Les sciences sociales et la place du symbolique





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Les sciences sociales et la place du symbolique

Denis Duclos



Il y a seize ans déjà, dans le 1er n° du bulletin du Mauss1, je tentais de mettre en scène des rapports entre psychanalyse et science sociale, en m’appuyant sur Jacques Lacan. Le pont n’est toujours pas construit aujourd’hui; le chantier est suspendu, voire “forclos”. Mais l’occasion de s’y remettre ne peut être ratée, quand on traite du symbolique (et pas seulement des symboles, de la symbolique ou du symbolisme), puisque cet auteur demeure une référence incontournable, désormais établi par le rédacteur du respecté Dictionnaire historique de la langue française dans sa paternité philosophique du terme, ou plus précisément de son emploi au masculin, dénoté comme “domaine des symboles”2.

Ce qui semble en fait incontournable, c’est l’association construite par Lacan dès 1953 entre imaginaire, symbolique et réel, et appliquée par lui à la clinique des psychoses. C’est sur cette trame, identifiée par lui à une ontologie, qu’il a tissé sa réflexion jusqu’à sa mort. Elle prend appui sur sa position d’avant-guerre sur le “stade du miroir” (1936) qui mettait l’accent sur le rôle de l’imago (image de l’autre, image du corps propre reflété dans le regard de l’autre) dans la formation du sujet. Lacan insiste alors non pas sur l’image passivement formée au fond de la rétine (ou de la caméra), mais sur la fonction “inter-essante”, captivante de l’image pour les êtres vivants, et spécialement pour l’humain né inachevé neurologiquement, et dépendant de cette image corporelle intégrée imaginairement, avant de l’être réellement par la coordination motrice. Notons que dans son article de 19493 sur l’Imago, Lacan cite Claude Lévi-Strauss à propos de “l’efficacité symbolique”4, pour insister sur la présence implicite de l’Imago dans ce qui donne poids au symbole : à savoir son effet d’attirance et de fascination, bien au delà d’une simple instrumentation. C’est que le symbole se présente toujours dans l’image, à travers elle ou au devant d’elle. Mais que faire ensuite de cette imago, fondamentalement aliénante, et cela d’autant plus que dans la culture humaine la présence primordiale de référence s’amplifie encore de la puissance langagière, couvrant le monde de ses interprétations ? Autrement dit, comment, en partant de l’aliénation comme état natif de l’humain (son unité est toujours hors de lui, et sa réunion impossible), ne pas être toujours aliéné ? Comment sortir de la “captation spatiale” qui définirait l’essence de la folie (“celle qui gît entre les murs des asiles comme celle qui assourdit la terre de son bruit et de sa fureur”) telle qu’entrevue alors par le surréalisme et par le “sociologue” Roger Caillois, au contraire des théories aliénistes et socialisantes, encore prégnantes aujourd’hui, d’un isolement asocial du fou auquel on oppose une quête assoiffée de “lien social” ? C’est en cherchant réponse à cette question que Lacan, loin de conforter les mirages de l’imago à la façon d’une ego-psychology anglo-saxonne ayant reifié en certitudes réalistes les interrogations freudiennes, se porta vers le symbolique comme domaine seul capable d’en contrebalancer l’effet strictement aliénant.

Mais pourquoi le symbolique, incarnant culture et social face à l’imago encore “naturelle” (ou préparlante) peut-il venir soigner le pathos de cette dernière, puisqu’il relève... de l’altérité même ? (Ce sont toujours les autres, ceux du passé comme ceux de l’entourage qui ont tissé la trame symbolique pour le nouveau venu). Une première réponse empirique peut être énoncée : parce que le symbolique permet de réduire à la fois l’attraction et le miroitement de l’imago en l’assignant à une place, appartenant au système des places des sujets humains, et qu’une fois collée sur le symbole représentant le sujet, son “aliénance” s’épuise dans l’interdit de la pure singularité vers laquelle elle tendrait irrésistiblement. Désigné par son opposition aux autres sujets, tout comme le phonème se désigne par opposition aux autres, le sujet trouve alors l’espace de ses identifications non seulement limité, mais surtout jamais déterminé en soi. Certes, on peut toujours “imaginer” une société globale, une culture totale qui rendrait enfin compte des règles du langage instituant ses propres sujets, mais dans la rencontre intersubjective, le symbolique se présente comme une règle de report, de transfert de la définition du sujet par un autre, dans un plan de réfraction certes encore potentiellement infini mais se présentant au ralenti, son infinitude étant repoussée au delà du barrage des interlocutions actuelles. Autrement dit, l’Imago continue de fasciner et d’aliéner, mais d’une façon différée. Elle est doublement perdue pour chaque sujet derrière l’évocation partielle qu’en proposent ses proches, et par l’affectation peu significative qu’il reçoit du sens commun : un nom, un prénom, une fonction, etc. Dans cette distribution des places (symboles d’un ensemble symbolique ouvert, bien plus que de leur propre consistance), ce qui est conjuré en permanence, c’est la rencontre avec un pur soi-même, qui ne pourrait être, comme dans la psychose, qu’un pur Autre, celui-là même de l’imago à la fois unifiante et exteriorisante, formatrice et déréalisante5. Est ainsi évitée la coïncidence fatale du moi et du monde, telle que la clinique des psychoses naissantes en rend compte6

Cette réponse empirique du rôle sédateur du symbolique ne suffit pas, car elle ne fait que déplacer la question de ce qu’est le symbolique . Quelle est donc la nature de celui-ci, telle qu’il permet une telle diffraction de l’Imago, en y détournant les sujets presque aussi sûrement que la logique du miroir elle-même ?

Pour comprendre la façon dont fonctionnent les “causes extérieures” à la construction subjective et donc à ses défaillances, Lacan explore d’abord l’efficacité symbolique, dont on a vu qu’il reprenait la question à Lévi-Strauss. Par exemple, dans le séminaire fameux sur la lettre volée (1956), il tente de montrer que le moteur central de la nouvelle d’Edgar Poe est la lettre (au sens trivial du papier portant message), parce que ce sont les modifications de celle-ci (retournement à plat, pliures inversées) qui organisent toute l’intrigue. Il n’y a pas d’intrigue si la lettre n’a pas ces propriétés spéciales de pouvoir être écrite sur ses deux faces, mais de ne pouvoir être lue en même temps des deux côtés, de pouvoir être pliée, froissée, salie, retournée, brûlée aux bords, etc. Le récit, toutefois, ne vit que des intentions prêtées par les personnages les uns aux autres (la reine au rédacteur mystérieux et au roi, le ministre à la reine et à la police, Dupin au ministre et à la police, etc.). Voila la part irréductible de l’imaginaire : celle de fixer l’attention et l’intérêt passionné sur une imago ensorcelée par son substrat matériel, faisant de la lettre à la fois le “corps du délit” et le personnage central de la nouvelle d’Edgar Poe.

Dans le même séminaire, la fable illustre une démonstration sur le mouvement propre des signifiants plus abstraits (comme la circulation d’une opposition de signes dans une chaîne de Markov), mais l’idée, simple, est exactement la même : c’est la variation formelle du support signifiant qui engage et soutient le mouvement imaginaire autour de lui, tout bêtement parce que ce dernier visant l’image, celle-ci finirait par perdre tout sens, soit en précision (image trop agrandie ou focalisée), soit en imprécision (image floue). Au contraire, le symbole n’est pas d’abord caractérisé par sa précision (on peut reconnaître des graphismes flous ou modifiés artisitiquement, tout comme Dupin peut reconnaître la missive volée, même retournée, réécrite au dos, etc.) mais par le type de variations formelles que sa structure autorise. On n’est plus dans le registre de la précision (comme cela apparaît avec évidence pour l’image numérisée d’ordinateur), mais dans celui de la vérité : il est vrai ou faux qu’une lettre (missive sur papier) ait deux faces, des bords, etc. Si c’est vrai, alors cette vérité sera dénotée par le fait qu’on peut la retourner et la plier. Il est également “vrai” qu’une lettre (graphisme) soit un genre d’attache entre des traits sur un plan, certaines attaches et courbures signalant la différence avec d’autres lettres, et d’autres n’ayant aucun sens conventionnel. L’identité A=A, par exemple, bien avant d’être une idéalité mathématique, est vraie comme répétition d’une structure matérielle (les traits dessinant la lettre A), renvoyant à la convention d’une délinéation et d’une association des traits scripturaux. Certes l’imaginaire n’est pas supprimé (la lettre reste une image), mais il est déplacé. Il est pris, pour ainsi dire, dans le “défilé” d’effets conventionnels se répétant de l’exécution même de la convention. La convention symbolisante (telle articulation traits/espace “représente” tel son ou tel mot, telle syllabe ou telle idée) permet de ne pas “s’arrêter sur l’image”, de ne pas rester figé, muet, “illettré”, par la seule recherche de la bonne précision (difficulté que l’ordinateur subit pour “lire” les graphismes manuels), mais de dévier l’attention vers le jugement d’un agencement correct, compatible avec la règle assumée par ses assujettis (ses sujets). Reconnaître une forme, c’est reconnaître la règle commune dont les sujets s’autorisent une certaine variance de formes et de précisions. Le fait que des lettres très mal formées soient lisibles par des familiers et largement inaccessibles à l’ordinateur (sauf si on lui donne en référence la bibliothèque intégrale -impossible ?- des pattes de mouches du mauvais graphiste) indique que la règle peut même être ignorée à un certain niveau, si elle est retrouvée, par induction, à d’autres (par exemple la succession plausible des phonèmes dans la langue française, la séparation des mots et des phrases, etc.)

Pour Lacan, la tradition structurale constituée depuis Saussure sur les symboles devait être assumée : c’est parce que ceux-ci sont d’abord liés entre eux par la rigueur d’un même système que, pris un à un ils peuvent présenter une grande licence d’utilisation pour signifier quelque chose du monde. L’ambivalence des mots, l’infinie arborescence sémantique qu’on peut générer (ne serait-ce que par “libre association”) à partir de n’importe quel signifiant, a pour revers la loi d’airain qui s’impose à chaque niveau de l’échange symbolique, dans la juste articulation des signifiants entre eux. Et cette loi ne peut se réduire à un code, à un mécanisme de traduction entre signifiant et signifié parce que c’est la mécanique des rapports entre signifiants qui permet d’y faire éclore une liberté de création d’idées, comme la portée laisse liberté de produire la musique souhaitée. Le signifié s’enroule autour de l’axe du signifiant, pour s’en éloigner autant que faire se peut.

Pour aussi foisonnante qu’elle soit (comme dans le délire ou dans le discours-fleuve de l’analysant) cette liberté finit néanmoins par faire entendre la structure rigide sur laquelle elle s’appuie, de même que la production des sons musicaux se trouve nécessairement contrainte, canalisée, par le système de notation choisi. De plus, la liberté ne cesse de se restreindre si l’on considère que chaque aspect ou niveau des actes de symbolisation sont chacun régis par des sous-systèmes symboliques : ainsi du point de vue “locutionnaire” (pour reprendre le concept où Austin rassemblait la production des phonèmes, des morphèmes et des significations) la liberté des occasions de parole est totale. Au contraire, du point de vue “illocutionnaire” (le rapport social où sont insérés les locuteurs s’adressant les uns aux autres), la convention contraignante est partout. Elle “rapte” aussitôt la licence d’expression délaissée par le niveau inférieur. Commentant cette découverte désenchantée de la philosophie du langage qui rejoignait -sans le savoir- la psychanalyse lacanienne, John Searle pouvait ainsi dire à propos des actes de langage : “le désir de retrouver dans le langage la distinction métaphysique entre fait et valeur, pour la présenter comme une thèse sur les relations d’implication valides se heurte inévitablement à des contre-exemples, car utiliser le langage et parler, c’est, à tout instant, s’engager, assumer des obligations, trouver les arguments qui doivent convaincre, etc.”7 Autrement dit, toute parole assujettit, mais elle ne produit pas une seule sorte de sujet (de la phrase, de l’énoncé, de l’énonciation) mais toutes les sortes ensemble, pour ainsi dire résumées dans l’obligation de continuer l’échange de paroles.

L’histoire des symboles montre aussi que les libertés se rétrécissent dans le temps : ainsi de l’interdit des voyelles qui caractérisa les écritures sémitiques anciennes, vraisemblablement dans la période du virage au monothéisme, ou, plus généralement, le passage des pictogrammes, des idéogrammes ou des hiéroglyphes, encore chargés d’imaginaire, aux “phonogrammes” occidentaux, asservissant réciproquement la voix et le trait à des oppositions abstraites laissant peu de place à l’ambiguité vocalique ou picturale.8 Dans cette ascèse toujours plus poussée (que parachève aujourd’hui la traduction numérique généralisée des messages, hors corps humains), se joue un difficile et pénible éloignement du corps rêvé ou animé par une jouissance du contact, de la maîtrise imaginaire de l’invocation ou de la pulsion scopique. Le monde des images lui-même, mis en coupe réglée par le cinéma, la télévision et l’ordinateur se trouve littéralement forcé dans l’écriture conventionnelle des scénarios ou des scripts, voire des clips publicitaires. L’imaginaire se symbolise et le symbolisme se veut toujours plus lettré, c’est-à-dire moins imaginaire et moins réel, en rajoutant toujours davantage sur l’attribut central du symbolique : la rupture avec l’accès immédiat et individuel de chaque esprit avec une image-de-corps qui serait sienne. C’est ce que la psychanalyse, dans les échos de toutes ses pratiques, et quel que soit le parti-pris théorique des analystes, retrouve dans l’interminable et universelle plainte des névrosés : le deuil du concret, la castration dite symbolique, expression dont on peut se demander si elle n’est pas pur pléonasme, le symbolique renvoyant nécessairement à la coupure, la castration étant le symbolisme le plus général auquel renvoie cette coupure dans les mythes, les rêves, les lapsus.

Est-ce pour autant que la distinction saussurienne du signifiant (loi publique) et du signifié (jouissance privée) est abolie dans “l’illocution”, la contrainte sociale généralisée de tout symbolisme en tant qu’il appartient au symbolique ? Non, parce que même en considérant l’ensemble des systèmes que l’on doit agencer pour parler, celui-ci invoque, comme son double caché, le fantôme de celui qui, dans le fantasme, “pourrait” ne pas le faire. Ce fantôme, signalé par les refus de ceux (qu’on nomme fous) de se résoudre à s’assujettir à tel niveau de langage (l’interlocution pour le mélancolique, la rhétorique pour le paranoïaque, la grammaire pour le schizophrène, etc.), c’est celui du sujet de l’inconscient, dont Lacan disait qu’il résultait précisément de l’unité des logiques symboliques. Interrogé sur sa mystérieuse formule de l’inconscient comme langage, il insistait sur le fait que l’important était l’analogie avec l’unité du langage, de ce qu’il nomma “Lalangue” pour se démarquer de la linguistique. Cette unité du système d’oppositions pertinentes d’un symbolisme c’est , par exemple, celle que le locuteur troque contre l’unité individuelle du corps. C’est celle du collectif (source et destination du corpus des lois) comme substitut à l’imago corporelle, dont toutes les sociétés témoignent de la tendance à l’incarner, soit dans un phallus totémique encore proche d’UN corps, soit dans le phallus monothéiste DU corps (de l’Eglise, de l’Ouma, du Peuple Elu, du Parti, etc.).

Mais pourquoi ce sujet de l’ordre symbolique “en général”, ce citoyen apte au symbolique comme on est apte à voter ou à porter les armes, est-il précisément le sujet de l’inconscient mis à jour depuis Freud ? Parce que, répond Lacan, le sujet de la réflexivité moderne appelé “sujet de la science” s’est d’abord haussé à ce niveau.

Comme religiosité, la science procède en effet à un renversement : elle ne soutient plus l’unité théâtrale du corps imaginaire unifiant l’homme à travers la division désincarnée des symboles; elle suppose que l’unité du corps réel (la nature) “parle” directement à travers les symboles formels. Rejoindre l’unité du seul vrai corps pour la science (l’univers), c’est accepter l’ascèse rehaussée de symboles qui deviendraient, dans leur fonctionnement automatisable hors de tout sujet les interprétant, de purs signes du réel. C’est seulement lorsque, de la physique à la linguistique structurale, se généralise le sujet d’un discours d’adéquation des symbolismes dans leur résonnance à la référence “réelle”, que peut venir se former un autre discours qui rappelle que la plus neutre des objectivités recèle également le secret désir de tout emploi du symbole : celui qui, derrière l’agencement proliférant des représentations, continue de viser l’imago perdue, pourtant si aliénante. Bref, pour Lacan, le sujet de l’inconscient, c’est celui du désir du scientifique, tel que, selon ce dernier, nous devrions tous y souscrire sans savoir qu’il est un désir.

Or c’est justement parce que le sujet de la science prétend dénoter directement la réalité via l’instrumentation précise du symbole, qu’au delà des savants qui, tel Gödel, osent montrer la limite d’une telle prétention, la psychanalyse se forme en rappelant que le symbole ne peut atteindre ce qui serait l’objet vrai de son désir, à savoir : le réel. Qu’est le réel dans cette visée ? Non pas tel nouvel aspect de la réalité, chû dans les rêts du concept opératoire, (cette chute accélérée valant ajourd’hui pour efficacité magique de la science), mais bien au contraire ce qui est, en fin de compte, désiré et impossible : la réconciliation de l’imago et de l’identité. Le réel, pour le sujet de l’inconscient caché au revers du sujet de la science, c’est ce qui est impossible, et pourtant anime tout son projet.

Au delà de ce qui fait prétexte à la découverte freudienne (l’apparition du projet scientifique de rendre positivement compte du symbolique), se dégage alors un paysage plus vaste et plus varié, rétroactivement. On s’aperçoit que ce qui est valable pour la science l’est pour toute posture de symbolisation. La volonté que le symbole représente “réellement” la chose est une posture banale et universelle qui produit un double refoulement vers l’inconscient : le premier écarte le désir qui se cache derrière “l’objectivité”, celui d’une retrouvaille avec la présence ineffable, réunion de l’Un et du Soi; le second nie l’impossibilité radicale d’une telle réunion, ouvrant sur la haine, la conflictualité, et la destruction de l’Altérité irréductible. Combinés, ces deux refoulements font apparaître incompréhensible le recul à l’infini de l’objet devant sa saisie. De même apparaît énigmatique le “peu de réalité” que saisit tout système de signes qui parviendrait enfin à s’autoréférer, et du même coup, à s’abolir comme fantasme. Refoulements premier et second suscitent ensemble l’acharnement scientiste et l’agression de la psychanalyse accusée de dévoiler son motif caché et dénié.

On accède alors à une généralisation de ce que non pas Freud mais Marx avait le premier observé : le phénomène universel de la fétichisation des choses comme “évidentes”, là où leur évidence ne tient qu’au désir de les faire consister pour ce qu’elles représentent de séparé, en niant ce qui maintient cette séparation. S’éclaire enfin en tant que symptôme ce qui semble l’énigme de toute “cognition” : par exemple le fait que le symbole (une lettre) semble se perdre dans l’image (un rond, une croix, un “corps” de casse), et que réciproquement l’image ne s’établisse que comme symbole toujours déjà constitué, privée par son sens conventionnel de son référent réel. L’irritante difficulté à conjoindre signifiant et signifié ne s’explique qu’en acceptant le caractère “illocutionnaire” de la symbolisation, celui-ci étant à son tour étroitement dépendant du désir d’imago adressé à autrui, et obligeant celui-ci (par sa demande réciproque, son “message inversé”) à y répondre. Ne pas répondre (ne pas rendre, pour se référer à la dialectique du don selon Alain Caillé), ce serait en effet nier son propre désir de trouver à son tour réponse à sa propre énigme chez le demandeur.

Ainsi vont s’établir pour Lacan d’étroits rapports symétriques entre Imaginaire (l’imago aliénante d’un “Moi” toujours étranger), Symbolique (le domaine des règles de distribution des représentations niant, déplaçant et reconstruisant les Imagos) et Réel (l’impossibilité de l’objet même du désir humain), qui rendent assez vaines les tentatives d’y retrouver une préséance dans la généalogie et le rapport rétroactif à la nature. Ces rapports apparaissent autant dans l’effectivité positive du symbolique que dans les manques, les déficiences, les ratés qui en montrent l’inaltérable contrainte sur les membres de l’espèce parlante.

Les désordres de la personnalité se présentent par exemple à l’observateur récusant le réductionnisme neurologique, comme les symptômes d’autant de façons logiques de circuler entre les trois pôlarités de la condition humaine.Ainsi, qui tente d’accéder directement à l’imago sans le filtre du symbolique se heurte à l’impossible dans sa crudité insupportable (ce heurt étant représenté par le cri du Fou, évoqué par Schreber ou Artaud). L’imago elle-même, toujours repoussée hors d’elle, se dissout de cette impossibilité et démontre, a contrario, qu’elle ne tient que du symbolique qui pourtant la vide, la voile, la disperse et l’exile.

Symétriquement, le réel “nu”, sans attraction de l’imago et sans rebord symbolique fait disparaître toute subjectivité qui s’en distancierait. De la jouissance infinie qu’on croit y pressentir (de l’extérieur), il n’y a plus personne pour témoigner (est-ce cela qu’on attribue de nos jours à l’autisme, et à défaut, au consommateur de drogue, cette marchandise idéale dont on redemande automatiquement, sans y être pour rien ?9).

Qui, en dernier lieu, se consacrerait au comptage des seules oppositions symboliques, se vouerait à une répétition mortifère, à jamais exclue de tout acte significatif.

Hors de ces choix “unaires” extrèmes, qui servent surtout de repères à ceux qui n’y sombrent pas (trop effrayés pour le faire), on peut encore logiquement dénombrer trois positions liant deux pôles (en rejetant le troisième), chacune de ces positions “binaires” se divisant encore si une prépondérance est attribuée à l’un des pôles dans le couple.

Par exemple, dans la tendance “cognitive” qui associerait symbolique et réel (en sous-estimant l’imaginaire), on pourrait trouver d’un côté la recherche expérimentale et conjecturale et de l’autre les disciplines taxinomiques, de routinisation et d’archivage. Dans le couple imaginaire-symbolique, très marqué par la dramaturgie, on repérerait assez vite les auteurs qui insistent sur ce que convoitent les protagonistes d’un récit, et ceux qui rappellent la destinée inexorable liant leurs rencontres.

Enfin, dans l’alliance imaginaire-réel, où le désir s’entrelace au risque de disparition du sujet, on peut distinguer la tendance “désirante” plutôt artistique, faisant émerger des pistes de formation d’objets, et la tendance “jouissante”, plutôt narcotisante et fusionnelle.

Dans l’idéal, on pourrait enfin supposer une sorte de perfection dans l’équilibre ternaire Réel/Symbolique/Ilmaginaire, mais on perçoit mal sa traduction concrète, puisque c’est seulement dans le mouvement que s’accomplit le choix d’un style humain. Au moins peut-on admettre qu’une position analytique, située d’un point de vue “extérieur” à une scène intersubjective donnée, puisse apporter un éclairage intéressant, par exemple en montrant comment toute polarité niée ou refoulée insiste et manifeste sa présence nécessaire sous une forme ou sous une autre. Ainsi Lacan a-t-il pu vérifier que dans la posture “psychotique”, caractérisée par un évitement du symbolique et une déliquescence de l’imaginaire, c’est dans le réel que la loi des signes et l’impossible de l’imago se déployaient alors. L’expression “dans le réel” n’a rien de mystérieux : elle désigne ici le monde vécu par le délirant, qui subit les restrictions symboliques de la jouissance et les tempêtes affectives de son imagination “débridée”, comme si elles étaient des phénomènes matériels agressant, persécutant directement son être singulier. Cette impression de réalité qu’on nomme hallucination se manifeste d’emblée comme contradictoire avec l’existence du sujet. Aliénation de l’image et altérité du symbolique (machine culturelle sans sujet) se renforcent dans le réel pour s’imposer, sans barrières, comme inquiétante étrangeté.

On pourrait aussi montrer que les autres articulations, fondées sur la sous-estimation de l’imaginaire ou du réel, subissent également le retour de ces éléments, en envers inconscient de leur discours. Par exemple, l’obnubilation sur la loi symbolique fait apparaître, à son envers, la curieuse image d’une circulation infinie, fermée sur elle-même en exclusion interne. Ou encore, l’emportement dans le récit épique, fantastique ou mystique finit par indiquer à l’observateur la règle mécanique qui le sous-tend toujours10, et qui fait ressembler le héros le plus audacieux au personnage téléguidé d’un jeu vidéo. Le binaire n’est jamais très loin derrière la plus folle des aventures, mais derrière le binaire, l’imago unaire n’est jamais très loin non plus, toute vibrante de son insupportable promesse de fusion impossible.

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