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Une évolution concevable La fragilité contemporaine de la dualité des services publics ne résulte pas seulement des multiples écueils identifiés précédemment et qui tiennent à ses faiblesses intrinsèques. Ambiguë, source d'incertitudes, instrumentalisée, l'opposition entre les services publics administratifs et industriels et commerciaux apparaît également dépassée. Elle est, en effet, parfois ignorée sous l'influence de l'effacement progressif de la frontière entre le droit public et le droit privé. Loin de tendre pourtant à sa disparition, ce mouvement lui substitue une nouvelle opposition qui pourrait suggérer un retour aux sources. Une distinction ignorée D'origine prétorienne, la division des services publics en deux catégories ne jouit apparemment pas de la pleine adhésion des autorités normatives. Malgré le développement constant du droit écrit, un nombre peu élevé de textes y attachent des conséquences particulières. En droit interne certes, quelques lois y font référence à l'image de l'article L. 421-1 du code du travail (à propos de l'élection de délégués du personnel) ou des articles L. 2221-1 et suivant du code général des collectivités territoriales (à propos des régies locales). Mais de telles dispositions posent en général des règles propres à l'une ou l'autre catégorie sans que les raisons de cette spécificité s'imposent d'évidence. Tel est, par exemple, le cas de la loi du 12 avril 2000 qui réserve la réduction du délai d'apparition des décisions implicites de rejet aux services publics administratifs. Les interrogations que suscitent ces textes respectueux de la distinction expliquent peut-être que les autorités normatives préfèrent plutôt l'ignorer. Les mêmes dispositions régissent alors les services publics administratifs et industriels et commerciaux. Par exemple, la loi du 31 juillet 1963 fixant certaines modalités d'exercice du droit de grève et la loi du 29 janvier 1993 organisant la passation des conventions de délégation de service public s'appliquent indifféremment aux uns et aux autres. L'ordonnance du 17 juin 2004 a, quant à elle, simultanément posé les principes des nouveaux contrats de partenariat public-privé et, pour simplifier les règles de répartition des compétences, leur a attribué un caractère administratif indépendamment du caractère du service public à l'exécution duquel le partenaire privé est éventuellement associé. Plus radicalement, il est des matières qui ignorent délibérément la distinction entre les services publics. Le droit fiscal pose en principe que les personnes publiques doivent « acquitter, dans les conditions de droit commun, les impôts et les taxes de toute nature auxquelles seraient assujetties des entreprises privées effectuant les mêmes opérations » (art. 1654 du code général des impôts). La combinaison des articles 206-1 et 207-1-6° du code général des impôts amène toutefois à distinguer entre les services publics pour la soumission à l'impôt sur les sociétés. Mais tous acquittent la taxe sur la valeur ajoutée à moins que le non-assujettissement des SPA n'entraîne de distorsion dans les conditions de la concurrence (art. 256 B du code général des impôts). Cette préoccupation d'imposer le respect de l'égale concurrence à tous les services publics inspire l'article L. 410-1 du code de commerce, aux termes duquel les règles relatives à la liberté des prix et à la concurrence « s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public ». Il permet de sanctionner des pratiques anticoncurrentielles commises à l'occasion d'activités de service public industriel et commercial ou administratif et confirme ce que le droit fiscal laisse entrevoir : la distinction entre les deux catégories de services publics s'estompe lorsque est en cause l'impact économique de l'activité en cause. Le droit communautaire n'est pas étranger à cette érosion. L'article 86, paragraphe 2, du traité de Rome n'autorise à déroger au principe de libre concurrence au profit des services d'intérêt économique général que si son application ferait échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie, et à condition que le développement des échanges ne soit pas affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté. Pour déterminer le champ d'application de cette disposition, la Cour de justice des Communautés européennes se réfère à la notion d'entreprise qu'elle définit comme « toute entité exerçant une activité économique indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement » (CJCE 23 avril 1991, Höffner, aff. C-41/90, Rec. I.1979). Echappent ainsi à la qualification de services d'intérêt économique général les activités par lesquelles s'exercent des prérogatives de puissance publique (CJCE 19 janvier 1994, SAT, aff. C-364/92, Rec. 1992, p. I-43 : à propos d'Eurocontrol ; AJDA 1997, p. 772, Actualité du droit communautaire), ou qui remplissent une fonction de caractère exclusivement social fondée sur le principe de la solidarité nationale et dépourvue de tout but lucratif (CJCE 17 février 1993, Poucet-Pistre, aff. C-15 et 160/91, Rec. 1993, p. I-637 : à propos de l'assurance maladie obligatoire ; AJDA 1997, p. 772, Actualité du droit communautaire). L'opposition qu'opère le droit communautaire entre les services d'intérêt général marchands et non marchands pour préciser le champ de la libre concurrence se superpose à notre distinction interne sans la recouvrir exactement. Il existe certes une parenté entre la notion de service public industriel et commercial et celle de service d'intérêt économique général (SIEG) : « le lien entre les deux notions est fondé sur la notion de service marchand. En effet ce qui caractérise aussi bien le SPIC que le SIEG, c'est le fait d'être constitué de prestations de services qui sont offertes sur un marché » (A.-S. Mescheriakoff, SPIC locaux et droit communautaire, in Services publics industriels et commerciaux : questions actuelles, préc., p. 15). Cette proximité conceptuelle aurait même permis que la définition du périmètre des services d'intérêt économique général assure une meilleure cohérence à la notion de service public industriel et commercial (ibid.). Toutefois le rapprochement allégué n'est pas absolu, dans la mesure où la notion communautaire semble plus large puisque la notion d'entreprise est susceptible de s'appliquer à des services que le droit français qualifie d'administratifs. En tout état de cause, par l'usage d'une terminologie distincte et l'appel à des critères d'analyse différents, le droit communautaire souligne sa volonté sinon d'ignorer, du moins de ne pas reproduire l'opposition entre les services publics administratifs et industriels et commerciaux. La nécessité de dépasser celle-ci, auquel il amène parfois à conclure, pourrait cependant se réaliser par un simple retour au point de départ. Loin d'être une étoile filante, la distinction de catégories de services publics semble promise à briller encore longtemps au firmament du droit français. C'est à la condition néanmoins d'achever sa révolution. Une révolution suggérée Nombre des éléments précédents démontrent la pertinence d'une distinction au sein du service public mais remettent en cause celle adoptée par le droit français. Un examen plus approfondi révèle que la diversité apparente des objectifs assignés à une dichotomie des services publics n'exclut pas l'identité de l'inspiration. Elle se traduit logiquement par un critère commun de classification. Rien ne paraît certes rapprocher l'identification des activités d'intérêt général à soumettre au principe d'égale concurrence et la délimitation de celles d'entre elles à soustraire globalement au droit privé et dont le contentieux doit être attribué aux juridictions administratives. Les notions de SPA et de SPIC « contribuent à l'élaboration d'un système normatif, dans lequel chaque notion commande l'application de règles données, qu'un juge particulier est chargé de faire respecter. Elles s'inscrivent donc dans une dynamique essentiellement juridique, qui ne dépasse pas, au final, les limites étriquées d'un subtil jeu de répartition des compétences » (S. Braconnier, Droit des services publics, Puf, Thémis, 2003, p. 218). « Elle repose sur un socle purement normatif qui ignore, dans une très large mesure, les paramètres non juridiques, notamment économiques ou managériaux » (ibid.). Le droit fiscal et le droit de la concurrence, qu'il soit d'origine interne ou communautaire, font prévaloir pour leur part la logique économique, tant dans l'objectif poursuivi d'instauration d'une libre concurrence que dans les méthodes et concepts utilisés pour y parvenir. Le pragmatisme de ces deux branches du droit commande de saisir l'action publique dans son environnement économique et social et de ne pas s'enfermer dans une analyse purement juridique et, de ce fait, abstraite et statique. Il s'agit d'adapter le droit aux contraintes de la réalité économique et non l'inverse. Malgré ces objectifs apparemment opposés, les deux conceptions de la dichotomie des services publics se rejoignent par leur logique commune. L'une et l'autre reposent sur l'idée que la satisfaction de l'intérêt général recherchée par l'organisation de services publics ne saurait en toute hypothèse justifier la soustraction à la loi générale, au régime juridique des activités « ordinaires ». Tandis que la jurisprudence Bac d'Eloka, élaborée dans le contexte particulier de la séparation des autorités administratives et judiciaires, en tire des conséquences absolues (principe de soumission au droit privé et à la compétence judiciaire) au terme d'une analyse principalement juridique, les droits fiscal et de la concurrence en déduisent, plus modestement, que seules les règles qu'ils posent s'appliqueront aux services publics au gré de leur impact économique et indépendamment du juge chargé de les contrôler. Il n'en reste pas moins qu'« il y a dans les deux démarches une volonté de limiter strictement [le domaine naturel d'intervention des personnes publiques] et de banaliser tout ce qui n'est pas administratif au sens strict du terme » (J.-F. Lachaume, Introduction, in Services publics industriels et commerciaux : questions actuelles, préc., p. 8). La parenté d'inspiration libérale n'est que trop évidente entre les conclusions de Paul Matter, qui proposait d'opérer une distinction « entre les services de l'Etat agissant tantôt dans son fonctionnement nécessaire, tantôt dans un dessein d'intérêt général, mais sortant de son domaine naturel » (P. Matter, concl. préc.) et de priver ces derniers de la protection du principe de séparation, et l'article 86, paragraphe 2, du traité CE, aux termes duquel « les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général [...] sont soumises aux règles [...] de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas obstacle à l'accomplissement [...] de leur mission ». Même déformée par la suite, la pensée de Paul Matter commande encore les conditions de mise en oeuvre de la distinction entre les services publics administratifs et industriels et commerciaux. Or, Laurent, dans ses fameuses conclusions sur l'arrêt Union syndicale des industries aéronautiques, se référait à la même notion que celle utilisée par la Cour de justice des Communautés européennes. « A nos yeux, le développement de votre jurisprudence, comme ceux du droit positif d'ailleurs, conduisent à enrichir le critère tiré de la nature de l'activité considérée par l'adjonction de la notion d'« entreprise », inséparable du service industriel et commercial ». La démonstration de l'existence d'une entreprise est au coeur des deux constructions juridiques. Mais aujourd'hui le SPIC doit plutôt être présenté comme une entreprise présentant les caractères d'un service public (sur ce point, v., P. Sandevoir, préc.) que l'inverse. Il est vrai que Laurent et la jurisprudence après lui procèdent à une analyse « interne » de la qualité d'entreprise (organisation, procédés de commandement, méthode de travail...) alors que le droit communautaire l'envisage de manière « externe » (existence d'un marché et caractères de celui-ci). Cette différence se justifie néanmoins aisément au regard des objectifs différents poursuivis par le droit interne et le droit communautaire. La prise en compte croissante par le premier de la dimension économique des activités publiques comme la reconnaissance explicite par le droit communautaire de la nécessité de protéger les activités d'intérêt général pourraient autoriser un rapprochement rapide des conceptions. Point de départ en 1921, élément fondateur des critères identifiés en 1956, la notion d'entreprise semble devoir jouer à nouveau le premier rôle. Ce retour au point de départ, cette révolution sans révolution, éloignerait la menace sur la distinction entre les services publics administratifs et industriels et commerciaux. Cette dernière conserverait sa place et sa portée en droit interne mais s'insérerait de manière plus cohérente dans l'ensemble des règles gouvernant les services publics contemporains. La structure binaire du droit des services publics se maintiendra assurément. Comme l'exposait en théorie Didier Truchet, « parfois, l'agencement binaire résistera ; parfois, après un temps de « crise », un autre se substituera à lui. Ailleurs, en revanche, c'est une autre architecture qui s'imposera, moins classique d'aspect, mais sans doute plus efficace et mieux adaptée à l'administration d'aujourd'hui » (art. préc.). La crise sévit depuis longtemps déjà au sein du service public ; le baroque national laissera sans doute place à une architecture tout aussi binaire mais de style néo-classique et d'influence anglo-saxonne. Pour en savoir plus • J.-B. Auby et S. Braconnier (sous dir.), Services publics industriels et commerciaux : questions actuelles, LGDJ, coll. Décentralisation et développement local, 2003. • S. Braconnier, Droit des services publics, Puf, Thémis, 2003. • A.-S. Mescheriakoff, L'arrêt du bac d'Eloka, légende et réalité d'une gestion privée de la puissance publique, RD publ. 1988, p. 1059. • J. Rivero, Les deux finalités du service public industriel et commercial, CJEG 1994, n° 500, p. 375. • P. Sandevoir, Les vicissitudes de la notion de service public industriel et commercial, Mélanges Stassinopoulos, LGDJ, 1974, p. 317. |