Consultations collectives ou ateliers de questionnement mutuel Analyse d’un atelier à Oslo, Norvège. Après un assez long préambule pour introduire la pratique philosophique et notamment pour énumérer les quelques règles qu’il impose pendant les consultations, le praticien pose la question suivante : « qui peut dire pourquoi je demande aux gens de s’exprimer en une seule phrase ? » Irena répond à la question avant d’être interrogée et admet qu’elle est pressée, après l’avoir d’abord nié. [Première preuve que nous mentons quotidiennement sans même nous en rendre compte et que la vérité sort malgré nous parce que c’est le questionnement du praticien qui l’a poussée à reconnaître sa fébrilité]. Le praticien remarque que sa main devant sa bouche signifiait qu’elle savait qu’elle ne devait pas parler et que l’on devrait finalement plutôt faire confiance à sa main qu’à soi car la main, elle, dit la vérité. Il remarque également que souvent le langage du corps nous trahit et qu’il n’est pas besoin de disserter sur la vie et la mort pour philosopher. La vérité est là, prête à surgir et c’est à nous d’être suffisamment disponibles pour l’accueillir, sans avoir besoin de la chercher activement.
Quelqu’un pose une question et le praticien demande au questionneur d’y répondre lui-même, ce qu’il fait, et il dit être satisfait de se réponse. [Cette technique de renvoyer le questionneur à sa question consiste à apprendre aux participants à ne pas chercher dans le praticien un réconfort émotionnel ou de la réassurance en demandant son acquiescement systématique lorsqu’ils interviennent. D’une part parce que notre travail n’est pas de répondre à des besoins, de réconforter des sujets inquiets, mal à l’aise ou insatisfaits, mais de provoquer le travail de la pensée, de l’analyse critique. D’autre part parce que nous faisons fondamentalement confiance en l’individu normalement constitué pour trouver lui-même les réponses aux questions qu’il se pose ou en tous cas à émettre des hypothèses raisonnables pour y répondre. Et nous attendons que tous les participants se fassent également confiance. Or c’est plutôt le contraire que nous constatons habituellement.]
Anna essaie ensuite de jouer un tour au praticien mais elle se prend à son propre jeu et finit par ne plus pouvoir répondre aux questions. Cette façon de jouer est quasiment irrépressible pour Anna. Retour sur le rôle de la main comme diseuse de vérité car encore une fois la main s’est opposée à la parole. Le praticien cite Nietzsche pour qui il y a deux raisons : la petite raison de l’esprit et la grande raison du corps. Le praticien cite aussi Wittgenstein et les jeux de langage dont un est l’exorcisme, rôle que peut jouer la main.
[Quand on commence à donner du sens à ce genre de signes on ne regarde plus son voisin et les hommes en général de la même manière, on commence à réellement s’étonner. Plus particulièrement on attache de l’importance au langage du corps, notamment lorsqu’il vient en dissonance avec le sens exprimé par les mots. Cette dissonance est source d’interrogations porteuses pour le praticien qui y voit la manifestation d’un problème à creuser. Or pour le sujet ces gestes sont en partie inconscients c’est pourquoi il est nécessaire de lui faire un « effet miroir » bienveillant pour lui « montrer le visible ».
Pour revenir à Nietzsche et son concept de l’Eternel Retour, en vivant chaque moment comme si nous allions le vivre éternellement, on en fait quelque chose de spécial, d’unique, de précieux et nous mettons tous nos efforts à ce que ce moment soit le plus pleinement rempli de vie et de sens. Et l’on ne s’autorise plus à s’ennuyer par exemple puisque le simple fait de s’ennuyer devrait nous interpeler sur le sens de cet ennui et nous conduire à formuler des hypothèses sur ses causes.]
Comme le silence se fait le praticien demande à ce que les gens écrivent une phrase pour expliquer la raison de ce silence. Bente ne suit pas la consigne car elle veut être sûre de l’avoir bien comprise, ce qui traduit la pression qu’elle se met à elle-même selon le praticien, mais elle refuse cette idée. Puis à chaque question du praticien, Bente se met à lui répondre par une autre question. Finalement après avoir fait intervenir deux autres personnes, Bente admet au praticien qu’elle a une pression mais que c’est le praticien qui la lui met. Elle finira par admettre enfin qu’elle a pour habitude de se compliquer la vie, ce qui lui pose problème pour suivre des consignes même simples. Le praticien parle de l’analogie avec les ordinateurs : certaines personnes mettent une surcharge intellectuelle dans le traitement d’une question ou dans la prise de décision qui les empêchent justement de prendre une décision. Mais malgré les propositions du praticien de simplifier pour un temps, Bente n’est toujours pas satisfaite. Elle dit qu’elle a trouvé la discussion intéressante mais est incapable de citer une chose intéressante au cours du dialogue. [Le concept « d’intéressant est très souvent creux et traduit une volonté de ne pas avouer que quelque chose nous a ennuyé, dans tous les sens du terme. Si vous voulez passer à un niveau de communication plus authentique, et donc plus intéressant, je vous recommande de poser la question à votre interlocuteur la prochaine fois : cela obligera celui-ci à produire un concept concret et à sortir de cette indétermination. Demandez-lui ce qu’il a trouvé intéressant et il vous donnera des exemples et peut-être qu’en pensant à ces exemples, de lui-même, il vous révèlera ce qui l’a ennuyé dans de moment de soi-disant intérêt]. Pourtant, après qu’un participant ait répété les consignes elle les comprend maintenant instantanément et le praticien de lui demander la raison de ce revirement soudain. Comment est-ce possible que soudainement elle se mette à comprendre les consignes instantanément ? Bente ne sait répondre.
[On peut raisonnablement faire l’hypothèse que Bente, par le questionnement du praticien, est devenue présente à elle-même et à autrui et a aiguisé son attention au point que son esprit fonctionne plus vite et mieux et qu’elle est désormais plus à même de « saisir la balle au bond »]
Puis c’est au tour d’Erik de vouloir connaitre « exactement » les consignes. Le dialogue s’oriente vers le fait de savoir comment pensent les gens qui utilisent fréquemment le terme « exactement ». Après avoir questionné quelques personnes on apprend que celui qui utilise ce terme se sent en danger, il veut constamment de la réassurance de la part d’autrui, il cherche des « « mères » autour de lui. Il a un niveau d’exigence très élevé, il demande l’impossible, c’est probablement un perfectionniste.
[Il est très fréquent que les participants cherchent de la certitude là où le praticien ne demande qu’une probabilité, au-delà d’un doute raisonnable. Or travailler la pensée c’est justement s’engager dans une voie sans être sûr, sans savoir où cela va nous mener mais s’y engager malgré tout pleinement, sans retenir son coup. Il s’agit d’adopter la morale provisoire de Descartes qui nous invitait à prendre une décision sur des données incertaines et à appliquer ensuite cette décision comme si nous avions été absolument persuadés que c’était la meilleure voire la seule à prendre. C’est ainsi en marchant tout droit lorsque nous sommes perdus dans la forêt que nous tenons une chance d’en sortir]. Puis le praticien demande quel est le rôle des questions qu’il pose et une réponse est donnée : « pour que nous pensions d’une manière différente » et quelqu’un veut absolument s’exprimer alors le praticien est obligé de le laisser s’asseoir à sa place pour qu’il dise ce qu’il avait à dire. [Il arrive en effet fréquemment que le sujet ait tellement envie de s’exprimer que nous devons lui laisser cet espace pour qu’il puisse laisser s’échapper la pression par la « soupape de sécurité ». D’autres fois certains individus, passablement énervés par la rigueur des règles mises en place, vont jusqu’à faire une prise de pouvoir. La bonne attitude sera de laisser l’individu venir faire l’atelier à notre place. Souvent il prendra la place de l’animateur et se lancera dans un monologue qui tombera de lui-même faute d’entrer en relation avec les autres participants, comme un soufflet au fromage.]
Puis il sollicite des commentaires pour clôturer l’exercice et une femme est tellement nerveuse qu’elle n’arrive pas à répondre à une question très simple par un adjectif. Elle finit par dire qu’elle est embarrassée parce qu’elle a peur d’être stupide, elle se trouve comme paralysée.
Le praticien lance alors un nouvel exercice : il demande à chaque participant d’écrire en un seul mot la pire chose qui pourrait arriver à l’être humain.
Une personne a un problème avec les consignes mais n’arrive pas à dire le problème. Elle accuse le praticien d’être irritant mais n’arrive pas à dire en quoi. Puis elle reformule son problème sous la forme d’une question à laquelle elle parvient à répondre seule. Elle ne l’avait pas fait toute seule car elle recherchait de la réassurance en posant la question au praticien. [Lorsque nous sommes confus nous sommes souvent prompts à accuser autrui de provoquer notre confusion. Lorsqu’une personne est confuse et commence à vous en accuser, essayez plutôt de la questionner doucement sur ce qu’elle pense être la nature de son problème]
Puis une personne arrivée en retard demande à une autre de formuler pour elle les consignes ce qui donne lieu à un autre problème puisqu’une tierce personne estime que les consignes ont été reformulées de manière incomplète par la seconde, mais après deux questions du praticien elle revient sur sa position.
Une autre personne n’ose pas dire pourquoi elle n’ose pas participer et le praticien propose que c’est parce qu’elle a peur de montrer qu’elle n’a rien compris. Ce à quoi elle finit par agréer après une longue hésitation. Le praticien en profite pour dire qu’une grande partie de son travail consiste à aider les gens à se réconcilier avec leur bêtise, ce qui fait également rire la personne précédemment paralysée par la peur du ridicule.
[Nous retrouvons très fréquemment dans la pratique cette peur de paraître bête aux yeux d’autrui qui traduit un manque de confiance en nous, en notre capacité à produire un discours cohérent qui peut avoir du sens pour autrui. Mais qui traduit aussi une ambiance de défiance généralisée où l’on craint que l’autre ne nous condamne éternellement pour notre bêtise, nous catalogue comme bête à jamais et ne nous donne surtout aucune occasion de sortir de notre bêtise. Or il nous arrive à tous d’être bêtes par moments. La différence se ferait plus entre ceux qui affichent leur bêtise et ceux qui arrivent à la masquer.
Cette peur est particulièrement présente dans le mode du travail où la bêtise peut être synonyme de déclassement, de perte de crédibilité et par conséquent de pouvoir, voire d’ostracisme et de perte d’emploi. Pour notre part nous voudrions revendiquer notre droit à la bêtise occasionnelle et surtout nous voudrions inciter les juges silencieux à sortir de leur silence et à nous dire en quoi nous sommes bêtes et comment être plus intelligents la prochaine fois.]
S’ensuit un long échange mettant en scène deux intervenants argumentant à propos des consignes, pour savoir si celles-ci étaient de donner un et un seul mot, deux ou deux mots maximum, où une personne se retrouve en porte-à-faux avec le reste du groupe quant à son affirmation. A cette occasion Le praticien, avant de solliciter l’avis du groupe, demande à la personne en question si elle pense que le groupe va se prononcer en faveur de sa thèse ou de celle de son contradicteur. [Cette procédure a pour fonction de vérifier si la personne a conscience a priori que sa position est susceptible de rencontrer une forte opposition (forte dans le sens de numériquement massive), auquel cas elle assume une position extrême ou si au contraire elle imagine sa position comme « naturelle » et par conséquent partagée par la plupart de ses « collègues ». Ainsi s’opère un décentrement du sujet très salutaire notamment pour les individus qui se retrouvent souvent pris au piège de leur subjectivité. Cela l’oblige à regarder ailleurs, à se penser à travers autrui et à voir le hiatus entre son opinion et le sens commun incarné par le groupe.]
Mais au cours de ce dialogue pendant lequel le praticien la « travaille au corps » pour lui faire comprendre qu’elle est en train de soutenir sans vouloir l’admettre qu’elle a raison contre tous, la personne semble soudain perdue et incapable de répondre à la moindre question, fut-elle la plus simple. C’est une « dissonance cognitive », confusion mentale conséquente à la prise en compte par le sujet de deux propositions contradictoires qu’elle ne peut résoudre, en l’occurrence son affirmation énonçant le fait qu’elle n’a pas raison contre tous et l’affirmation contraire du praticien. Or celle-ci est l’aboutissement logique et implacable d’une suite de questions-réponses auxquelles cette personne a consenti. C’est cette même dissonance cognitive provoquée par Socrate chez les Athéniens qui fut probablement la cause de sa condamnation à mort. [Cette dissonance c’est ce qui arrive quand autrui ou l’altérité nous questionne, c’est cette mise en face de l’altérité, première qualité de la réalité, et que nous ne voulons pas voir. Cette altérité qu’incarne, lors d’un atelier, le groupe doté du sens commun, chose la mieux partagée du monde, et qu’il s’agit de convoquer dès que surgit la mauvaise foi qui nous guette à tout instant dès lors que nous sommes en présence d’autrui. Cette mauvaise foi ritualisée pour protéger notre opinion de l’altérité, de l’étranger, d’autrui, du monde. Cette opinion c’est notre bébé, forcément plus valable que la vérité parce qu’elle vient de nous1. Cette altérité qui vient nous heurter, fracturer notre être, car elle est par nature prise en compte par la raison même si le sujet la nie. La fracture de l’être naît de la rencontre entre deux plaques tectoniques, la raison et la subjectivité en nous.]
Un peu plus tard, une personne n’est toujours pas d’accord sur les consignes et pour signifier son désaccord, commence la phrase par « je ne suis pas d’accord par ce que j’ai oublié… » Le praticien lui fait remarquer qu’elle ne peut pas être en désaccord et se prévaloir de son oubli. [Cette phrase peut être rapprochée d’autres comme « je ne suis pas d’accord parce que je ne vois pas, parce que je ne comprends pas, parce que je ne sais pas », comme si notre ignorance pouvait tenir lieu d’argument, comme si le fait que nous n’ayons pas compris doive conduire le porteur d’hypothèse à remettre celle-ci en cause . C’est un fait que nous mettons souvent notre manque en avant comme si c’était le problème d’autrui, donnant la responsabilité à autrui de nous fournir ce qui manque. On peut peut-être y voir la conséquence d’une société de consommation où tout besoin doit être immédiatement satisfait par une solution, un problème, une réassurance visant à ce que nous revenions à un état d’équilibre émotionnel, de bien-être. Le problème avec cette attitude est que nous ne sommes plus invités à fournir aucun effort, nous ne savons plus agir dans l’incertitude tant nous sommes habitués à ce qu’on nous tienne la main. Or cette assistance perpétuelle pour gommer tout malaise lié à l’incertitude nous prive de l’accès à nos propres ressources et nous déshabitue de la « ferme résolution » que nécessite toute prise de décision dans un environnement incertain.
Puis vient la seconde consigne : une fois que le concept pour indiquer ce qui peut arriver de pire à l’être humain est trouvé, il faut écrire un argument pour appuyer cette thèse en une seule phrase. Encore une fois une personne pose une question qui témoigne de sa volonté d’être rassurée. Or, dit Le praticien, la pensée progresse dans l’incertitude au contraire du savoir qui se nourrit de certitudes. Penser c’est prendre des risques, dont le principal semble être celui de paraître stupide, inconvenant voire immoral dans certains cas. Si nous avions des certitudes nous n’aurions pas besoin d’autrui, or, est-il besoin de le rappeler, autrui nous est nécessaire pour penser. [La pensée est inquiétude, sortir de la torpeur du savoir et c’est bien cette fragilité inhérente qui nécessite que soit institué un cadre de confiance. Penser c’est prendre un chemin qui ne mènera peut être nulle part mais dans lequel on s’engagera néanmoins avec confiance et joie quitte à devoir revenir sur ses pas par la suite. C’est de toute manière la seule façon d’avancer pour ne pas mourir. Or le savoir est immobilité, fixité, blocage à une étape dialectique donc non créatrice. Penser c’est donc courageux car il nous faut affronter le jugement d’autrui. Or force est de constater que le régime normal dans lequel nous sommes plongés est plutôt celui de la défiance : « chacun dans son coin », « c’est ton avis, voici le mien et tout est bien comme cela », semble être le mot d’ordre de notre société, un mot d’ordre qui prône un pseudo respect des valeurs de chacun et qui masque en fait un relativisme qui hait profondément la pensée. Ce relativisme forcené d’époque prend des allures de dogme inébranlable avec l’inénarrable formule « ça dépend » en réponse à une question auquel on peut ajouter le non moins utilisé « par forcément, pas nécessairement, pas obligatoirement etc » pour s’opposer à une thèse.]
Le praticien continue en disant que la pensée est aspiration vers l’universel que si l’on a une valeur alors on devrait vouloir et croire que tout le monde la partage, on voudrait l’ériger en règle universelle comme dirait Kant. [Autrement nous sommes cantonnés à la pure subjectivité qui ne veut surtout pas s’expliquer, se déployer, s’ouvrir à autrui car elle sait ce qu’il y a de profondément inhumain en elle, elle sait à quel point elle ignore, elle nie autrui pour le laisser là comme une chose, un en soi comme dirait Hegel. Elle sait que pour sortir de cette subjectivité il faut lutter de conscience à conscience pour se révéler à soi-même, et cette lutte elle ne veut plus l’assumer].
Troisième consigne, les participants doivent écrire en quoi cette chose terrible pourrait tout aussi bien être bénéfique.
Thomas choisit la souffrance injuste et la fierté comme idées antagonistes.
L’argument en faveur du pire qu’il propose est le suivant : « La souffrance injuste empêche les hommes d’être heureux or le bonheur est la chose la plus importante. »
Thomas, au moment où il dicte la phrase que le praticien note au tableau, reprend constamment ce qu’écrit celui-ci, comme s’il rejetait son enfant par constat qu’il est imparfait. Le praticien lui demande de nommer ce phénomène et Thomas lui dit que sa fierté l’empêche de voir écrite une phrase de lui qu’il ne juge pas suffisamment bonne. Puis Le praticien demande ce qui est le pire pour l’être humain : la fierté ou l’injustice. [Dans la pratique nous essayons de faire le lien entre les raisons de nos attitudes et le contenu du sujet, parce que fondamentalement il y a une cohérence dans l’être, une orientation générale qui fait que l’on pourra toujours faire un lien conceptuel entre ce qu’il dit à propos de n’importe quel sujet et les motifs de son action dans le moment présent. Nous appliquons ici le principe de raison suffisante de Leibniz au comportement humain. Une autre manière de tourner ce principe est de dire que qu’il n’existe pas de neutralité dans l’être]. L’argument en faveur du meilleur : « La souffrance injuste fait que les gens vont lutter pour la justice ce qui est bénéfique. »
Puis est demandé à l’assistance de trouver un problème ou de formuler une critique à l’encontre de ces assertions. Et survient un problème épistémologique intéressant qui va
prendre le pas sur le sujet principal jusqu’à la fin de l’atelier.
[Il arrive très fréquemment en effet qu’au cours d’un atelier un problème survienne qui prenne plus d’importance que le problème qui avait été initialement prévu. C’est ce qui vient dans le moment présent qui guide le contenu plus que le programme « officiel », ce qui peut faire dire à certains que le sujet n’a pas été traité, que « cela n’avance pas » ou que « nous avons dévié ». Dans une communauté humaine de pensée on ne peut jamais savoir ce qui va émerger et il faut être prêt à saisir ce qui vient et à en faire sa matière première. Un peu comme un match de foot : les règles sont connues, les joueurs à leur place mais tout peut arriver, on ne connait jamais l’issue d’un match peu importe le niveau individuel de chaque joueur, on ne peut pas prévoir le trajet du ballon ni les passes que feront les joueurs. Et très souvent assez peu de buts sont marqués mais ce que nous retenons c’est la beauté du match.]
Une personne soutient qu’un principe général ne soufre pas d’exception et peut par conséquent être mis à bas par un unique contre-exemple (thèse A) alors qu’une autre personne soutient exactement le contraire à savoir qu’un principe général est valable en général mais qu’il peut accepter des exceptions sans être remis en question (thèse B).
Deux camps émergent, chacun en faveur d’une thèse et le praticien demande à chaque camp de soutenir sa thèse. Irene, pour soutenir la thèse B, propose comme argument que « elle n’a vu que des cygnes blancs mais qu’il peut bien en exister des noirs et que ça ne remet pas en cause le principe selon lequel les cygnes sont blancs ».
Le praticien lui demande si elle voit un problème dans son argumentation, ce qu’elle n’arrive pas à faire. La question est donc renvoyée au groupe pour que celui-ci examine la valeur de cet argument. Solveig propose, pour analyser le problème de l’argumentation, qu’ Irene a fait une généralisation abusive sur les cygnes puisqu’elle n’est partie d’aucun exemple. Et qu’avec son argument on pourrait aussi bien dire qu’il existe des cygnes rouges ou violets, donc que son argument ne repose sur rien. Son argument est qualifié par un autre de « wishful thinking » c'est-à-dire qu’il repose sur un désir et non pas sur la réalité. Ce à quoi Irene consent. Le praticien en appelle donc à un autre défenseur de la thèse B. Samantha se propose de le faire et commence sa phrase par « parfois je ressens au fonds de moi-même que… ». Après que le praticien l’ait interrompue pour la questionner sur cette formulation elle admet qu’elle donne l’expression d’un sentiment qui ne vaut que pour elle et qui ne peut donc être retenu comme raison universelle. Elle essaie à nouveau mais réemploie la notion de sentiment en lieu et place de la pensée. Le sentiment est centré sur nous même quand la raison a la prétention d’être valable pour tous. Elle hésite maintenant à se ranger de l’autre côté, elle ne sait plus quel camp choisir. Le praticien continue à la questionner et elle a du mal à s’en tenir aux questions parce qu’elle veut « expliquer » dit elle. Elle veut se justifier, elle se sent coupable. De quoi ? Le praticien rajoute « d’exister, comme beaucoup d’entre nous ». Et Bente n’arrivera pas à produire un argument car produire un argument c’est aussi sortir de soi, sortir de sa subjectivité.
Puis Erik propose, toujours pour soutenir la thèse B, que le principe peut être une loi statistique. Erik pense avoir tout dit malheureusement personne ne trouve son argument explicite, Erik parle à l’élite manifestement. Il parle à Laurence. Le praticien demande à celui-ci d’expliquer l’argument d’Erik. Mais ce faisant Laurence parle d’autre chose, il a en fait profité de la parole pour apporter sa propre opinion. [C’est un grand classique des discussions où sous couvert d’être d’accord avec quelqu’un, donc sans donner l’impression de voler la parole puisqu’on se propose d’aider autrui, on tire en fait la couverture à soi pour obtenir de l’attention, étaler sa connaissance, impressionner l’assistance. Humain, trop humain dirait Nietzsche.] Erik est professeur et se retrouve à la place de l’élève qui n’est pas concentré et cherche à jouer au bon élève. Erik ne peut plus répondre aux questions du praticien, il ne veut plus car ses questions le déstabilisent.
Il ne reste plus qu’Inge pour défendre la thèse B. Elle propose une phrase longue et compliquée et pense avoir été claire. Le praticien lui demande si elle pense que le groupe la trouvera claire s’il lui demande. Or personne ne trouve que c’est clair après « sondage ». Inge commence à avoir du mal à répondre aux questions, elle se sent seule. Le praticien lui demande ce qui se passe et Inge répond « dois-je répondre par oui ou par non ? » Elle affirme avoir compris la question alors le praticien lui suggère de demander au groupe ce qu’il en pense. Plusieurs mains se lèvent pour le faire mais Inge ne veut pas les regarder, elle ne veut pas voir le monde, elle reste coincée en elle. Le praticien lui suggère l’attitude du tigre à l’affut qui fait corps avec son environnement, prêt à déceler le moindre signe, le moindre mouvement qui lui signalerait la présence d’une proie. Finalement elle choisit quelqu’un qui lui dit « à la question que se passe-t-il on attend une explication, pas une réponse par oui ou par non ». Inge est d’accord et se justifie en disant qu’elle était deux pas plus loin. Elle était en avance et nous « montre son dos » en faisant cela. Elle résiste ensuite systématiquement aux questions. Le praticien demande « pourquoi l’être humain est-il si fermé à l’altérité, à l’autre, à autrui, au monde ? » Qu’y a-t-il à perdre est la question posée au groupe ? Son image, son intégrité, la face, la fierté sont les concepts proposés.
Le praticien s’étonne d’un tel degré de résistance, telle la mule qui campe sur ses pattes. D’autres types de résistance sont d’ailleurs évoqués : la ruade du cheval, la course du lapin, le « faufilement » de l’anguille, le jet d’encre de la pieuvre, l’autruche qui met a tête dans le sable, les moutons qui se collent en grappe. [Le monde animal regorge d’exemples pour illustrer nos comportements de défense, de résistance, d’évitement et de fuite face à la rencontre de l’autre. Et il y a tellement de manières de ne pas répondre à une question : poser une autre question, faire répéter la question, réclamer plus de temps pour réfléchir, répondre en commençant par un « ca dépend » relativiste.
Autre sujet d’étonnement : que des gens qui se sont réunis pour travailler sur la pensée critique n’aient à proposer en guise d’arguments que des actes de foi. Un argument structure la pensée, lui donne uns substance là où l’acte de foi n’engage pas la raison mais la croyance. Or combien de fois faisons-nous ça au quotidien et combien rarement on nous le fait remarquer, combien de disputes, d’arguties et autres débats stériles pourraient s’éteindre d’eux-même par le simple constat que ce ne sont pas des arguments qui s’opposent mais des croyances. Or qui peut combattre une croyance, qui peut même essayer de la critiquer puisqu’elle implique un engagement a priori de l’opinion dans une direction unique et souvent aussi inébranlable qu’elle s’est installée depuis longtemps.]
Un peu plus tard Anna affirme qu’il « doit y avoir une exception à toute règle générale ». A la question du praticien de savoir d’où elle tirait cet impératif catégorique Anna répond en commençant par « parce que je ne vois…pas » et le praticien de l’interrompre immédiatement en lui rétorquant « vous êtes en train de nous dire que vous êtes aveugle et c’est cela que vous nous proposez comme argument ». [Bien souvent nous proposons nos manques, nos désirs, nos besoins, nos soucis comme idées pour apporter des arguments en oubliant allègrement qu’ils ne concernent que nous et n’intéressent que nous. Le doute fait aussi partie de ces attitudes sensées apporter une pierre à l’édifice de la réflexion, comme si douter en prenant un air songeur suffisait à produire une réponse.]
Michael fait un commentaire sur l’exercice selon lequel en dialoguant individuellement avec chacun Le praticien perd l’attention des autres et c’est pour cela qu’il ne se verrait pas appliquer cette méthode sur ses élèves (Michael est professeur dans le primaire). En questionnant les présupposés de cette affirmation, nous découvrons que la conception qu’a Michael des élèves est qu’ils sont egocentriques et ne peuvent pas prêter leur attention à autrui. Le praticien lui fait remarquer qu’il est l’archétype du professeur impuissant qui exerce depuis 20 ans et considère qu’il est impossible d’enseigner quoi que ce soit aux élèves.
[La confiance en les élèves, en leur capacité de réflexion et d’attention à autrui est en effet capitale pour la pratique philosophique, sinon comment pourrions-nous à ce point déléguer la parole et la responsabilité de la réflexion que nous considérions que n’importe qui puisse se faire le Socrate de l’autre. La pratique philosophique demande d’avoir du souffle, un esprit, un mental particulier que toutes les connaissances philosophiques du monde ne pourront jamais créer. Cet esprit c’est peut être qu’en chaque être peut se retrouver la totalité de la philosophie, chaque individu nous permet de retracer l’histoire de la philosophie car c’est le même homme qui pense aujourd’hui et qui pensait il y a 2500 ans, ce sont les mêmes questions que nous nous posons, nous avons les mêmes biais cognitifs, les mêmes défauts que les athéniens que Socrate interrogeait dans les rues, nous somme tous faits de la même pâte et en rencontrant un homme je rencontre l’humanité toute entière, indépendamment de sa culture, de son origine sociale, de son éducation ou de son âge.
Cette confiance que nous mettons en l’être humain introduit un changement de paradigme notamment dans le milieu éducatif. Cela se traduit notamment par le fait que dans une classe nous demanderons aux élèves qui suivent bien, les « bons élèves » d’aider leur camarades qui ont plus de difficultés à améliorer leur niveau, de les prendre en charge afin que d’une part ils développent leur responsabilité pour autrui, objectivent leurs connaissances et que les retardataires puissent avoir un mode d’apprentissage plus à leur niveau car connaissant mieux leur langage et plus disponibles puisqu’ a priori il y a autant de professeurs que d’élèves, chaque élève jouant désormais le rôle d’un co-professeur.] Au cours de la discussion sera mis à jour le fait qu’il y a deux types de généralisations : les généralisations absolues ou nécessaires du type que l’on trouve en mathématiques et les généralisations relatives ou probables que l’on peut trouver dans les sciences humaines ou dans les sciences statistiques par exemple. Ces dernières acceptent les contre-exemples comme étant les « exceptions qui confirment la règle ». Un peu plus tard un autre problème émerge. Tina dit qu’elle ne comprend pas telle assertion alors que la plupart l’a manifestement comprise. Le praticien lui fait remarquer qu’l y a nécessairement une raison pour laquelle elle ne comprend pas. [La plupart du temps il est vrai on ne se demande pas pourquoi on ne comprend pas. On ne comprend pas, un point c’est tout et c’est sensé être la fin de l’histoire. Or à bien y réfléchir il peut y avoir de nombreuses raisons pour lesquelles on ne comprend une phrase : nous sommes distraits par une autre pensée, nous sommes dans la confusion mentale à cause d’un emportement émotionnel par exemple, il y a une contradiction dans la phrase qui entraîne une dissonance cognitive, il y a du vocabulaire que nous ne comprenons pas, une attitude du sujet énonçant la phrase provoque une dissonance avec le sens. Mais il se peut aussi que nous n’ayons que trop bien compris mais que nous ne soyons pas d’accord par conséquent ce désaccord nous pousse à ne pas vouloir comprendre, notre opinion vient brouiller notre jugement au point de nous persuader que nous n’avons pas compris. C’est une attitude très fréquente de mettre en avant notre incompréhension pour masquer notre désaccord. Encore une fois nous mettons chez autrui la responsabilité de l’incompréhension alors que le désaccord nous oblige à donner un argument et à faire la critique interne de l’opinion d’autrui. Ce qui nous oblige à voir cette opinion de l’intérieur et la faire nôtre le temps de l’examen. Cela revient un peu à être momentanément d’accord avec elle, raison pour laquelle nous répugnons à pratiquer la critique interne. Et si en étudiant cette opinion il nous arrivait d’en voir le côté positif et jusqu’à ce point de basculement où nous ne savons plus si nous sommes d’accord avec nous-mêmes ?]
Un autre problème intéressant survient. Mads se considère comme spécial, plus intelligent qu’autrui et n’a pas l’habitude de penser avec le sens commun. Après quelques questions du praticien il admet que la confrontation avec le sens commun le rend anxieux ce qui provoque chez lui une dissonance cognitive. Le problème est donc soumis au groupe de trouver un moyen de se débarrasser de l’anxiété que provoque ce sentiment d’être « seul face au monde » et qui pose problème pour répondre sereinement aux questions. Une proposition d’un participant serait qu’il faudrait se réconcilier avec la stupidité car l’angoisse apparaît avec la peur de paraître stupide. [Il faut se réconcilier également avec le sens commun car celui-ci est à la fois une pensée qui est souvent banale, qui manque de substance et d’originalité mais aussi qui nous protège des abus de notre subjectivité, notamment la complaisance, la suffisance et le sentiment d’être un génie mais aussi à l’inverse la mésestime de nous, le manque de confiance en nous quant à notre incapacité à être normal, comme tout le monde. Le groupe est ainsi un participant à part entière avec qui un dialogue s’instaure et il détient une certaine part de vérité, n’en déplaise aux philosophes de métier pour qui la parole individuelle, et plus la leur que celle d’autrui, est plus vraie car plus intelligente, plus savante, plus experte.
Par conséquent celui qui ne parvient pas à se faire comprendre du groupe est soit un génie soit un fou, si le groupe est constitué d’individus « normaux ». Et bien croyez-le ou non mais il semblerait qu’il y ait de nombreux génies ignorés parmi nous.] Plus tard survient un autre moment intéressant. A propos du fait que lorsque deux concepts s’opposent ils doivent avoir quelque chose en commun. Les deux concepts en question étaient temporaires et final et Bente prend un temps extrêmement long pour répondre aux questions du praticien. Le praticien lui raconte alors l’histoire du samouraï qui, pour ne pas être tué au combat, se doit d’être déjà mort avant d’y aller. Pour vérifier qu’il est bien mort il doit savoir prendre une décision entre le moment où il lâche son sabre et le moment ou celui-ci tombe par terre. Le praticien mime le sabre du samouraï avec son stylo et commence à poser une série de questions à Bente. Or celle-ci se prête volontiers au jeu et commence à répondre immédiatement aux mêmes questions qu’il lui avait posées et pour lesquelles elle avait pris un temps infini pour répondre ou ne pas répondre. Puis il demande au groupe pourquoi à son avis le truc a si bien marché. Plusieurs suggestions sont faites : « parce que cela lui permet de se sortir d’elle-même». [Effectivement lorsqu’on doit prendre une décision on peut se laisser facilement piéger par notre discours intérieur qui débat avec des raisons contradictoires mais aussi par le fait que nous n’avons pas ou peu de contraintes de temps pour décider], « parce que c’est un truc ludique qui permet de dédramatiser la situation » [lorsque l’on nous demande de choisir nous pouvons nous mettre la pression inutilement et donner un poids exagéré à notre décision alors que les conséquences sont minimes, par conséquent dédramatiser permet de rendre la prise de décision plus légère et par plus dégagée d’enjeux émotifs inutiles, « parce que la rapidité l’empêche de ressentir l’anxiété » [et c’est alors un processus de décision plus intuitif, plus rapide et finalement peut être plus sur qu’une tergiversation infinie qui en plus génère l’angoisse liée à l’incertitude].
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