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Il est impossible dans le cadre de ce cours d’aborder l’oeuvre difficile très dense de G. Deleuze. Disons que c’est chez Deleuze qu’on trouve le plus une machine de guerre tournée contre les concepts issus de la philosophie traditionnelle, concepts qui sont du même coup au centre des SH et des SE. Avec Deleuze, on se rend compte que les grands concepts sur lesquels travaillent les SE, sont en train de s’effondrer, du moins qu’on ne peut plus penser l’éducation (ou le monde) en s’appuyant sur ces concepts. Pour ceci je prendrai un concept fort de l’éducation, avec lequel on a toujours pensé la chose éducative et les phénomènes de l’éducation, et qui semble voler en éclats. Il s’agit du concept de forme. Je propose d’envisager l’usage de ce concept, tel qu’il a toujours été convoqué, pour un exemple particulier : la violence (de élèbves) à l’école. Voyons l’exemple de la violence sous le filtre du concept de forme La violence aussi extrême que quotidienne chez certains collégiens, le refus systématique des sociabilités que propose l’institution scolaire, le désarroi de nombreux enseignants confrontés à des élèves qui rejettent tout apprentissage : ces phénomènes participent à ce qui est parfois identifié comme une « crise de l’éducation ». On connaît le débat, d’ailleurs amplement relayé par des média dont la motivation paraît déjà adhérer au marché du fait divers. D’un côté, les partisans d’un déni de tout « pédagogisme » au profit d’un « retour à l’autorité », parfois proche d’une nostalgie de « l’école-caserne ». De l’autre, ceux qui donnent crédit à la recherche de dispositifs plus souples, à commencer par le travail en équipes, l’aménagement des cursus, des pédagogies adaptées. Pourtant, force est de constater que ce débat, qui semble prolonger celui des « républicains et des pédagogues », et probablement avant « des anciens et des modernes », ne fait que réactualiser des thématiques qui ont depuis toujours jalonné les interrogations sur l’éducation. Il est ainsi possible de se demander s’il peut apporter des réponses nouvelles à une situation qui, elle, semble l’être. De fait, la « crise » n’est pas la violence des élèves en elle-même, une violence que déplorait déjà par exemple saint Augustin, mais l’incapacité croissante de l’institution scolaire à pouvoir y faire face. C’est probablement sur ce point que les questionnements traditionnels, qu’ils soient ceux des « républicains » ou des « pédagogues », échouent, comme s’ils se fondaient sur une conception des processus éducatifs qui s’est totalement découplée de la population scolaire, du moins des populations scolaires en difficulté. L’école et la forme Cette conception, qu’elle sous-tende un modèle « autoritaire » ou « pédagogique », concerne la notion de forme. L’éducation a toujours été conçue comme une formation 1 qui suppose, par principe, ce que E. Cassirer nommait les « formes symboliques ». Il s’agit des langages, des savoirs qui constituent tant la finalité que le moyen de la formation du sujet. C’est en effet par les formes culturelles, symboliques, langagières, institutionnelles et sociales que le sujet se construit en modelant sa pensée aux schèmes véhiculés par ces dernières, à l’image du titre d’un célèbre ouvrage de J. Bruner, Car la culture donne forme à l’esprit. Ceci suppose que la forme présente une stabilité et une unité, nécessaires au « modelage » des énergies psychiques où, selon la formule d’E. Cassirer, « au contenu fuyant qui s’écoule se substitue l’unité de la forme, en elle-même close et permanente 2 ». Cette notion de forme, sans laquelle l’éducation ne pourrait se concevoir, se fonde sur l’idée, déjà développée par Aristote et reprise par saint Thomas, de l’hylémorphisme. La forme gouverne la matière, elle agit sur celle-ci pour la modeler vers un but déterminé. Ainsi opère-t-elle sur une matière plus ou moins passive ─ le rôle souvent attribué à l’élève ─ qui peut de la sorte être formée. On retrouve ici les conceptions éducatives centrées sur les disciplines enseignées. L’apprentissage est alors subordonné aux formes qui le permettent, aux savoirs qu’il propose et par lesquels il se réalise. Il s’agit de former à et par tel ou tel savoir, tel ou tel domaine disciplinaire jugé nécessaire dans un contexte donné. On sait pourtant que ce primat de la forme-discipline, devant pétrir une « matière » passive, a souvent été accusé de nier l’élève lui-même. Sous l’influence de l’humanisme, puis des Lumières et de l’Education Nouvelle, l’élève, en tant que personne active, distincte d’une matière amorphe, n’a pu qu’être pris en compte. Pourtant, cette prise en compte n’a pas évacué la question de la forme. D’une part, elle l’a appliquée, en plus des formes-savoirs, au modèle d’un sujet à former, à une « forme-sujet » comme le sujet citoyen chez J.-J. Rousseau, le sujet critique chez E. Kant. Par ailleurs, c’est aussi l’activité même de l’élève qui est devenue pour ainsi dire la « matière » à mettre en forme, à orienter ou à cadrer. Ainsi, J. Piaget met-il en évidence le développement dans l’activité de l’enfant de l’intelligence opératoire, mais telle que celle-ci se déploie en s’accommodant aux formes mathématiques et logico-déductives. A chaque fois, les processus d’apprentissage sont abordés et étudiés selon l’intentionnalité d’une forme culturelle donnée (les mathématiques, la musique…) qui leur sert de référent. Après les savoirs, puis l’activité du sujet à former, cette détermination reconnue aux formes en éducation concerne également l’institution elle-même. Parce qu’il est unifié, réglé, coordonné et systématisé, tout dispositif de formation est lui aussi une forme. Ainsi en est-il de la notion de « forme scolaire ». Celle-ci a été définie en référence à l’émergence de l’institution éducative et de la culture écrite, par opposition aux anciennes configurations, toujours très individualisées, du type préceptorat. La forme scolaire se comprend comme une entité, une organisation sociale déterminée, régie pas des règles impersonnelles où l’on « n’obéit plus à une personne 3”, mais à des principes auxquels sont contraints tant les élèves que les enseignants. Ainsi suppose-t-elle un cadre d’interactions qui est toujours médiatisé de façon symbolique par l’institution. Celle-ci impose par exemple un type de relation entre l’enseignant et un groupe d’élèves, un lieu et une temporalité spécifiques, des systèmes généraux d’évaluation, de sanctions et de récompenses. La notion de « forme scolaire » n’a pu qu’ouvrir des débats au regard des écoles alternatives, des diversifications et aménagements des programmes, par exemple avec des parcours individualisés de formation. Toutefois, de tels constats ne remettent pas en cause le principe de l’unité même d’une forme nécessaire à tout dispositif éducatif. La pédagogie Freinet, par exemple, est aussi une forme « scolaire », avec ses protocoles propres, ses modes de régulation des apprentissages. En fait, toute institution éducative, même celles qui se veulent « expérimentales », « ouvertes », ne saurait évacuer la propre forme qui lui permet de fonctionner, de régir le choix et la transmission de formes de savoirs pour former des sujets selon un objectif déterminé. Un autre plan critique peut se reconnaître sur ce dernier point. Il s’agit, notamment face au projet d’une école démocratique, des analyses principalement issues de la sociologie des apprentissages. Leur argument central postule que la forme scolaire, du moins l’école, privilégie des formes de langage, de pensée, de savoirs, de conduite sociale ou culturelle ─ « l’habitus » ─ qui ne coïncident pas avec celles des élèves des milieux populaires. Or là aussi, ce qui est mis en cause n’est pas la forme en elle-même, qu’elle soit scolaire, langagière ou culturelle, mais le choix des formes que propose l’école. Formes de savoirs ou formes d’apprentissage et d’activité de l’élève, formes scolaires « traditionnelles » ou formes pédagogiques « nouvelles », formes culturelles et sociales liées à un « habitus » académique ou formes « populaires » : si l’on reconnaît ici les grands débats qui traversent de façon récurrente la scène éducative, ils laissent pour ainsi dire intacte l’idée même de forme. Ce qui est en question relève plus du choix de la forme, qu’il s’agisse des savoirs, de l’élève à former, des dispositifs de médiation, des institutions. Et ceci se poursuit face à l’actuelle violence : retrouver des formes marquées par « l’autorité », faire appel, au contraire, à des formes plus souples, intermédiaires, comme les structures de « réinsertion » en milieu scolaire, ou encore recourir à des formes culturelles censées correspondre à celles des élèves. Il s’agit toujours de former, de transformer, sans remettre en cause la question de la forme, telle qu’elle hérite de l’hylémorphisme. Or tel semble être le grand problème, au centre de la violence : il s’agit du refus radical, chez les élèves concernés, de toute forme, de tout statut d’être un « sujet-matière » en formation. Ceci ne signifie pas que ces élèves aient adopté d’autres formes culturelles que celles que leur propose l’école à qui, d’ailleurs, il suffirait de s’adapter. Mais ceci signifie bien davantage que ces élèves semblent en fait rétifs à toute forme, que l’unité par essence formatrice de la forme, quel qu’en soit le support d’expression et la culture de référence, leur est inaccessible, qu’ils ne peuvent plus lui donner sens et s’y former ainsi. De nos jours, quelque chose paraît avoir pris la place de la forme, plus exactement du couple traditionnel forme-matière à former, à partir duquel l’éducation a toujours été pensée. La violence n’est plus à chercher dans les effets d’une contrainte exercée par une forme qui ne coïnciderait pas avec celles des élèves. Elle résulte d’un non-sens, d’un jeu de dupes où toute forme proposée, même voulue la plus souple possible ou la plus « ouverte », ne peut plus être acceptée par des élèves qui ne se situent plus dans une logique de la forme, du moins qui sont dans un tout autre fonctionnement que celui qui leur permettrait de recevoir ou d’accepter une forme. Une « transe-culture » sans forme Cette précédente proposition reste un postulat. Pourtant, quelques exemples peuvent l’étayer. Le premier concerne les nouveaux « groupes ». On dira que le groupe est traditionnellement abordé comme une forme déterminée, unifiée par un système de valeurs et de représentations, une structure qui en hiérarchise les membres, un effectif délimité (cf Anzieu Martin). Ainsi les groupes professionnels, familiaux, ou encore les « bandes » organisées autour d’un chef, avec des rituels. Aussi observe-t-on chez certains adolescents et jeunes adultes de nouveaux agencements collectifs qui ne relèvent plus de ces « formes-groupes ». A l’image d’une bagarre géante qui a dévasté la Gare du Nord il y a quelques années, la délinquance ne se traduit plus seulement par des affrontements entre bandes rivales disputant un territoire. On assiste également à des convergences, aussi soudaines qu’éphémères, d’individualités anonymes et mobiles. Celles-ci, qui ne se connaissent pas d’emblée, se cohérent d’un seul coup en passant à l’acte, en intensifiant des forces où prend consistance un « groupe de casseurs », mais pour se disperser aussitôt. Ce fonctionnement se retrouve par ailleurs dans les groupes de tagueurs 4. Souvent, ceux-ci ont un effectif fluctuant et résultent d’une rencontre aléatoire où, pour un bref moment, plusieurs tagueurs se mettent à saturer un espace donné par une sorte de « transe graphique » partagée. De façon plus générale, cette dissipation de la forme-groupe se reconnaît aussi dans les réseaux du net, dans les listes de « contacts », où l’internaute, dissimulé derrière un pseudonyme, est en relation avec les plus grand nombre possible de personnes, mais tout en dépendant, à l’inverse du « contrat » sous-tendant tout groupe formé, d’un minimum de personnes. On retrouvera d’ailleurs ici la théorie de la nomadologie de Deleuze et guattari et une nouvelle conception de l’espace. Il y aurait d’une part l’espace hiérarchisé, ordonné et réglementé de la cité. Il s’agit d’un espace que delueze qualifié de strié, il est régularisé, du moins réglé, accordé à une Loi (logos) et un principe unique. Par opposition, il y a l’espace non réglementé, hors de la cité ou de la polis, « l’’espace lisse », de plus en plus prégnant puisque le cité se fissure de toutes parts. « Ce qui peuple un espace lisse, notent en effet G. Deleuze et F. Guattari, c’est une multiplicité qui change de nature en se divisant ─ ainsi les tribus dans le désert : distances qui se modifient sans cesse, meutes qui ne cessent pas de se métamorphoser 5 » (MP, 604). Dans cet espace lisse, contre la Cité, il faut voir une opposition plus radicale : celle du penseur d’Etat, du fonctionnaire-professeur chargé de transmettre l’image de la pensée attendue par la Polis, et du penseur privé, nomade, au dehors, qui véhicule une tout autre image. Entre les deux, ce qui se joue n’est rien d’autre qu’une politique de la pensée, de la science et du savoir. Cette politique, du moins cette contre-politique tournée contre l’appareil étatique de la pensée correspond dans Mille plateaux au « Traité de nomadologie », où les monades leibniziennes sont déclôturées, et à la « machine de guerre », la machine de guerre devant se comprendre comme ce qui esdt des murailles de l’Etat et ce qui menace celui-ci. En fait, pour Deleuze, c’est toute la conception téléologique du progrès, linéaire, qui est celle de la cité ou de l’Etat parfait. Le monde évolue selon une même ligne, dont le point culminant est l’Etat parfait Il s’agit de ce qui lui est extérieur, de l’espace des bandes ou des tribus nomades qui sont au-dehors de la Polis, et qui se développent pour ainsi dire en parallèle à cette dernière. « Pour comprendre ces mécanismes, il faut renoncer à la vision évolutionniste qui fait de la bande ou de la meute une forme sociale rudimentaire et moins bien organisée » (MP, 443). Contre l’appareil d’Etat, G. Deleuze et F. Guattari opposent la « machine de guerre » des nomades. Si le premier « se définit par la perpétuation ou la conservations d’organes de pouvoir » (MP, 441), la seconde est une fulguration. Son adversaire n’est autre que la structure, que l’agencement arborescent ou triangulaire. C’est dès lors la configuration groupale des guerriers nomades, des hordes et meutes qui se heurte à la sociabilité de l’Etat. « Les meutes, les bandes sont des groupes du type rhizome, par opposition au type arborescent qui se concentre sur des organes de pouvoir […] la machine de guerre répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’Etat » (MP, 443). L’exemple est celui des observations présentées par Jacques Meunier sur les bandes de gamins de Bogota, où le leader n’a pas de pouvoir stable, où s’agrègent des individualités, avec des alliances passagères et des contours flous. Mais on réalise aussi que ces machines de guerre se retrouvent dans tout ce qui est au-dehors des états, selon deux directions. D’une part, « les grandes machines mondiales, ramifiées sur tout l’œcumène à un moment donné, et qui jouissent d’une large autonomie par rapport aux Etats » (MP, 445). Il en est ainsi « des organisations commerciales du type ‘‘grandes compagnies’’, ou bien des complexes industriels, ou même des formations religieuses comme le christianisme, l’islamisme, certains mouvements de prophétisme ou de messianisme » (MP, 445). D’autre part, « des mécanismes locaux de bandes, marges, minorités, qui continuent d’affirmer les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’Etat » (MP, 445). Mais avec cette opposition entre le lisse-nomade et le strié étatique, G. Deleuze dinstingue de types de savoirs, de science. On retrouve lyotard sur ce point. D’une part, il ya la science de l’Etat, administrée dans les établissements d’enseignement et de recherche. Il s’agit de la « science royale » qui relève de l’espace strié, ordonné, mesuré. D’autre part, il y a la science « monade » La seconde se « répand par turbulence dans un espace lisse » (MP, 449), en « affecte simultanément tous les points » (MP, 449) La science royale obéit à un « idéal de reproduction, déduction ou induction » (MP, 461) dont la « loi dégage précisément la forme constante » (MP, 461). Reproduire, en effet, « implique la permanence d’un point de vue fixe, extérieur au reproduit » (MP, 461). Ainsi cette science royale est-elle théorématique. Elle relève de la définition d’une loi générale : le logos. La conception même de la didactique se retrouve ici. Celle-ci transpose des savoirs « savants », issus d’une épistémologie de référence, en savoirs scolaires, destinés à leur inscription dans un référentiel d’apprentissage. Ces derniers, parce qu’ils impliquent une décontextualisation par rapport à leur cadre d’émergence, parce qu’ils aspirent à une certitude théorématique destinée à l’évaluation de leur acquisition/reproduction, parce qu’ils supposent une invariance, ne peuvent que relever du paradigme théorématique de la « science royale ». En revanche, la science nomade, à l’inverse de toute reproduction, itération et réitération procède par « itinération » (MP, 460). Emportée par un « flux tourbillonnaire » (MP, 461), elle « s’engage dans la variation continue de variables, au lieu d’en extraire des constantes » (MP, 461). A l’opposé du théorématique, elle est problématique. « On ne va pas d’un genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent […] le problème n’est pas un ‘‘obstacle’’, c’est le franchissement de l’obstacle, une pro-jection, c’est-à-dire une machine de guerre. C’est tout ce mouvement que la science royale s’efforce de limiter, quand elle réduit le plus possible la part de ‘‘l’élément-problème’’, et le subordonne à ‘‘l’élément-théorème’’» (MP, 448). Aussi, avec la science nomade, s’il « y a encore des équations, ce sont des adéquations, des inadéquations, des équations différentielles irréductibles à la forme algébrique, et inséparables pour leur compte d’une intuition sensible de la variation. Elles saisissent ou déterminent des singularités de la matière au lieu de constituer une forme générale » (MP, 458). La science royale répond au logos, la nomade au nomos. La première se légitime par une cristallisation théorématique, aspirant au général, la seconde par une mise en problèmes données dans l’hétérogénéité et le provisoire (voire le contradictoire où naissent des tensions sporadiques) Mais revenons à la question de la violence et des formes. Un autre exemple, pour analyser la dissipation des formes chez les jeunes générations renvoie à la question du langage, à ce qui est parfois désigné par « le langage des cités ». Les sociolinguistes ont depuis longtemps observé les jeux d’opposition, souvent sociale, entre la forme-langue « générale », comme celle que transmet l’école, et celles « vernaculaires » pour reprendre le terme de W. Labov 6, ou « argotiques ». Pourtant, on peut se demander si le « langage des cités » relève encore d’une forme-langue, comme cela était le cas pour l’argot, avec des invariants, des fonctions énonciatives, un système de corrélations codifiées signifiants/signifiés nécessaires à la désignation et au sens. Sur ce point les recherches de l’équipe Escol 7 auprès de collégiens ont identifié une posture langagière particulière pour ceux en lourde difficulté. Ces derniers, en effet, ne parviennent pas à utiliser les mots comme un outil de réflexion et de sémiotisation des expériences vécues. Pour reprendre le terme de B. Charlot, ils sont « imbriqués » dans l’épaisseur du langage, saturés de mots. S’ils ne cessent pas de « tchatcher », ils restent cependant dans une sorte de flou où la représentation et la distanciation propres à la forme verbale ─ le mot n’est pas la chose qu’il permet de désigner ─ ne fonctionnent plus. Les articulations qui sous-tendent le signe linguistique deviennent alors indécidables : le mot se boucle sur lui-même. Il vaut déjà pour son signifiant sonore, pour la façon de le « jacter » (to rap en anglais), et non pour sa fonction de renvoi à un signifié extérieur. Ici, la fonction référentielle de la langue, avec sa capacité à dénommer et objectiver des savoirs, qui se trouve affectée. Celle-ci est substituée par une sorte d’autoréférence, limitée à la seule parole ─ et non plus la forme-langue ─ du locuteur enfermé sur ses propres mots insensés. A l’image de certains morceaux de rap où le mot n’existe qu’au titre d’un seul matériau phonématique, haché, syncopé, rythmé et « mitraillé » en scansions, voire en cris, cette parole n’a d’autre recours pour se faire entendre que des répétitions par lesquelles elle s’intensifie à partir d’elle-même et pour elle-même, tout en échappant à la forme stabilisée par le code commun propre à un système de corrélations signifiants/signifiés. Or là aussi, on retrouve des analyses deleuziennes sur le mot et la langue. Le verbal, la forme verbale de la dénotation, telle que Saussure la théorisa, telle que Dukheim , avant, la préconisait « il faut que le langage de l’enseignant soit clair, précis, et l’idéal serait d’avoir pour chaque portion du réel un mot, et un seul » , n’échappe pas à la machine de guerre deleuzienne. Pour Deleuze, dans un monde qui ne serait plus agencé par une grande instance extérieure, comme Dieu ou les Idées, qui transcenderait le mot et que, selon la tradition, le mot devait traduire, au titre d’un calque (au commencement le verbe était Dieu….), le mot nous fait croire qu’il représente une instance extérieure, mais il n’en est rien : c’est lui qui créé une instance extérieure à laquelle nous allons nous assujettir. Bref, le mot n’a pas sa fonction référentielle mais dit deleuze « illocutoire ». Le mot est performatif de ce qu’il énonce, il créée ce qu’il énonce (et ne le représente pas) C’est donc lui qui agence et ordonne le réel par ses propres énonciations. Il est « une carte et non pas un calque » (MP, 97-98). Cette capacité à ordonner, à agencer, correspond à ce que G. Deleuze et F. Guattari nomment « le mot d’ordre ». Il ordonne et légifère le monde qu’il profère. Le procès du mot d’ordre peut alors être dressé contre la pauvre maîtresse d’école. Celle-ci ne « s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne » (MP, 93). Elle « ‘‘en-signe’’, elle donne des ordres, elle commande » (MP, 93). Le mot d’ordre fixe un agencement arbitraire et normatif pour lequel « l’unité d’une langue est d’abord politique » (MP, 128). Ainsi, « former des phrases grammaticalement correctes est, pour l’individu normal, le préalable de toute soumission sociale » (MP, 127). Mais contre la Loi fixe de ce mot d’ordre, il existerait pour Deleuze et Guattarai une autre fonction du mot : la variation, qui consiste à fuir dans le langage, à tracer des lignes de fuite. Deux traitements de la langue apparaissent ainsi, « l’un consistant à en extraire des contraintes, l’autre à la mettre en variation continue » C’est en remontant à la structure même de l’ordre que G. Deleuze et F. Guattari entendent cerner cette contradiction. D’une part, « le mot d’ordre est sentence de mort » (MP, 135). Il est pour celui qui le reçoit une menace, un châtiment dont la forme extrême est la mort. Mais d’autre part, « il est comme un cri ou un message de fuite » (MP, 135). C’est alors qu’intervient la variation continue, « seule manière, non pas de supprimer la mort, mais de la réduire ou d’en faire elle-même une variation » (MP, 137). Dès lors, un nouveau concept est avancé pour renouer avec l’aspect fuyant et déterritorialisant du mot d’ordre : le mot de passe. « Il y a des mots de passe sous les mots d’ordre. Des mots qui seraient comme de passage, des composantes de passage, tandis que les mots d’ordre marquent des arrêts, des compositions stratifiées, organisées. » Et si, contre le mot d’ordre de l’école, de la maîtresse d’école, contre le mot d’ordre qui impose, qui fait planer une menace et qui correspond à la forme mot ou à la forme du langage dans sa fonction de loi verbale, les jeunes des cités, en fait fuyaient, utilisaient des mots de passe, composés d’intensités phonématiques, de sons ? de phonèmes ? si en fait ils pratiquaient des « mots de passe » ? Des intensités phonatoires S’ils transformaient le signifiant de la loi verbale en composantes de passages ? en musicalisant le mot D’ailleurs pour Deleuze, la musique, lorsqu’elle « met en variation continue toutes les composantes » (MP, 121), devient « un rhizome au lieu d’un arbre, et passe au service d’un continuum cosmique virtuel, dont même les trous, les silences, les ruptures, les coupures font partie » (MP, 121). Cette transformation du mot d’ordre en composantes de passage rejoint la notion de « littérature mineure » que G. Deleuze et F. Guattari avaient préalablement développée à propos de Franz Kafka. Celui-ci, en effet, écrivait en allemand, langue véhiculaire d’Etat dans une Prague alors traversée par le tchèque vernaculaire, le yiddish et même l’hébreu que l’écrivain apprendra plus tard. La littérature mineure ne signifie pas celle venue d’une langue mineure, mais elle est « plutôt celle qu’une minorité se fait dans une langue majeure » (Kplm, 29). Son principe pourrait s’énoncer ainsi : « Etre dans sa propre langue comme un étranger » (Kplm, 48). Ce qui caractérise déjà cette littérature, c’est que « la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation » (Kplm, 29). Ainsi, en déterritorialisant depuis l’intérieur la langue majeure, étatique, revêt-elle « un enjeu politique et révolutionnaire, tout en prenant nécessairement une valeur collective » (Kplm, 31). En quelque sorte, la littérature majeure relève d’une « Loi transcendante paranoïaque » (Kplm, 109), tandis que la mineure utilise une « anti-loi » (Kplm, 109), qui « va démonter la Loi paranoïaque en tous ses agencements » Kplm, 109). Cette « anti-loi » est la « Loi schize-immanente » (Kplm, 109). Dans cette littérature mineure, « l’expression doit briser les formes, marquer les ruptures et les embranchements nouveaux » (Kplm, 52). Ainsi, en reprenant la terminologie hjelmslévienne, nous « ne nous trouvons donc pas devant une correspondance structurale entre deux sortes de formes, formes de contenus et formes d’expression, mais devant une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de contenus, pour libérer de purs contenus qui se confondront avec les expressions dans une même matière intense » (Kplm, 51). Ainsi les aboiements des rappeurs ne nous disent rien sur ce qu’ils désignent, parce qu’ils ne désignent pas réellement, mais ils expriment de la révolte dans le jeu non plus ordonné et référentiel du mot, mais dans celui de la déformation phonématique du mot, dans le « grain de la voix ». fin de la forme du « mot d’ordre » au profit d’intensités fuyantes, de mots de passe… Inutile de recourir dès lors à l’image traditionnelle : lever la violence en redonnant des outils langagiers (à savoir la forme du mot d’ordre), alors que les jeunes fuient le mot d’ordre par autre chose, le mot de passe… Finalement, le dernier exemple concerne la question du sujet. Former un sujet, en effet, c’est assujettir, au sens littéral du terme, un jeune être inachevé en lui donnant une unité suffisante dans une « enveloppe » psychique, corporelle, sociale et culturelle. Cette unité répond aussi à une forme « idéalisée » qui gouverne l’entreprise éducative, à savoir un modèle donné de référence, comme le sujet-citoyen avancé par les Lumières. C’est le modèle de référence posé en haut du triangle. C’est la thèse de l’unification du Sujet vers le modèle avancé par tel ou tel grand récit, de Rousseau à la psychanalyse. Derrière c’est aussi le schéma de l’évolution individuelle du bébé qui va prendre conscience de son corps, s’unifier et unifier sa conscience. Bref, il ya toujours une forme déterminée qui modélise l’unité d’un sujet, une forme « molaire » et normative, le plus souvent accordée au sujet adulte occidental. Or, de nos jours, il est possible de remarquer la résurgence croissante de schèmes de dissociation 8, antithèse de toute forme unitaire. Cette dissociation dans le monde adolescent se retrouve aussi dans des phénomènes proches de la transe que l’on reconnaît dans les raves, dans des situations de « folie collective », où, pour suivre le vocable à la mode, il faut « péter les plombs ». On pourra d’ailleurs se demander si les « émeutes des banlieues » ne relèvent pas aussi, dans une certaine mesure, d’une telle situation. La dissociation s’observe également dans la dilection pour les pseudonymes, à commencer les réseaux ludiques du net où il s’agit de créer un faux-moi, de fuir son identité réelle, de jouer à être un autre. La forme-sujet semble ainsi céder la place à des jeux de dissociations, où des individualités s’affirment en expérimentant une mise en altérité, faite de lignes de fuite qui évitent toute unité assujettissante, qu’elle soit sociale, psychologique ou même corporelle, à l’instar des étranges métamorphoses du body-art. Cette résurgence on la retrouve chez un auteur comme M. Maffesoli qui constate un « retour de l’orgie, en tant que « passion » commune touchant tous les secteurs de la vie sociale et suscitant, ainsi, les effervescences ‘‘ex-tatiques’’, ces sorties de soi n’étant plus l’apanage de quelques-uns, mais bien le plus petit dénominateur commun en lequel tout un chacun et la vie collective en son ensemble pouvaient se reconnaître 9 ». On la retrouve aussi, de façon plus analysée, dans les travaux de G. Lapassade, notamment son précis de dissociation ou son ouvrage regards sur la dissociation adolescente, pour qui la dissciation, telle qu’elle avait été étudiée par P. Janet ou bleuler (spaltung) deveindrait une catégorie dominante (ce qui résulte d’une non maîttrise des passions), à tel point qu’elle finirait par devenir une norme. Notons aussi que les conduites adolescentes, entre l’enfance et l’état adulte, sont parfois rapprochées du rite de passage tel que l’analysa A. van Gennep. Ce rite s’inscrit selon trois périodes : la « préliminarité », qui pourrait se comparer à l’enfance, la « liminarité » ou « période marge », qui constitue le rite en lui-même, où les novices sont initiés, puis le retour de ces derniers, alors nantis d’un nouveau statut d’adulte, à la société générale, la « postliminarité ». Les phénomènes de transe, de dissociation identitaire sont aussi centraux dans la « période de marge ». Pourtant, le rite est une forme : il est encadré par des aînés, marqué par une périodicité avec un début et une fin. C’est précisément cette double dimension qui semble levée dans les pratiques évoquées ici : il n’y a plus d’encadrement intergénérationnel par un aîné, ou périodique avec une « fin » clairement située, à l’image des « adulescents » qui semblent prolonger fort tard leur « liminarité » adolescente. Bien évidemment, cette dissociation se retrouve au centre des analyses deleuziennes. Le « jeu du monde a singulièrement changé, puisqu’il est devenu le jeu qui diverge. Les êtres sont écartelés, maintenus ouverts par les séries divergentes et les ensembles incompossibles qui les entraînent au-dehors 10 ». Tout l’ambiguïté de la posture deleuzienne se retrouve ici ; cette précédente citation relève d’un constat, mais aussi d’un impératif, voir d’un souhait puisque notre monde une fois dissocié, hétérogène, ne peut plus aspirer à une unité. Fin des sujets-modèles uniques et dominants qui ont toujours tirés vers eux le sens de l’éducation. Ce n’est plus le sujet du cogito cartésien, celui de la raison kantienne ou du contrat rousseauiste, et aussi tir nourri contre la psychanalyse avec son sujet modélisé comme sujet de la névrose, mais devant vivre moins mal ses conflits intérieurs en appelant au Logos. C’est là où l’o comprend l’ouvrage de Deleuze et guattari l’anti-oedipe. Pour en voir l’esprit : Dia 6 « Nous comprenons maintenant notre relation à nos professeurs de lycée. Ces hommes, qui n'étaient même pas tous pères eux-mêmes, devenaient pour nous un substitut paternel. C'est pourquoi ils nous semblaient, même s'ils étaient encore très jeunes, si mûrs, si inaccessibles. Nous transférions sur eux le respect et les attentes tournés vers le père omniscient de nos années d'enfance… » |
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