fit examiner par le Sieur Bâton Luthier à Versailles, pour sçavoir si elle étoit bonne & pour y faire raccommoder ce qu'elle pouvoit avoir de défectueux ou d'usé. Le Sieur Bâton en trouva le corps très bon, le son très doux et fort net ; & la principale réparation qu'on y fit, consista à y mettre des touches neuves dans les trous de l'ancien clavier [...]. Quand il fut question de raccommoder cet Instrument, il fallut prendre beaucoup de précautions, attendu que le bois en étoit très mince & très usé : Cette Vielle est aujourd'hui si bien raccommodée, que l'on peut s'en servir comme d'une autre mais je ne sçaurois approuver qu'en raccommodant cet Instrument, on ait mis un autre couvercle au clavier, sous prétexte que l'ancien étoit tout vermoulu, attendu que c'est sur ce couvercle que la main porte continuellement. On devoit laisser subsister cet ancien couvercle, quelqu'usé qu'il fût, car il contenoit sans doute les mêmes peintures & gravures que l'on voit sur le cercle qui couvre la rouë ; & le frotement des mains de plusieurs siècles sur ce couvercle du clavier, n'auroit servi qu'à le rendre plus précieux. Je ne suis pas certainement passionné pour les antiques ; mais je sçai en général que la vénérable crasse de l'antiquité fait souvent le plus grand prix d'une Médaille ou d'un Monument qui seroient de peu de valeur s'il étoient bien nettoyé [...]. J'ajoûterai seulement que M. le Chevalier de Mesmon ayant depuis peu fait raccommoder le clavier de cette Vielle par le Sieur Louvet, il l'a présentée à la Reine, à qui cet Instrument appartient actuellement ».2

L'intérêt de ce texte tient pour une première part au fait que l'instrument, ici longuement décrit, existe toujours dans les collections du Victoria & Albert Museum de Londres ; qu'il correspond parfaitement à la description de Terrasson : décor aux monogramme d'un Henri de France, scènes de chasse sur la table, et caisse pouvant être de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe siècle ; clavier, cordier et manivelle d'une facture typique du XVIIIe siècle, à filet d'ébène et d'ivoire, de même que le couvercle du boîtier qui porte la marque de l'un des Louvet, luthiers spécialistes de la vielle à partir de 1730. Sans rentrer dans le débat de l'authenticité du monogramme et de l'origine royale, on s'attachera plutôt aux remarques de Terrasson qui attestent de son sens historique : le terme de Monument, les notations sur les dégâts des insectes xylophages, sur la minceur et l'usure du bois à certains endroits, sur les différences de montage et de tessiture nécessaires dorénavant à l'instrument par rapport aux usages anciens. Sa désapprobation quant à la confection d'un couvercle neuf est tout à son honneur et montre que la conscience patrimoniale ne date pas d'aujourd'hui.
Pourtant Terrasson va être quelques pages plus loin le témoin de pratiques qui expliquent combien notre lecture des instruments anciens est parfois handicapée :
« Le Sieur Bâton, Luthier à Versailles, fut le premier qui travailla à perfectionner la Vielle : il avoit chez lui plusieurs anciennes Guithares dont on ne se servoit plus depuis longtems : il imagina en l'année 1716 d'en faire des Vielles ; & cette invention lui réüssit avec un si grand succès, que l'on ne voulut plus avoir que des Vielles montées sur des corps de Guithares, & ces sortes de Vielles ont effectivement un son plus fort & en même tems plus doux que celui des Vielles anciennes » 3.

Si aucun instrument portant le nom de Bâton ne nous est parvenu, j'aimerais vous présenter au moins deux instruments qui attestent encore aujourd'hui de ces pratiques que l'on ne connaissaient il n'y a encore vingt ans que par ce texte. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ce sont encore les Louvet, par ailleurs remarquables artisans et parfaits commerçants, qui vont en être les acteurs :

* La première vielle attestant de cette pratique de réemploi est un instrument en forme de guitare de Jean Louvet (1733) conservée au Musée de la Musique à Paris. Le facteur a pris soin ici de renforcer le fond de la caisse de guitare qu'il réutilise avec son ancienne table d'harmonie en sapin. Cette précaution n'était pas inutile compte tenu du poids que devait dorénavant supporter cette fragile coque.

* Le deuxième cas démontrant que ces pratiques ne devaient pas être isolées, je l'ai découvert, il y a quelques années, dans une collection privée. La vielle qui m'a été présentée ne porte aucune marque au fer et aucune étiquette identifiable. Un ancien tracé reste illisible dans le cache roue et le couvercle. Cependant il ne fait aucun doute pour moi, alors que j'ai pu reconstituer depuis quinze ans le catalogue raisonné d'une dynastie de facteurs de guitares du XVIIe siècle, celle des Voboam, que cet instrument a pu être construit vers 1740 par l'un des Louvet (la facture du cheviller, de la table et du boîtier semblent l'attester), à partir d'une caisse et d'un manche d'une splendide guitare de l'un des Voboam. La caisse en bois doublée de chevrons d'écaille de tortue a été simplement réemployée, une nouvelle table plus épaisse confectionnée pour supporter le boîtier. Mais le placage de la touche de guitare, en ébène, ivoire et nacre a servi pour décorer le dessus du boîtier tandis que le placage du cheviller de guitare a servi pour le cordier de la vielle. Les instruments des Voboam étaient particulièrement recherchés, plusieurs instruments conservés attestent de commande dans l'entourage de Louis XIV. Rien d'étonnant que les Louvet, dont la boutique était à l'Enseigne de la Vielle royale, aient mis au goût du jour avec application de tels chefs-d'oeuvre de facture.
Un phénomène tout à fait similaire peut être observé dans le cas des clavecins. S'il reste difficile dans ce cas aussi de faire la part entre la recherche d'instruments anciens, jugés précieux et à la sonorité intéressante, et des mobiles plus mercantiles, ou venant du désir de sauver des pièces particulièrement décorées, le fait est qu'une part importante de l'activité des facteurs parisiens du XVIIIe siècle consista à « ravaler » des vieux clavecins anversois. Suivons cette fois le texte de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert 4 :
« Les meilleurs clavecins qu'on ait eus jusqu'ici pour le beau son de l'harmonie, sont ceux des trois Ruckers (Hans, Jean & André) ainsi que ceux de Jean Couchet, qui, tous établis à Anvers dans le siècle passé, ont fait une immense quantité de clavecins, dont il y a à Paris un très grand nombre d'originaux, reconnus pour tels par les vrais connoisseurs. [...] Ces clavecins flamands sont si petits, que les pièces ou sonates qu'on fait aujourd'hui, ne peuvent y être exécutées ; c'est pourquoi on les met à grand ravalement [...]. Il faut pour cet effet, les couper du côté des dessus & du côté des basses ; ensuite élargir & même alonger tout le corps du clavecin. Enfin ajouter du sapin vieux, sonore, & le plus égal qu'on puisse trouver à la table d'harmonie, pour lui donner sa nouvelle largeur & longueur.

Le grand sommier se fait tout à neuf dans ces sortes de clavecins, qui, tout bien considéré, ne conservent de leur premier être que la table, & environ deux pieds & demi de leurs vieilles éclisses du côté droit.

Les parties accessoires, comme claviers, sautereaux, registres, se font à présent avec beaucoup plus de justesse & de précision, que les maîtres flamands ne les ont faites dans le siècle passé ».
Pour schématiser, l’on va passer d’un petit clavecin flamand avec la structure que voici, à un compromis d’instrument ayant la structure à la française, avec toutes les variantes possibles entre les deux modèles. Ces modifications profondes de structures sont lisibles sur nombre de clavecins flamands conservés et modernisés par les facteurs parisiens du XVIIIe siècle. On peut l'observer ici sur un clavecin de Ioannes Ruckers, fait en 1612 et ravalé à Paris dans la première moitié du XVIIIe siècle. On remarque l'élargissement de la table d'harmonie comme de tout le barrage intérieur, sommier compris, comme l'attestent les queues d'aronde. Cette opération de ravalement impliquait au moins autant de travail que la confection d'un nouveau clavecin ; aussi était-elle extrêmement onéreuse. Les inventaires d'ateliers sont là pour le démontrer. Grâce à ces documents ont découvre que Pascal Taskin, l'un des plus « habiles facteurs modernes » avec les Blanchet, dispose ainsi en 1777 de « deux petits Ruckers pour prendre la table »5 . Comme d'ailleurs le laisse entendre le texte de l'Encyclopédie, il n'est pas simple de déterminer si cet engouement pour la mise au goût français des anciens clavecins flamands tient à des choix acoustiques objectifs, au souci d'amortir toujours plus longtemps d'anciens clavecins de la part des usagers ou à des mobiles plus mercantiles venant des facteurs.
Quant aux clavecins de facteurs parisiens du tournant du siècle, ils vont subir le même traitement 80 sans plus tard. Le Mémoire de Taskin pour le compte des Menus Plaisirs le 30 juillet 1779 montre l'ampleur de telles transformations 6 :
[...] Avoir démonté un clavecin de Dumont venant du château de Compiègne, levé toutes les cordes ainsi que les fonds, avoir redoublés la pièce de derrière, doublé la courbe, la pointe, la joue et le sommier, remis toutes les traverses du fond à neuf et tous les arboutans, avoir rebaré la table et divisé l'intérieur au solide convenable, donné l'égalité et l'harmonie [...] égalisés les equilibres et generallement tout ce que l'on pouvoit faire pour le rendre solide et le mettre dans l'état le plus parfait [...] ».
Un clavecin de Nicolas Dumont daté 1697 conservé au Musée de la Musique à Paris a été entièrement rénové par ce même Taskin en 1789. Il porte, lui aussi, des traces extrêmement explicites de ces travaux : élargissement de la table, réfection totale du barrage et des claviers, mise au goût du jour de tout l'aspect mobilier.
Dernier exemple d'une grande évidence mais qui se pérennisera jusqu'à nous, la transformation des violons. Si ses caractéristiques morphologiques extérieures ont, apparemment, peu évolué, la longueur et le renversement du manche, son mode de fixation à la caisse, ainsi que l'ensemble des renforts intérieurs (barre d'harmonie, contre-éclisses, coins, tasseaux), vont changer notablement de proportions dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Une fois encore, certains facteurs renommés pour leur sonorité vont continuer d'être recherchés bien après leur disparition. Leurs instruments vont être modifiés presque systématiquement, comme l'expliquent déjà les auteurs de l'Encyclopédie :
« La façon de placer le manche en talut & de le faire pencher imperceptiblement en arrière donne non seulement beaucoup d'aisance à jouer cet instrument, mais aussi elle augmente le volume du son, sur-tout dans les basses, parce que les cordes étant plus élevées, vibrent avec plus de force & de promptitude.

Les violons qui ont le plus de réputation, sont ceux de Jacob Stainer, qui, au milieu du siècle passé, vivoit dans un petit bourg du Tirol [...].

Les violons originaux de ce fameux artiste, c'est à dire, ceux auxquels aucun facteur moderne n'a touché en dedans, sont très rares & très recherchés ».
Cette pratique va être généralisée, touchant très vite les violons de Crémone dont la réputation n'a plus cessé depuis la fin du XVIIIe siècle, sans doute en partie au détriment de la créativité des luthiers qui consacreront une part prépondérante de leur activité au commerce et à la modernisation des fameux Amati, Stradivarius ou Guarnerius. En 1806, l'Abbé Sibire, dans un petit traité intitulé La chélonomie ou le parfaict luthier 7 tout emprunt des schémas intellectuels de la Révolution française (pour lui « quatre choses, quand elles sont portées au plus haut point, constituent un excellent violon ; la qualité, la liberté, l'égalité, la force » !!!) va confirmer la généralisation de ces pratiques :
« Sur un violon à établir, mille se présentent à raccommoder [...]. Observez enfin que la Lutherie est peut-être le seul métier au monde, où le vieux soit constamment plus estimé que le neuf, et l'entretien plus difficile que la bâtisse ».

Plus loin, il emploie pour la première fois le terme « restaurer » et remarque d'autre part justement qu'un seul protocole peut servir pour (fabriquer des violons) [...]. Mais « Dans la restauration, il n'y a point à se répéter. Un remède pour un mal est un poison pour l'autre. Autant d'instruments, autant de procédés »8. Après cette remarque générale, Sibire rappelle, comme les auteurs de l'Encyclopédie, qu'aucun violon ne saurait de toute façon se soustraire au re-barrage.
« La révolution qu'à éprouvée la musique, doit se reproduire dans la Lutherie [...].

Jadis la mode était de tenir les manches fort en avant ; les chevalets, les touches extrêmement bas ; les cordes fines ; et le ton modéré.

[...] Depuis que le renversement du manche, l'exhaussement du chevalet, de la touche, et du ton, obligent à augmenter d'un grand tiers la force résistante ; les réparateurs n'ont que l'alternative de corroborer l'ancienne barre, ou d'en substituer une nouvelle ; [...]. Quand on marchande un antique, on tient singulièrement à la barre d'auteur ; on l'apprécie en conséquence, et on a raison. Moins un violon a été manié, plus il est vierge ; moins il y a de pièces étrangères rapportées à l'original, plus il reste d'espace à l'espérance. C'est en ce sens là seulement que la barre d'auteur est vraiment précieuse ; mais après l'acquisition, si on persiste à y tenir, on s'obstine à la garder telle quelle est, on a tort [...] avec moins de solidité, il y a moins de bois ».
C'est avec une rare élégance et beaucoup de subtilité d'analyse que Sibire exprime donc à la fois la conscience de l'instrument ancien, précieux du fait de son unicité, et en même temps le pragmatisme, car il se range à la réalité de la pratique musicale et à ses contraintes matérielles, on pourrait dire fonctionnelles. Il dit en effet plus loin :
« il faut de l'équilibre dans l'instrument, comme il faut de l'à-plomb dans un édifice, et des étais quand il menace [...]. Distinguons ici l'action des pièces qui tuent, d'avec la simple application de pièces additionnelles, qui quelquefois raniment et vivifient. Il pourrait se faire que de vieux instrumens fussent tellement minces d'origine, ou à force d'avoir été tourmentés par la suite des âges, qu'ils ne pussent résister au poids des cordes, sans une idée de doublure. Alors, mal pour mal, choisissez le moindre ; doubles-les donc, puisqu'il le faut, mais le plus légèrement possible [...] ; ne rasez pas la place trop au vif, et ne faites pas de copeaux avec l'original »9.
Mais la finesse du raisonnement de l’abbé Sibire et la prudence de ses propositions vont être érigées en dogme, une génération plus tard par les rédacteurs du Manuel complet du Luthier10. Les deux luthiers auteur de cet ouvrage didactique, qui appartiennent à une génération où débute l’industrialisation des procédés, préconisent que « si la table ou le fond n'ont pas, dans quelques endroits, les épaisseurs précisées par les règles indiquées aux chapitres précédents, on y remet le bois nécessaire »11. Cette remarque est en fait révélatrice de l'esprit qui sous-tendra presque toutes les interventions ultérieures, entre 1850 et 1950. On peut la résumer par notre nouvelle tête de chapitre qui s'applique aux instruments prisés par les grands solistes amateurs d'instruments italiens, mais qui contre toute attente, va toucher des instruments dont la vocation n'était plus de sonner mais de témoigner.
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