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Extraits de « Paroles d’étoiles, Mémoires d’enfants cachés 1939-1945 » Les interdictions et l’étoile jaune : Je vais à Lons-le-Saunier pour y déclarer qu'aux termes de la loi du 2 juin 1941 je suis juif. Je me sens humilié, c'est la première fois que la société m'humilie. Je me sens humilié non pas d'être juif, mais d'être présumé, étant juif, d'une qualité inférieure. C'est absurde, c'est peut-être un défaut d'orgueil, mais c'est ainsi. Journal de Léon WERTH Deux mois après la rentrée scolaire, les professeurs d'histoire de chaque collège reçoivent l'ordre impératif d'accompagner leurs élèves au Palais Berlitz voir l'exposition « Le Juif et la France ». J'y apprends, avec les autres, la « morphologie juive »: nez crochu, yeux saillants, lippe pendante, oreilles décollées, etc. ; je prends conscience du péril que « ces gens-là » feraient peser sur le monde et sur la France particulièrement. Pour nous, petites filles juives qui sommes au premier rang, c'est stupéfiant. Les journaux - Je Juif partout; Gringoire et quelques autres - déversant leur haine antisémite, écrivent: « Cent mille personnes ont visité cette exposition en trois jours. « Une araignée géante représente la juiverie faisant un festin avec le sang de la France. Cette race s'infiltre à la façon du serpent et envenime tout ce qu'elle touche. » Claudine BURINOVICI-HERBOMEL, Une enfance traquée Éditions L'Improviste, 2001 Un Juif, c'est facile à reconnaître d'après Radio-Paris, les journaux collabos et les affiches: à cause du nez crochu, des grandes oreilles décollées. Nous, avec Jeannot, on a beau se regarder il n'y a rien de tout cela, ni pour le nez, ni pour les oreilles. C'est pas le cas de Carasco ou de Lopez, avec leur teint basané et leurs cheveux crépus tellement visibles qu'on dirait des Arabes. Marcel Quand j'ai commencé à lire, à cinq, six ans, on voyait sur les murs: « Mort aux Juifs. » Les premières lectures que j'ai eues, c'était les lectures murales. Je ne pouvais pas les éviter parce que c'était écrit en très grands caractères, en ville. Donc « Morts aux Juifs », « Les Juifs sont des chiens », « Interdit aux Juifs» pour le cinéma, « Interdit aux Juifs », pour le café. Petit à petit, tout était interdit. L'espace vital était réduit, réduit, réduit. Pas dans les jardins publics, pas à la plage. On n'avait plus le droit d'aller à la plage parce que les Juifs, on était des saletés, on polluait les plages, on polluait la mer. C'était un horizon très étroit. Et pour l'enfant que j'étais, j'ai quand même souffert de ça. Parce que moi qui étais une enfant exubérante, qui aimais sortir, qui aimais voir des choses, je ne voyais que de très mauvaises choses. Je n'entendais que les soucis de mes parents... Franca Avec maman ou encore avec mémé Berthe, nous allons traîner à Drancy du côté du camp, pour essayer d'avoir des nouvelles de papa. . C'est un grand ensemble d'immeubles inachevés en forme de rectangle entouré de grillage et de barbelés. Il y a des gendarmes français qui montent la garde et qui nous empêchent d'approcher. A chaque coin, des miradors avec encore des gendarmes français pointant leurs mitrailleuses sur le camp. Pas un seul Allemand à l'horizon. Marcel I. - Il est interdit aux Juifs, dès l'âge de six ans révolus, de paraître en public sans porter l'étoile juive. II. - L'étoile juive est une étoile à six pointes ayant les dimensions de la paume d'une main et les contours noirs. Elle est en tissu jaune et porte, en caractères noirs, l'inscription « Juif ». Elle devra être portée bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement. Huitième ordonnance du 29 mai 1942 concernant les mesures contre les juifs J'ai eu conscience d'être juif le jour où j'ai porté l'étoile et qu'on m'a interdit toutes les choses. Simon Il a fallu donner, je crois, un point par étoile, je ne sais pas ce que ça représentait comme valeur par rapport à tous les points que nous avions, mais c'était un point par étoile et chaque personne avait droit, je crois, à deux ou trois... C'était limité, ça n'était pas à volonté. Ne porte pas l'étoile qui veut! Et il fallait les coudre solidement. Alors ça n'était pas précisé s'il fallait les découper en étoile. Aussi certains les rebordaient, les découpaient en étoile, d'autres les gardaient en carré, et d'autres mettaient des boutons pression. Ça c'était interdit normalement. Adolphe La directrice d'école, Mlle Leconte, savait que nous étions juives. Elle nous a présentées aux enfants de l'école et elle a dit: « Vous voyez, les enfants, les caricatures que nous voyons sur les murs, avec tous ces Juifs et leur gros nez, leur gros ventre, ces caricatures sont des mensonges. Regardez ces enfants, ils vous ressemblent, ils sont pareils que vous. Donc si nous voyons des gendarmes entrer dans la cour, vous les aidez à se sauver. » Et un jour, il y a eu des képis dans la cour et tous les enfants nous ont prêté main-forte et nous ont aidées à nous sauver. Rosa-Clara En 1942, nous étions à Paris. On commençait à porter l'étoile jaune. J'ai un souvenir extraordinaire: je sortais dans la rue, c'était le premier jour. Et il y a un monsieur que je croyais vieux, un monsieur très digne, très distingué, avec la Légion d'honneur, qui s'est approché de moi. Il a enlevé son chapeau et il m'a dit: «Monsieur, je vous demande pardon pour la France. » En 1942. C'était quelque chose d'extraordinaire. Bon, je vais à l'école. Et le premier jour, tous les élèves de la classe ont découpé une étoile jaune et tout le monde est sorti avec une étoile jaune. J'ai des souvenirs extraordinaires comme ça. Simon En 1942, j'ai porté l'étoile, puisque j'avais l'âge: j'avais plus de sept ans. Un jour, en revenant de l'école, j'étais en larmes parce qu'on m'avait un petit peu bousculée dans la cour. Maman m'a dit: « J'irai avec toi demain voir la directrice. » Et le lendemain matin, maman m'a habillée comme pour un dimanche, et elle s'est habillée elle aussi d'une façon très élégante. Elle avait coincé sa pochette bien sous le bras pour cacher un petit peu l'étoile et nous sommes parties voir la directrice qui nous a reçues dans son bureau d'une manière assez froide. Maman lui a expliqué ce qui m'était arrivé, mais elle le savait déjà. Et maman s'attendait à… quelques paroles de réconfort ou de soutien, enfin à une tout autre réponse que celle qu'on a obtenue puisque la directrice nous a dit textuellement: « Je ne peux pas être derrière chaque enfant dans la cour de l'école, il me semble que le mieux serait que Cécile ne vienne plus à l'école. » C'est donc ce que j'ai fait, je ne suis plus allée à l'école. Cécile Rafle et réactions La grande rafle a été horrible. Ce dont je me souviens particulièrement, c'est le grand silence, le grand silence qui s'est abattu sur Belleville. Je n'avais pas l'habitude que ce soit tellement silencieux. Et tout d'un coup, des tambourinements aux portes, parce qu'on habitait un immeuble où il y avait beaucoup d'appartements; des tambourinements aux portes, des cris, un brouhaha. C'était inquiétant. J'entendais beaucoup de bruits dans l'escalier. Et maman, me plaquant la main carrément sur la bouche, et regardant par la fenêtre. Il y avait une voisine en face, qui lui faisait signe de ne pas bouger. Elle mettait son doigt sur ses lèvres. Je ne voyais pas très bien la rue. J'éprouvais une impression de grondement. C'était à la fois silencieux et à la fois comme une fourmilière. Et puis il y eut des grands cris. J'ai vu quelqu'un tomber par la fenêtre. Je m'en souviens, des hurlements. Et toujours la main de maman devant ma bouche pour m'empêcher de faire du bruit. C'était horrible. Après ça a été très bizarre. La nuit, des bruits de voiture... Et puis à un moment donné, la voisine en face nous a fait signe. Maman a pris un parapluie et son sac. Elle a fermé la porte et nous sommes parties sans rien emporter. Rien d'autre que son sac et le parapluie. Raymonde À six heures, on cogne à la porte. C'est un inspecteur de police. Il nous ordonne de préparer une valise de vêtements et de le suivre. D'autres policiers entraînent des groupes de Juifs, des familles entières portant des ballots de linge et même des matelas, les hommes et des femmes silencieux et pâles, les enfants, mal réveillés, pleurant. Les commerçants accourent sur le pas de leur porte, et les passants nous regardent, étonnés et effrayés. C'est malheureusement la police française qui arrête les Juifs. On nous fait monter dans les autobus qui portent encore leurs plaques de destinations diverses. Nous roulons à travers les rues de ce quartier de Belleville d'habitude si joyeux et, partout, c'est le même spectacle de Juifs emmenés comme des criminels entre les agents. Je regarde les rues ensoleillées qui me semblent l'asile de la liberté que je ne connais plus. Nous arrivons devant la grande porte du Vel' d'Hiv, rue Nelaton. Dans l'entrée des agents disposent des lits de camp. Deux femmes se jettent l'une sur l'autre en pleurant: « C'est là, sur ces petits lits que nous allons dormir? » J'interroge un agent: « Il n'y aura jamais assez de lits pour tout le monde! » Il rit: « Mais ces lits sont pour nous; vous coucherez par terre, là-bas. » Sur la piste où d'habitude courent les cyclistes, les gens sont assis sur leurs valises, effrayés, désorientés. Certains courent et appellent dans tous les sens, mais dans l'ensemble nous sommes là, silencieux, comme paralysés par l'angoisse, ne comprenant pas bien ce qui nous arrive. Sarah, MémoriaL de La déportation des enfants juifs en France, Serge KLARSFELD C'était un jour d'été, il faisait très beau... Les voilages de la fenêtre s'agitaient un petit peu au vent. J'étais toute seule en train de manger des pâtes. On a frappé violemment à la porte. Il y a eu des cris dans l'immeuble. Un agent de police français est entré dans l'appartement. Ma mère avait une robe noire qui était serrée au cou, avec des manches longues. Et je revois son visage, en face de moi, tenant le dossier de la chaise à la main, moi en train de manger, l'officier français, ma sœur debout à côté de ma mère. Et l'officier de police voulait nous amener aussi. Ma mère n'a pas voulu, elle a dit: « La grande s'occupera de la petite. » Mon enfance s'est arrêtée ce jour-là. Ce jour-là, je suis devenue adulte, j'avais six ans. J'ai en mémoire le visage d'une mère comme toutes les mères sans doute, aimante, affectueuse, particulièrement généreuse. Colette Maman demandait de l'aide à ses amis juifs qui lui disaient: « Ecoute, tu as un accent, tu vas nous faire repérer, va-t'en. » Enfin il n'y avait plus d'amis, ça n'était pas la solidarité, c'était la lutte pour la vie, chacun pour soi. Liliane On a traversé Paris en autobus, un matin, il faisait très chaud. Les Parisiens ne nous voyaient pas, indifférents. Pas un geste, rien. Paris endormi, en plein été, un dimanche. On ne nous a pas vus. Nous étions gardés par les flics français... Annette Par les fentes des volets, nous voyions quelques familles réunies dans la cour avec des bagages, entourées de policiers français et la concierge montrant du doigt les fenêtres des appartements occupés par d'autres familles juives, très fière, très droite, certaine d'accomplir son travail de Française! Suzanne Nous sommes parties ma mère et moi, avec quelques vêtements chauds, bien que nous soyons en juillet. Nous sommes allées chez une de ses amies qui habitait à Vincennes et qui a dit: « Ils sont venus chercher ma belle-sœur, je ne veux pas vous garder, partez, partez, parce qu'ils doivent revenir. »Nous sommes allées chez ma grand-mère, qui avait soixante-treize ans et qui a dit à ma mère: «Je ne sais pas si vous pouvez rester parce que les Français sont déjà venus chercher ton frère. » Elle nous a donné l'adresse de la garçonnière de mon oncle. Nous ne sommes restées que trois jours dans cette chambre de bonne. Le souvenir qui m'en reste, c'est d'y avoir eu faim, si faim, et d'entendre ma mère me dire: « Je n'ai rien à te donner... » Il n'y avait ni pain, ni sucre, ni conserves, ni provisions. Ma mère n'osait pas descendre. Au bout de trois jours, on n'avait rien mangé du tout. Nous étions restées cachées, les fenêtres fermées, sans radio, sans faire de bruit, parlant à voix basse, de peur que les voisins viennent voir si nous étions là, que la gardienne entende du bruit... Ma mère ne pleurait pas, moi je pleurais, parce que j'avais faim; parce que je voulais aller à l'école et que je ne pouvais pas y aller. Liliane Des déportations, à Belleville, il y en avait tous les jours. Des déportations de petits ouvriers, de tailleurs, de cordonniers, de coiffeurs... Et tous les jours j'ai entendu des cris, des cris des familles que les policiers venaient chercher. À l'école, on me traitait de sale Juif; j'avais l'étoile qui était cousue sur mes vêtements; mes amis disparaissaient; les enfants juifs disparaissaient du jour au lendemain en permanence ; on savait qu'on emmenait les gens, même si on ne savait pas très bien où. Toute cette période-là m'a donné des cauchemars. J'avais six ou sept ans. Je n'arrivais pas à dormir. Au moindre bruit, je croyais entendre des pas... Je criais: « Au voleur! On vient m'enlever! On vient nie voler. »Et mon père ne savait pas comment me calmer, parce que je poussais des cris en pleine nuit, comme ça. Alors il prenait un broc d'eau et il me calmait avec un jet d'eau froide; ensuite, j'étais dans mes draps mouillés, je tremblais de partout, et je ne pouvais plus crier. Ça s'est passé comme ça toutes les nuits. Je n'arrivais plus à dormir du tout. Henri La Peur, la Peur avec un P « colossal », la Peur en grosses gouttes de pluie... La tristesse et la peur sont entrées en nous pour ne plus nous quitter. Je ne chante plus, je ne ris plus, personne ici ne veut comprendre ce qui s'est passé, ce qui peut nous arriver. Où sont mes amies? La nuit, les enfants crient, se réveillent effrayés par leurs rêves... Sylvie Du Vel d’Hiv aux camps Le Vel' d'Hiv, ça a été terrible. C'était déjà noir de monde. C'était des cris, c'était affreux parce qu'il était déjà bondé. C'était au mois de juillet, il faisait une chaleur terrible. On a été mises dans le haut des gradins. Et là on a passé, je crois, cinq ou six jours. Ça a été le cauchemar... La chaleur, les cris. Les femmes qui appelaient les enfants ou les enfants qui appelaient leurs mères. Je ne me souviens pas de grand-chose sauf de la SOIf. La soif, cette lumière qui restait toujours allumée... C'était épouvantable. La puanteur... les toilettes se sont trouvées vite bouchées. Et je vous dirai franchement que je crois qu'on faisait les besoins derrière nous, à côté de nous, je ne sais plus trop où. Hélène Je tiens à dire que pendant trois semaines à Drancy, je n'a jamais vu un Allemand; je n'ai vu que des Français, des gendarmes. Le drapeau français flottait sur le camp. Ils habitaient dans les gratte-ciel. C'était un camp de concentration français Tout comme les autres camps, Beaune-la-Rolande, Pithiviers Rivesaltes... qui étaient des camps français. Philippe À aucun moment il n'y a eu des Allemands à cette époque-là On n'était gardés que par la police française. On était déjà nous les enfants, recouverts de vermine. Après que les mère: ont été déportées, a ne restait plus que les enfants. Ils ne savaient pas quoi faire de nous... A Drancy, rien n'avait été prévu pour les enfants puisque les enfants au départ ne devaient pas être ramassés. Ils ont fait ça, paraît-il, ça a été un « geste humanitaire ». Ils n'ont pas voulu séparer les femmes et les enfants. Quand on est arrivés, on nous a parqués dans une grande pièce qui n'était pas achevée, a n'y avait pas de cloison rien du tout. Il y avait de la paille étendue sur ces parquets de ciment. On n'était qu'entre enfants. Hélène Il n'y avait qu'un seul groupe de tinettes. Il fallait être dix en bas de l'escalier pour être autorisés à y aller. Alors a fallait se mettre en rang par deux, et si on n'était pas dix, a fallait attendre qu'il y en ait encore d'autres. Ma sœur avait une dysenterie épouvantable. Elle devait courir tout le temps. Nous avons été mises d'emblée avec les enfants qui venaient de Pithiviers, dans ce qu'on appelle le bloc des partants. Un bloc, c'était six escaliers, c'était 1-2-3 ; 4-5-6. Et c'était là qu'on mettait ceux qui allaient être déportés tout de suite. Donc ça n'était pas la peine de les installer: il n'y avait plus de châlits, il y avait de la paille par terre, il n'y avait pas de sanitaires du tout. Il y avait une tinette dans un couloir, dans l'escalier. Ça dégouliné d'un escalier à l'autre. Il n'y avait qu'un point d'eau. C'était absolument affreux… Annette Près de la sortie du camp de Drancy, on nous a fait entrer dans une petite pièce. Un homme derrière une table a dit: Vous allez partir du camp, les gendarmes vont vous emmener. » On nous a fait monter dans Un car de police, quatre gendarmes nous accompagnaient. Quand la voiture a démarré, Manuel et moi, on a crié de joie. On n'arrêtait plus de parler, fébriles, chacun interrompant l'autre: « On va rentrer chez nous, à la maison. » On imaginait tout haut notre retour: si on demanderait la clef à la concierge. On se cacherait sous la table et on surprendrait tout à coup papa et maman, André et Jacques. Ça en ferait une bonne surprise. On était sûrs de retrouver tout le monde à la maison. À un moment donné, j'ai tourné la tête vers les gendarmes assis derrière nous. Ils nous écoutaient parler et silencieusement ils pleuraient. J'ai compris qu'on ne retournait pas chez nous, alors, moi aussi, j'ai pleuré. Annette MULLER, La Petite Fille du Ver d’hiv @ Denoël, 1991 Les gendarmes nous ont conduits dans une bâtisse immense. C'était l'asile Lamarck. Dedans régnait la pagaille. On couchait dans des grands dortoirs, les lits collés les uns aux autres, des matelas posés par terre, avec à peine la place de passer. Il y avait une épidémie de scarlatine. Chaque jour, nous soulevions nos chemises pour montrer nos ventres nus où devaient apparaître les petits boutons, premier symptôme de la maladie. Nous pouvions sortir dans la cour. Près de la porte, une longue table était installée. Parfois, derrière, des visiteurs nous regardaient. Nous n'avions pas le droit de les approcher. Parfois ils nous jetaient de la nourriture, fruits, pain, qu'on enterrait en grattant la terre pour la manger en cachette. Les poux pullulaient. La chasse aux totos devenait un jeu. Assis par terre au milieu de la cour, Manuel posait sa tête tondue sur mes genoux. Je cherchais les poux que j'écrasais entre les onglés des deux pouces. Ça crissait. Après c'était mon tour. J'offrais ma tête tondue à Manuel. Tous les enfants faisaient de même accroupis ou assis dans la cour, comme les singes du zoo de Vincennes. Quelquefois, on nous amenait dans une salle en sous-sol à l'atmosphère surchargée de vapeur où, dans un vacarme assourdissant, officiait un coiffeur à petites moustaches. Les enfants se débattant étaient traînés devant lui sous les huées des anciens déjà tondus. On chantait à tue-tête, sur l'air du carillonneur: «Maudit sois-tu, sacré coiffeur, que Dieu créa pour mon malheur. » Dès le point du jour sa tondeuse à la main, il nous rasait la tête du soir au matin. Quand sonnerait-on la mort du coiffeur? C'était notre ennemi. Nous le haïssions tous. Tous les jours arrivaient à l'asile des fournées d'enfants sales, squelettiques et boutonneux qui étaient mis immédiatement en quarantaine, dans les dortoirs surpeuplés, avant de se joindre aux autres. Ils venaient de Drancy. Annette MULLER, La Petite Fille du Vel d’Hiv On écrivait des cartes à mon père. Ma sœur avait un langage codé pour lui dire... « L'orage monte, le temps est très mauvais en ce moment », quand il y avait des rafles, des choses comme ça. Elle a fait ça toute seule. Je ne sais pas comment elle a pu trouver toute seule tout ce langage. Mon père ne lisait pas très bien le français mais il comprenait très bien. Flore Un peu avant la mi-août, c'est-à-dire déjà un mois après le Vel' d'Hiv, ils ont appelé les femmes et les enfants au-dessus de cinq ans. Ça a été leur tour d'être dans la cour en plein mois d'août, toute la journée, et le soir... expédiés. Et il restait dans la paille... les bébés! Nous n'étions que deux pour prendre soin d'eux: Mlle de La Chapelle et moi. Le tout dans une dizaine de baraquements. C'est absolument fou. Deux jours avant, il y en avait trop, on n'arrivait même pas à les nourrir, à les changer. Et puis on n'avait plus rien pour les changer. C'était affreux. Je suis encore réveillée la nuit par les cris, les hurlements qui ne m'ont pas quittée. Le jour où ils se sont décidés à emmener les bébés, les moins de cinq ans, et les nourrissons, alors on nous a priées de repartir. On a pris le train à la gare de Beaune-la-Rolande. Des Parisiens qui avaient été chez les amis ou chez les cousins de la campagne rentraient en chantant, heureux, béats... Ils rapportaient un poulet, des pommes de terre. Et nous, on sortait de l'enfer... C'était affreux! Descendre gare de Lyon et voir les filles françaises aux terrasses des cafés, assises sur les genoux des officiers allemands... On avait l'impression de sortir d'un autre monde. Micheline Près de Paris, il y a une énorme gare de triage... Là, on a vu des wagons avec des enfants qui partaient: des wagons à bestiaux, avec les mains des enfants. Les enfants chantaient dans les wagons. Ma mère, c'est simple, elle s'est évanouie. Il faisait une chaleur terrible, ces enfants dans les wagons qui voulaient de l'eau... c'était... Il y avait un vieux monsieur près de nous, et j'avais l'impression qu'il sentait quelque chose: il m'a pris la main. Et puis le train est parti, je ne sais plus si ce sont les enfants qui sont partis d'abord ou nous... Irène La vie des enfants cachés Nous réalisions qu'une indifférence totale des gens du quartier s'était installée à notre égard. Ils nous avaient vus naître, grandir, peu de personnes nous ont tendu la main dans cette période difficile. Gaston Je suis devenue la quatrième enfant Nicolas. Les Nicolas ont accompli ce geste tout naturellement, malgré l'extrême danger que je leur faisais courir, Cusset étant la banlieue de Vichy. Cette époque sinistre marquée par la séparation d'avec mes parents, l'angoisse ambiante, tout ce non-dit de guerre et de mort, a laissé des traces indélébiles au fond de moi, des séquelles impossibles à extirper aujourd'hui encore. Et pourtant, grâce aux Nicolas, j'ai vécu une enfance presque normale et très joyeuse. J'en garde des souvenirs merveilleux. Souvenirs d'une enfance gourmande: les beignets aux pommes de maman, les framboises du jardin. D'une enfance joueuse: l'apprentissage de la bicyclette, les « bêtises » de mon compagnon de jeux qui à mes yeux représentaient des exploits. Pendant tout ce temps, les Nicolas ont toujours respecté mon identité: ils n'ont jamais prétendu prendre la place de mes parents biologiques. J'avais une photo d'eux dans un grand pot, et de temps en temps, je les contemplais. Je ne sais pas ce qui se passait dans ma tête; c'était très mystérieux. De toute façon je ne posais pas de questions et les Nicolas ne m'en posaient pas non plus, Les choses étaient assez compliquées comme ça. Il fallait vivre, et ne pas trop penser. Hélène On a atterri chez des paysans en Normandie, dans la Manche. Ces gens étaient des monstres. Ils nous ont torturés, ils nous ont battus... On les payait pour cacher des enfants, donc ils nous ont pris. Nous étions les souffre-douleur. Mon petit frère avait tellement peur, il avait trois ans, qu'un jour il avait fait pipi dans sa culotte, et ils lui ont collé une botte d'orties dans sa culotte. La femme était très méchante. Avec elle, c'était toujours des coups. Quand je lui disais: «Mais pourquoi tu me bats? Qu’est-ce que j'ai fait? » Elle me disait: « Si moi je ne le sais pas, toi, tu le sais. » On n'arrivait pas à manger, on vomissait, elle nous faisait remanger notre vomi. C'est trop dur à dire, on a l'impression de se salir soi-même en le disant. Ça a duré jusqu'à la Libération. Hélène Le pouce! Quel succédané fut-il pour moi? Il était le seul lien qui me rattachait à toi et je tirais dessus à Dieu vat. Je le voyais immense comme mon amour pour toi. Les adultes me disaient qu'il fondait et que bientôt il n'en resterait pas. Pourtant dans un lit froid sans bras pour m'enlacer, dans cette solitude blanche que sont lits d'hôpitaux et de pensionnats, lui seul me parlait de toi. Simone Tous les enfants sont partis pour les vacances. Nous sommes seules au réfectoire, dans le dortoir. Les sœurs essaient de nous consoler, nous offrent des cadeaux. C'est là que j'apprends que je ne te reverrai plus, ma mère. On ne me le dit pas mais je le sais. On nous dit que vous êtes partis en déportation, nouveau mot, mais que vous reviendrez; je ne demande pas d'explication, je sais que ce n'est pas vrai. Contre l'irrémédiable, que reste-t-il comme défense? Comment accepter si jeune d'aller de terreur en terreur? De savoir, ma mère, que tu ne me tiendras plus jamais dans tes bras, que plus jamais ton haleine ne m'effleurera? Comment admettre que mon sourire s'effacera pour toujours? Simone J'ai appris plus tard que cette dame, cette famille qui m'a accueillie, j'allais dire adoptée, c'était une famille qui n'avait pas d'enfants, la dame ne pouvait pas en avoir. Lorsqu'il a été question que je reparte au bout de quelques jours puisque c'était provisoire, elle a dit à sa sœur: «Non, je ne veux pas la laisser partir, nous la gardons. » Et la sœur, l'assistante sociale lui a dit: « Mais vous savez ce que vous risquez en cachant une Juive à la maison. )} Et la dame aurait répondu: « Je préfère mourir en ayant connu la joie d'avoir un enfant que de vivre sans. » Donc ils ont pris tous les risques et c'est ainsi que je suis restée dans cette famille. Il y avait beaucoup de tendresse. J'ai le souvenir d'une punition où on m'avait envoyée au lit et où on m'a réveillée avec des bisous." Lorsque ma mère venait me voir, je lui disais: « Bonjour, madame. » Cela lui a été très difficile. Quand elle repartait, elle pleurait beaucoup. Liliane Le 23 juin 1944, on nous conduit à Drancy. La France était libérée en Normandie depuis trois semaines. Nous espérions que nous aurions évité la déportation. Il n'en a rien été. J'ai fait partie de l'avant-dernier convoi, du convoi 76. Il y a eu le convoi 77 où sont partis des enfants d'Izieu. Il y a eu 500 enfants qui sont partis du convoi après moi... Renée Nous nous retrouvons à Drancy. Là, il y a les files d'attente dans la cour. Ce qui me choque, ce sont ces habitants qui sont là derrière les grilles, ces curieux, ces badauds, des personnes qui pleurent également. Mais personne ne réagit. Nous montons dans les bus sans que personne bouge. Nous montons et nous partons vers quelle destination? Nous l'ignorons. Et à un moment donné, il y a une embardée dans le bus, nous sommes projetés les uns sur les autres. Pourquoi? Parce que le conducteur qui fait cette embardée nous dit à voix haute, il parle tout seul en fait: « Pour un peu, j'aurais écrasé ce chien. » Et dans ma tête, ça se passe très mal Je me dis: « Comment? Il transporte à longueur de journée... il fait ce travail macabre de conduire des êtres humains, des hommes, des femmes, des enfants... Combien d'enfants? Je suis partie avec des enfants d'Izieu. Combien de personnes transporte-t-il par jour? Et il s'inquiète de ne pas écraser un chien. Alors que sommes-nous, nous, par rapport à une population qui ne réagit pas? » Je supporte très mal cette situation. Renée Retrouvailles ou solitude Maman, prévenue de notre retour, nous attend depuis de longues heures. Elle est toute seule! Quelle joie de la retrouver! Nous voulons parler en même temps et maman ne veut pas nous répondre, elle se contente de nous serrer bien fort dans ses bras. C'est tellement puissant comme sentiment qu'il n'est pas possible de l'exprimer, seuls un long silence, des regards complices et des larmes traduisent notre bonheur empreint d'incertitudes. Marcel En 1945, on allait attendre les déportés devant l'hôtel Lutetia à Paris. Je n'ai jamais rien connu de pire que ces attentes. La mort devenait tangible. C'est depuis ce temps-là que toute attente m'angoisse, tout retard... Quand on avait attendu des heures, des jours, des mois, on savait que ce n'était plus la peine, à moins d'un miracle... À l'école, je vivais dans un autre monde. Je n'étais pas vraiment là, je n'étais pas comme les autres. J'étais dans le monde des morts; j'avais du mal à rire, à jouer; je ne parlais à personne... À dix ans, j'étais vieille, adulte déjà d'une certaine façon - j'avais vécu trop de choses... Les professeurs se posaient des questions, on convoquait ma mère... Marie Ma seconde mère et son mari m'ont élevée comme leur enfant, avec amour. Ils m'ont choyée comme le garçon de quinze mois qu'ils avaient eu bien des années auparavant, qui était décédé d'une méningite et que je remplaçais bien involontairement. Je n'ai jamais manqué ni de l'essentiel ni du superflu, marché noir aidant: le bois de chauffage s'échangeait contre lait, beurre, cadeaux, que je m'empressais de tirer d'une valise ramenée d'une virée en campagne. J'étais leur« petite », « la petite », comme ils m'appelaient. Ce furent trois années de bonheur parfait pour nous trois, trois années d'insouciance pour moi si jeune, au milieu de la tourmente, d'angoisses et de courage pour eux. Mes parents sont revenus du pire en avril 1945, deux rescapés parmi les 167 survivants du convoi 76. Ils sont arrivés l'un et l'autre avec une semaine d'écart. Quand ma mère a sonné à la porte d'entrée, j'ai eu très peur, pourtant avertie de sa venue, mais sans comprendre que j'allais être arrachée à ma « mère »; son fort accent russe me terrorisait. Une semaine plus tard, mon père a franchi la porte de l'appartement avec une valise. Aussitôt j'ai voulu l'ouvrir pour les cadeaux que dans mon esprit elle devait contenir. Quelle déception!! La vie a donc continué à être douce boulevard Malesherbes, pendant quelques mois encore. Petit à petit on a essayé de m'habituer à l'idée d'une seconde mère, d'un second père. Mais tant que la séparation n'a pas été effective, je ne réalisais rien de la souffrance qui m'attendait, de la souffrance qui attendait mes deux parents adoptifs. En septembre 1945, «maman Gaby» commença à préparer ma valise pour mon départ aux ÉtatsUnis avec mes parents, où nous devions aller passer quelques mois de vacances chez un des frères de mon père. Ma valise une fois prête, je récupérai toutes mes affaires pensant qu'en les cachant sous le lit j'allais échapper à cette séparation, à cet enlèvement. Mais rien n'y fit bien sûr. Au lieu de quelques mois nous restâmes trois ans. Trois années qui furent vécues par Gaby et Alphonse comme le deuil de « moi », leur enfant auquel s'est ajouté pour Gaby le deuil de son mari Alphonse. Dans son dernier souffle de vie il a chuchoté «petite » et s'est éteint, quelle preuve d'amour 1... Viviane J'ai rêvé que j'étais dans l'appartement de mon enfance, il faisait nuit, sombre. Devant la fenêtre se tenaient quatre ombres, serrées les unes contre les autres, un homme, une femme, deux enfants. À ce moment, mon regard a été attiré par une fenêtre pauvrement éclairée de l’autre côté de la cour, à l'intérieur de laquelle se mouvaient quelques ombres, êtres sans visage. Mais aussitôt mon regard est revenu à la recherche des quatre ombres. Elles avaient disparu et j'ai été envahie d'une tristesse infinie. Je savais que c'était mon père, ma mère et mes deux jeunes frère et sœur, ombres dans la nuit du temps, et je les ai laissés partir sans les embrasser, sans leur dire au revoir, sans même les accompagner. J'étais maintenant seule dans cette pièce sombre, le cœur gros. Et voici qu'au plus profond de ma tristesse, un chœur s'est mis à chanter et il a entonné les psaumes, c'était beau. Je me suis réveillée. Esther- Babette Personne n'est revenu. J'ai repris des études en travaillant. Vingt-cinq ans après, j'ai fait une thérapie où j'ai enfin compris que je n'étais pas vraiment coupable de la mort de mes parents ou en tout cas de ne pas être morte avec eux; la seule chose que je pouvais faire pour eux était peut-être d'être heureuse. C'est probablement ce qu'ils auraient souhaité, alors qu'en fait, pendant les vingt-cinq premières années, je me suis niée. J'ai beaucoup travaillé, j'ai réussi une carrière honnête. J'ai eu deux fils. Je me suis mariée pour me punir. J'ai fini par divorcer. Tout ça, je pense que c'était: « Je n'existe pas et je suis coupable. » J'ai mis vingt-cinq ans à me sortir de ça. Je crois que j'en suis sortie, Mon fils cadet, à sa majorité, a fait des démarches sans fin pour reprendre le nom de mes parents. Je pense que la boucle est bouclée. Irène |
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![]() | «The Hunchback of Notre Dame», (1939) directed by William Dieterle (droits réservés) | ![]() | «distingués» de Paris : le Roule, les Oiseaux, et l’Abbaye-aux-bois où Mme Récamier s’était retirée et où le vieux Chateaubriand... |
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