Les agents du maintien en zone d’attente : médiation et sous-traitance d’un contrôle régalien





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Chowra Makaremi, doctorante, Université de Montréal

Proposition d’intervention à la conférence : « Terrains d’Asile »

Les agents du maintien en zone d’attente : médiation et sous-traitance d’un contrôle régalien


L’étranger qui n’est pas admis à entrer en France ou qui demande l’asile au seuil du territoire, s’il n’est pas immédiatement expulsé, est gardé dans une « zone d’attente » à la frontière. Cet espace frontalier, qui relève d’un statut juridique spécial supposé extra-territorial, est créé temporairement au gré des besoins du contrôle ou pérenne, comme c’est le cas de la zone d’attente pour personnes en instance de l’aéroport de Roissy. Occupant d’abord d’autres lieux, comme l’étage d’un hôtel près de l’aéroport (Zapi 1) puis l’aile d’un centre de rétention administrative (Zapi 2), la zone d’attente de Roissy est installée depuis 2001 dans un centre d’hébergement spécifiquement construit pour le maintien des étrangers (Zapi 3), qui centralise tous les acteurs impliqué dans leur gestion. Ainsi, le « maintien en zone d’attente » est-il une condition juridique mais aussi un dispositif de prise en charge  des étrangers et demandeurs d’asile soumis à ce régime pour un délai maximum de 20 jours : c’est sur ce dernier aspect que se concentre le texte.

La gestion des personnes hébergées en Zapi 3 implique en effet différents acteurs publics et privés, même s’il n’est pas toujours facile de les différencier sur le terrain. Quels sont-ils ? Comment le lieu articule-t-il les différentes logiques, ambitions et pratiques portées par cette multiplicité d’acteurs ? Si le contrôle aux frontières est une prérogative policière, l’institution de la zone d’attente depuis 1991 et les évolutions de la procédure de maintien ont ouvert le dispositif d’administration et d’hébergement des étrangers à différents acteurs. D’une part, la procédure implique d’autres administrations aux côtés de la police (Office français de protection des réfugiés et apatride, hôpitaux, juges des libertés et de la détention), combinant plusieurs logiques de décision. D’autre part, la gestion logistique et quotidienne s’est organisée selon une externalisation des fonctions assumées par un service public (l’office des migrations internationales, désormais ANAEM) vers différents acteurs privés. Les rapports de tension, de négociation, de rupture mais aussi de coordination entre les différents acteurs agencent le dispositif de maintien, dont nous retiendrons deux lignes de force. Premièrement, la coordination du public et du privé ou plutôt une sous-traitance du privé par le public à partir d’un logique qui lie ensemble sécuritaire et humanitaire, dans la perspective d’un sécuritaire humanitarisé. Deuxièmement, la compartimentation des acteurs et des actions au service d’une logique du lieu.

Un espace sous autorité policière

La Direction des Affaires Juridiques et des Libertés Publiques (DLPAJ) est la direction du ministère de l’intérieur en charge de la gestion du contrôle aux frontières. La culture d’institution du ministère de l’intérieur va dans le sens d’une maîtrise des frontières : comme le rappelle Gérard Noiriel, le Ministère de l’Intérieur était déjà farouchement opposé, en 1951, au principe de l’article 31 de la Convention de Genève, selon lequel un réfugié n’a pas besoin de papiers en règle pour traverser la frontière d’un pays auquel il demande protection1. De même, la zone d’attente est vue comme le talon d’Achille d’une gestion des frontières que cette administration voudrait la plus solide, c'est-à-dire le plus binaire possible, autour d’admissions et de refoulements. La DLPAJ n’est pas complètement détachée de cette vision dualiste, malgré l’institution du maintien aux frontières. Concrètement, l’engagement discret et souple de la DLPAJ, qui tient aux rapports complexes des bureaucraties et aux logiques d’autonomisation à l’œuvre autant qu’au désintérêt du ministère de l’intérieur et de la DLPAJ pour les pratiques du contrôle aux frontières, considéré comme marginal, donnent aujourd’hui un pouvoir de décision important à la Police de l’Air aux Frontières (PAF).

À leur arrivée, les étrangers non-admis sont contrôlés par la Police de l’Air aux Frontières (PAF) de Roissy, à qui revient la décision de l’admission ou non sur le territoire comme le soulignent les décrets successifs lui accordant un pouvoir discrétionnaire d’appréciation en la matière. Ceux qui ne sont pas renvoyés immédiatement, comme le permet la loi depuis 2003) sont transférés ensuite en centre d’hébergement Zapi 3. Les équipes de la PAF de Roissy et celles de la Zapi sont distinctes, autonomes et se connaissent assez mal2 ; leur coordination fonde pourtant la gestion quotidienne du maintien en zone d’attente. En Zapi, trois unités de la PAF encadrent les maintenus : « unités de garde », Groupe d’Analyse et de Suivi des Affaires d’Immigration (GASAI) et « unités d’escorte » (UNESI). Outre la surveillance des étrangers hébergés et des locaux, les unités de garde (8 à 14 agents simultanément présents selon un roulement de type 3x8) surveillent les déjeuners et transportent les personnes présentées aux audiences du 35 quater au tribunal de grande instance. La plupart des agents de la PAF sont jeunes et remplissent là leur première mission3. Ces fonctionnaires sont peu formés à intervenir dans le contexte spécial de la zone d’attente, auquel ils sont préparés par des cours du soir pendant 3 semaines. Les aspects posant le plus de problèmes dans la mission de la PAF à Zapi 3 sont d’une part les caractéristiques spécifiques de la population maintenue, qui n’est pas délinquante et n’est pas considérée réellement comme telle par les policiers, et d’autre part la gestion de personnes en situation de privation de liberté, qui est normalement assuré par une administration pénitentiaire. En Zapi, les « gardiens de prison » sont les fonctionnaires de police. Contre les contraintes liées au travail dans un univers malgré tout carcéral, les agents de la PAF trouvent une dimension gratifiante dans leur mission : certains sont sensibles à la dimension internationale de l’aéroport, disent en aimer l’ambiance « cosmopolite » (sic), d’autres ou, paradoxalement, les mêmes valorisent leur rôle de « gardien-rempart » dont le rôle est de protéger les français contre l’immigration clandestine4. Les « unités d’escorte », dont la mise en place est décidée par la GASAI, prennent en charge le renvoi forcé des personnes non-admises et demandeurs d’asile déboutés. Les agents d’escorte conduisent les étrangers jusqu’à l’avion, et dans certains cas, font le voyage jusqu’au pays de destination. Cette unité a développé depuis plusieurs années (face à des cas d’expulsion ayant causé mort d’homme) des techniques spécifiques d’usage de la force, qui s’appuient sur la culture des brigades mobiles d’intervention. Enfin, les bureaux du GASAI forment une instance de décision qui s’occupe de la constitution du dossier administratif des étrangers non-admis ou demandeurs d’asile, prononce l’admission ou le refoulement et détermine les différents déplacements auxquels sont soumis les étrangers maintenus (hospitalisation, examens médicaux, déplacement dans les ambassades pour une « reconnaissance » des personnes dont la nationalité n’est pas connue). C’est cette « bureaucratie de contrôle »5 qui prend également la décision d’admission des demandeurs d’asile, après consultation d’un « bureau de l’asile » institué au sein de la zone d’attente.

Les demandeurs d’asile en zone d’attente sont entendus dans le cadre de la procédure d’asile aux frontières instituée par le décret Marchand en 1991, qui décide le détachement d’officiers relevant du Ministère des Affaires Etrangères (MAE) chargés d’examiner les demandes d’asile aux frontières6. Officiellement, la procédure d’admission sur le territoire au titre de l’asile relève de la compétence du ministère de l’Intérieur, assisté à titre consultatif des officiers de protection. Ici encore, la bureaucratie en charge de l’asile, le bureau de l’asile à la frontière (BAF), se distingue par son autonomisation progressive par rapport à l’organisme en charge de l’asile sur le territoire : l’OFPRA. Depuis le début des années 2000, elle élabore sa doctrine de l’asile, qui tient autant du contexte et des objectifs du contrôle aux frontières, et de la logique du lieu, que de la personnalité, des méthodes de gestion et de la vision de l’asile propres à la direction de cette bureaucratie. Les effets de cette interprétation restrictive de l’asile se manifestent par une pression importante en faveur de la diminution des taux d’admission au titre de l’asile. Alors que ceux-ci s’élevaient environ à 40%, en 2001, ils sont un peu moins de 20% en 2002, et chutent spectaculairement à 3,8% en 2003, année où l’OFPRA même manifeste sa désapprobation envers la sévérité des examens d’asile aux frontières7, pour remonter entre 5 et 12% dans les années suivantes.

Si la gestion administrative des maintenus intègre différents acteurs publics encadrés par une bureaucratie policière, la gestion logistique et quotidienne s’est redéployé en Zapi 3 selon un principe de délégation et sous-traitance des fonctions assumées par un service public (l’office des migrations internationales présent en Zapi 1 et 2) à différents acteurs privés.
Le sécuritaire et l’humanitaire : sous-traitance

On remarque avec la construction de Zapi 3, que le face à face entre les agents de l’Etat et les étrangers maintenus est brisé avec l’introduction de tierce parties telles que la Croix-Rouge, les agents de maintien, d’administration, de sécurité de l’entreprise GTM-multiservices. Depuis octobre 2003 le Ministère de l’Intérieur a confié une mission d’assistance humanitaire aux personnes hébergées en Zapi à la Croix-Rouge Française. Lors de la présentation de son projet de loi devant l’Assemblé Nationale en juin 2003, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy s’exprime en ces termes :

« Les critiques émanant des associations à l'encontre du projet de loi ne changent rien à l'opinion du pays, qui soutient majoritairement la politique de fermeté et d'équilibre mise en œuvre par le Gouvernement en matière de contrôle de l'immigration. De surcroît, le ministère de l'Intérieur n'est pas hostile à un élargissement du rôle de ces associations, notamment pour la gestion de certaines tâches au sein des zones d'attente, sous réserve qu'elles se consacrent à un rôle strictement humanitaire. »8

L’idée qui préside à l’ouverture de la zone d’attente aux associations est celle d’une sous-traitance de la gestion quotidienne aux acteurs privés, qui repose semble-t-il sur deux ressorts visibles, qui toutes deux relèvent d’une nouvelle gestion disciplinaire des flux : la « médiation » du contrôle, et la figure du camp qui se dessine en filigrane sous celle du centre de maintien. Sur le terrain, l’équipe présente a été mise en place et dirigée jusqu’en 2006 par l’ex-directeur du centre de Sangatte lorsque l’Etat en avait confié la gestion à la CRF. De même, plusieurs membres du personnel ont fait partie de l’équipe CRF en charge du camp de Sangatte. En Zapi, l’association garantit la gestion matérielle de l’hébergement et un soutien psychologique (mission de « préparation au départ »). Elle assure une présence permanente (7 jours par semaine, 24 heures par jour, par roulement d’équipe de 4 « médiateurs » toutes les 6 heures). La médiation renvoie la Croix-Rouge à un rôle d’entre-deux : entre l’administratif quasi-pénitentiaire – gérer la vie des maintenus, et l’humanitaire – leur assurer des conditions de maintien dignes. Cette optique se fonde sur le principe fondateur de la Croix-Rouge : la « neutralité ». Cependant, la vision exposée par le directeur de la CRF, Marc Gentilini, au moment de l’entrée de celle-ci en zone d’attente était assez proche de celle du ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, alors que sur le terrain, les motivations personnelles des médiateurs étaient exposées en termes humanitaires et imprégnées du discours sur le « respect des différences » – comme le souligne l’affiche « vive les différences » placardé en face de la porte du bureau central. Il est également à noter que les médiateurs vivant le plus leur travail comme un engagement sont aussi ceux qui, dans la dernière année, ont quitté l’équipe de la Croix-Rouge en Zapi. De façon significative, toute l’équipe « historique » de Sangatte est restée. Ces médiateurs étant les moins qualifiés mais aussi souvent les plus « neutres » vis-à-vis des maintenus, l’évolution peut sembler révélatrice d’un ajustement de l’équipe, et plus largement de la fonction inaugurée de « médiateur », au dispositif de gestion des maintenus – à une « logique du lieu » que nous essaierons d’expliquer.

L’intendance du centre d‘hébergement est assurée par les salariés de l’entreprise privée GTM, qui est le constructeur du bâtiment. GTM se présente comme un « prestataire multiservice », qui assure en même temps la maintenance des bâtiments et la gestion logistique de la population maintenue : des plans de construction aux matériaux utilisés, de l’hygiène et la blanchisserie à la gestion informatique des personnes hébergées, des systèmes de sécurité et du gardiennage à la prestation des plateaux-repas. La co-gestion assurée par GTM est porteuse d’un certain nombre de pratiques et de techniques qui nous portent à reposer les conditions du maintien, non pas en termes de salubrité et de décence des conditions de vie comme ce fut le cas durant la première époque de la zone d’attente, mais en terme de « techniques du corps » nouvelles impliquées par le régime de maintien inauguré par la Zapi 3 (déjà présente de façon incomplète en Zapi 2)9. Cette prise en charge matérielle des maintenus qui implique une hygiène, un rapport à l’espace et aux objets, un régime de consommation spécifique, se pose dans les termes d’une gouvernementalité, « à l’articulation de techniques de domination et de techniques de soi »10.

Ainsi le contrôle est-il « médiatisé », comme le rappelle le nom choisi pour les intervenants de la Croix-Rouge. Il est possible que la garantie des tiers ait été mobilisée suite aux polémiques vives concernant le comportement controversé des unités de garde envers les maintenus (et notamment les accusations d’abus et de harcèlement sexuels11). Mais il est à remarquer surtout qu’en déléguant la gestion matérielle des conditions de vie aux tiers privés, l’encadrement policier s’extrait des interactions quotidiennes pour se repositionner à un autre niveau qui est celui de la gestion des déplacements, et de la gestion des flux. Cette délégation qui précise le lieu du contrôle de l’Etat (la circulation) repose sur un principe de rationalisation qui fonctionne à partir de normes et de processus de séparation. En effet, l’amélioration concrète des conditions du maintien atteint par Zapi 3 se fait sur une base normative : la gestion de la Croix-Rouge assure des normes humanitaires de traitement des personnes ; la gestion par la GTM se fait sur la base d’une série de standards prédéfinis, à partir desquels se négocie le cahier des charges : standards des repas fournis (il y a ainsi plusieurs « formules » de plateaux repas proposées, celles des maintenus n’étant pas la même par exemple, que celle commandée par l’Anafé pour ses bénévoles), standards d’hygiène, standards du système de sécurité. En Zapi 2 ou même à l’hôtel Ibis, une « médiation » était déjà assurée par l’Office des migrations internationale (OMI) qui disposait d’un bureau et d’un accès permanent. Mais alors que l’OMI s’assurait des conditions générales du maintien (distribution d’affaires de toilette et de cartes téléphoniques, préparation aux entretiens de demande d’asile, intercession auprès du GASAI dans le cas d’erreurs de maintien, etc.), la médiation en Zapi 3 est posée sur le principe de séparation des tâches. L’assistance juridique revient à l’Anafé, alors que la Croix-Rouge est strictement cantonnée à la gestion des personnes, corps et biens, sans droit d’intervention ou même de prise en compte des situations individuelles. Or des travaux comme ceux de Michel Agier sur les camps de réfugiés gérés par le HCR de l’ONU et la Croix-Rouge, montrent comment cette gestion humanitaire est porteuse de nouvelles normes de discipline12. Suivant les pistes tracées par des travaux tels que ceux de Jean-François Bayart dans Le gouvernement du monde, on peut avancer que la gestion standardisée de la nourriture, de l’hygiène, de la sécurité assurée par GTM joue également de normes de disciplinaires inédites13. La médiation du contrôle fonde ainsi une amélioration normalisée des conditions matérielles du maintien, en même temps qu’elle institue de nouvelles normes de discipline des corps et des comportements14. L’autre ressort sur lequel se fonde la délégation du quotidien aux acteurs privés, est une évolution progressive du statut même du centre. En effet, les conditions quotidiennes instaurées par la Croix-Rouge, les modalité de la gestion humanitaires mises en place par l’équipe même de Sangatte, selon une administration élaborée à Sangatte, surimpriment la figure du camp de transit pénitentiaire15 à celle du centre de maintien. Les conditions de vie instituées par la norme humanitaire de la Croix-Rouge et les conditions de maintien géré par la police participent à faire de la Zapi un espace social qui relève de ces espaces intermédiaires de la circulation qui sont des espaces d’enfermement paradoxaux, créés par les contraintes de la circulation. S’il suffit d’y passer quelques heures pour comprendre que Zapi est indéniablement un lieu d’enfermement, celui-ci est temporaire (et ne durera dans tous les cas pas plus de vingt jours) : là où sont réellement « enfermé » les habitants de Zapi, c’est dans une circulation sans perspective d’installation, c’est dans le « transit », régime d’un déplacement aux limites de l’errance.
La logique du lieu : compartimenter

Cette cogestion publique et privée de Zapi 3, autour d’une logique qui lie le sécuritaire et l’humanitaire, est illustrée par le « listing » des maintenus. Objet indispensable à tout intervenant en Zapi, le « listing » se présente en deux feuillets agrafés sur lesquels est reportée la liste alphabétique des personnes maintenues le jour même. Le listing, établi par des employés de GTM-multiservices, précise à côté de chaque nom le « numéro MZA » du maintenu (identifiant du dossier tenu par le GASAI), son statut (non-admis, « NA », ou demandeur d’asile, « DA »), sa nationalité, sa date d’arrivée, et le cas échant, d’entretien avec l’OFPRA et son numéro de chambre. Le listing permet donc d’embrasser en un seul regard le système de recensement par GTM, le système de gestion du centre d’hébergement par la Croix-Rouge, le système de gestion des dossiers par le GASAI, le système de gestion de la procédure d’asile par l’OFPRA, le système de gestion des maintenus par la PAF (la date d’arrivée déterminant la date de passage devant le tribunal, et la date éventuelle de libération au terme des 20 jours). Le listing répertorie également les mineurs non accompagnés, auxquels s’applique une procédure spéciale puisqu’ils sont assistés par un administrateur ad hoc, personne majeure qui est leur représentant légal. Enfin, le listing peut reporter des informations ajoutées au besoin et spécifiques à certains maintenus, comme cette mention « se dit séropositif » accolée à un nom (la pratique illustre la dimension fonctionnelle de l’identification par listing). Cette liste alphabétique – document de référence pour tous – pose, au terme d’une classification à plusieurs entrées, le nom des maintenus comme le lieu de croisement et de superposition des différents systèmes de gestion. Or cette gestion rationalisée de la zone d’attente s’articule selon une compartimentation qui relève presque du tronçonnage, et qui affecte les acteurs pris dans le dispositif. Acteurs dont la marge de manœuvre spécifique entre dès lors en tension avec la logique de la procédure aux frontières, s’autonomise mais sous pression de ce que nous appèlerons la logique du lieu. Cette juxtaposition ambiguë qui étanchéise en quelque sorte chaque partie, tout en faisant prévaloir l’ensemble sur les parties, se met en place avec l’institution de la Zapi 3. Elle s’observe à plusieurs niveaux, comme par exemple dans la procédure de l’asile aux frontières et le travail des officiers de l’OFPRA. On note en effet une évolution négative des rapports entre l’équipe de l’OFPRA et les acteurs privés présents en zone d’attente. En Zapi 2, les équipes de l’OFPRA côtoyaient en bons collègues celles de l’OMI : les agents mangeaient quotidiennement ensemble ; alors que les officiers de protection ont très peu de contact avec le personnel de la Croix-Rouge présent en Zapi 3, leurs relations se limitant à un discret « bonjour-bonsoir ». L’autre indice de ce cloisonnement progressif vient de la localisation des bureaux de l’OFPRA. A l’hôtel Ibis, les bureaux de la Division de l’Asile aux frontières sont installés dans des chambres ; au Mesnil-Amelot (Zapi 2), ils sont dans des préfabriqués situés juste devant le centre de maintien ; en Zapi 3, les bureaux sont aménagés dans la partie administrative du centre de maintien. Les agents n’ont donc plus accès à l’étage où sont hébergés les maintenus. Contrairement à l’hôtel Ibis, où il leur arrivait de se promener dans les couloirs, voire dans les chambres, ils ne connaissent pas en Zapi 3 les conditions de vie, l’atmosphère du lieu, et n’ont pas d’autre contact avec le maintenu qu’au moment de l’entretien privé. Interrogés, les agents de l’OFPRA précisent ainsi qu’ils ne ressentent aucunement cette dimension carcérale du lieu dont parlent les autres acteurs ; il est vrai que leurs fenêtres sont les seules du centre à posséder des poignées. Déconnectés du maintien dans sa réalité matérielle, sociale, psychique, les officiers de protection le sont aussi des effets directs de leur décision : ils ne sont pas témoins des renvois forcés sous escorte, et ignorent systématiquement ce que deviennent les personnes dont ils examinent le dossier, et pour lesquels ils rendent un avis. S’il s’agit de compartimenter les responsabilités, ce mouvement va de pair avec une pression du lieu, qui impose sa propre logique : celle restrictive d’une gestion des flux qui se donne à lire en terme de lutte contre les abus. Un juriste à la Cimade, spécialisé dans l’aide juridique aux demandeurs d’asile en zone d’attente explique :

« Il faut comprendre comment les gens du MAE réagissent dans le contexte de la zone d’attente : le lieu te fait rentrer dans une logique restrictive. Plus tu apprends d’expérience, plus c’est restrictif. Sur la nationalité dont je suis spécialiste, l’OFPRA donnerait des statuts alors que je ne les aurais pas donné. C’est la logique des procédures »16

La logique de la procédure s’inscrit dans le lieu même de la zone d’attente : entre ses murs, la marge de manœuvre dont disposent les acteurs pour leurs décisions et leurs actions doit se réajuster à la logique de lutte publique contre les abus, dont le bâtiment, construit en dur pour intégrer tous les acteurs impliqués dans un même espace, dit la détermination, l’effort d’organisation, et les valeurs de l’Etat. En zone d’attente, le lieu prédétermine le jugement : c’est ce processus que la Zapi 3 explore, en en poussant la logique le plus loin possible. Ainsi, l’évolution des examens d’asile à la frontière se manifeste par un déplacement du lieu du jugement, jusqu’à son inclusion dans le centre même du maintien. Avant, les officiers de l’OFPRA s’entretenaient avec les maintenus en zone d’attente, mais rédigeaient leurs décisions dans les bureaux du MAE (dont ils dépendaient alors), boulevard Saint-Germain à Paris. Aujourd’hui, les décisions dont rédigées dans le bureau de Zapi immédiatement après l’entretien ; or l’influence du lieu joue un rôle non négligeable dans le processus de décision, a fortiori lorsque ce dernier est un lieu clos articulé autour d’une raison administrative spécifique, et séparé des autres espaces où les acteurs ont l’habitude d’évoluer, sur le territoire. Or, c’est cette logique du lieu dont la magistrate Déli Bouvier pressent la « menace », lorsqu’elle s’indigne des conséquences de la délocalisation de la salle des audiences du 35 quater dans le centre de Zapi 3 sur l’autonomie des juges. En effet, la légalité de la procédure de maintien est soumise à un contrôle du juge des libertés et de la détention. Ces audiences, qui se déroulent au tribunal de grande instance de Bobigny, auraient vocation à se délocaliser dans une salle d’audience construite à l’intérieur de la zone d’attente. A propos de ce projet, dont la mise en œuvre en Zapi a été retardée par l’opposition du corps judiciaire (mais dont le principe a déjà été appliqué ailleurs comme dans le centre de Coquelles par exemple), la magistrate explique : « un juge qui ne voit pas de près le justiciable rend acte de jugements plus inhumains »17. Il est pourtant prévu que le juge se rende en zone d’attente, c'est-à-dire on ne peut plus « près » de la personne qu’il jugera. Que veut donc dire la magistrate lorsqu’elle s’inquiète de ce que le juge siégeant en Zapi « ne voit pas de près le justiciable » ? Ce que produit le dispositif de prise en charge en zone d’attente, ce sont des corps, qui sont placés en instance de refoulement, tandis que la gestion administrative convertit la présence effective des étrangers en une série d’information et de documents à manipuler dans le cadre d’une procédure18. Les normes humanitaires sur lesquelles s’articulent les conditions de vie des maintenus permettent ainsi de boucler paradoxalement une gestion qui déconnecte la personne de son dossier (on ne voit plus de près, la personne derrière le cas), ce dernier étant traité selon une logique unique de protection restrictive du système social national « contre les abus ».

La délégation du quotidien du maintien à des auxiliaires et des prestataires des pouvoirs publics marque une évolution du dispositif de contrôle aux frontières que l’on pourrait lire comme la pénétration de prérogatives régaliennes par des acteurs privés, dans le contexte d’une reconfiguration plus générale, à un niveau global, des rapports de force et des techniques de gouvernement. Or, les modalités de la prise en charge des étrangers à l’intérieur de la procédure administrative ne permettent pas de considérer ces dispositifs de médiation du contrôle comme un « recul » des prérogatives étatiques, mais plutôt comme une série d’ajustements et de développements par lesquels l’État négocie de nouvelles conditions de possibilité de sa souveraineté dans le contexte de la mondialisation.

1 Noiriel, G., La Tyrannie du National, Histoire du droit d’asile en France depuis 1791, Seuil, Paris, 1991

2 Un policier de Roissy interrogé le 12 février 2005 semblait ignorer par exemple le fonctionnement de Zapi 3 (ne connaissant pas la période de maintien, des modalités de l’accompagnement aux audiences etc.), où il n’avait jamais mis les pieds.

3 Source : entretiens informels avec les agents de la PAF, 24 décembre 2005.

4 Ibid.

5 Bigo, D., Police en réseau, l’expérience européenne, op.cit., p. 342

6 Le décret du 21 juillet 2004 rattache ce bureau à l’OFPRA, dont elle dépend officiellement depuis lors.

7 Source : Ministère de l’Intérieur

9 Dès lors, une critique de la zone d’attente, qui d’une part se félicite de l’amélioration de la propreté des locaux, et d’autre part continue à épingler des détails à améliorer dans la qualité de l’hébergement (globalement assez bonne, reconnaissent les maintenus), relèverait selon cette perspective une méprise sur l’enjeu réel posé par les conditions de vie en zone d’attente aujourd’hui.

10 Foucault, M., Dits et Ecrits, tome IV, Gallimard, Paris, 1994, p. 785

11 Source : entretien avec un agent de nettoyage GTM, 6 novembre 2004 ; entretien avec Michel, maintenu en Zapi en janvier 2003, 11 mai 2005.

12 Agier M., Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion, 2002

13 « Ainsi comprise, la culture matérielle est action, c'est-à-dire gestes et mouvements, le plus souvent inconscients ou en tout cas automatiques, et cette action contribue à la constitution de « sujets moraux », y compris dans la sphère politique. Autrement dit, on ne peut saisir l’assujettissement que dans les mouvements des corps qui le mettent en branle, et ces derniers sont tributaires de la matérialité des objets », Bayart, J-F., op.cit., p. 357

14 Cette idée est traduite en une phrase par un maintenu congolais ayant séjourné en Zapi 2 fin décembre 2002 avant d’être acheminé vers la Turquie, dont l’entrée lui est refusée, et renvoyé en France où il est maintenu en Zapi 3 : « A Zapi 3 il y a l’eau chaude (…) mais à Zapi 2, on était plus tranquille ! ». Source : entretien avec Michel, 11 mai 2005

15 Pour une approche anthropologique du centre de Sangatte, voir Courau, H., Ethnologie de la forme-camp de Sangatte: de l'exception à la régulation, Paris, Ed. des Archives contemporaines, 2007.

16 Source : entretien avec l’auteur, 16 mars 2005

17 Source : entretien avec l’auteure, 31 mai 2005

18 Nicolas Fischer pointe une logique analogue dans le cas des centres de rétention : « Clandestins au secret. Contrôle et circulation de l'information dans les centres de rétention administrative français », Cultures & Conflits, « L'Europe des camps : la mise à l'écart des étrangers (2) », 2005, n°1, en ligne 



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