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Cette édition électronique a été réalisée par Pascale Tremblay, bénévole, étudiante au doctorat en neuro-physiologie de la parole à l’Université McGill ptremb17@po-box.mcgill.ca ou tremblaypascale@hotmail.com à partir de : Alain (Émile Chartier) (1925) Éléments d’une doctrine radicale. 165 propos d’Alain écrits de 1906 à 1914 et de 1921 à 1924. Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Alain (Émile Chartier) (1941), Éléments d’une doctrine radicale. 166 propos d’Alain écrits de 1906 à 1914 et de 1921 à 1924. Paris : Librairie Gallimard, 1933, 4e édition, 315 pp. Collection “Les documents bleus”, no 24. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 3 janvier 2003 à Chicoutimi, Québec. ![]() Table des matières Avertissement Introduction Propos 1 Le Tribun, le 15 mai 1924 Propos 2 La Politique du simple soldat, le 16 juin 1922 Propos 3 La Politique du citoyen, le 24 janvier 1923 Propos 4 Des Moutons, Le l3 avril 1923 Propos 5 Encore des Moutons, le 12 mai 1923. Première esquisse Propos 6 Le Radicalisme existe, le 14 mai 1906 Propos 7 Dogmatique dans l'action, le 23 octobre 1906 Propos 8 Les deux bouts de la chaîne, le 6 août 1906 Propos 9 Le Peuple tire, le 26 avril 1910 Propos 10 La République toujours en péril, le 15 octobre 1912 Position du radicalisme I - L'élite Propos 11 Le Grand Conseil, le 5 juillet 1906 Définition de l'Élite Propos 12 Confidences, le 22 mars 1909 Propos 13 Le Donjon, Le 28 décembre 1908 Propos 14 Le Grand Banc, le 2 janvier 1911 Propos 15 La Seichie, le 26 février 1909 Propos 16 Ploutocratie, le 9 septembre 1911 Propos 17 Lettre à l'Académicien, le 31 mai 1909 Propos 18 Mamers contre Paris, le 3 mai 1914 Propos 19 Écrivains, le 13 avril 1912 Force de l'Élite Propos 20 Mollusques, le 10 janvier 1911 Propos 21 Gouvernés et Gouvernants, le 13 juin 1914 Propos 22 Politique expérimentale, le 23 août 1922 Propos 23 Tyrans, le 10 octobre 1910 Propos 24 Jeanne d'Arc, le 1er mai 1921 Propos 25 Ruse des Pouvoirs, le 12 mars 1914 Recrutement de l'Élite Propos 26 Les Pouvoirs se reconstituent, le 3 juin 1911 Propos 27 Notre Élite, le 10 février 1911 Propos 28 Recruteurs, le 15 décembre 1910 Dogmes de l'Élite Propos 29 Le Droit de l'Élite, le 24 mars 1912 Propos 30 Révolution contre le Peuple, le 4 juin 1910 Propos 31 Le Pouvoir spirituel, le 16 novembre 1912 Propos 32 Médiocres, le 28 février 1913 Propos 33 L'Important et le Négligent, Le 16 juin 1922 II - L'élu a) Ministres Propos 34 Ni Anges, ni Bêtes, le 27 mai 1912 Propos 35 L'Humiliation, le 9 avril 1911 Le Radical au pouvoir Propos 36 Le Radical parle, le 30 juillet 1913 Propos 37 L’École des Ministres, le 1er novembre 1908 Les pièges du pouvoir Propos 38 La Chute à droite, le 7 mars 1911 Propos 39 La Poignée de main, le 19 avril 1910 Propos 40 Le Ministre en veston , le 16 janvier 1913 Propos 41 Discours au radical, le 23 juin 1913 Propos 42 Le Métier de Roi, le 28 avril 1910 Propos 43 Le Succès ne prouve rien, le 9 février 1913 Propos 44 Toujours lutter, le 12 février 1912 b) Députés Propos 45 L'Ami du Pouvoir, le 30 avril 1912 Le vrai Radical Propos 46 Compétences, le 27 octobre 1912 Propos 47 Effets de tribune, le 9 avril 1909 Propos 48 La Fin d'un régime, le 20 mars 1914 Propos 49 Jaurès naïf, le 2 août 1910 Propos 50 Le Jugement, le 30 juillet 1921 Le faux Radical Propos 51 Nouveaux démocrates, le 1er août 1909 Propos 52 Des Nuances, le 10 mars 1914 Séduction Propos 53 Tyrannie d'Opinions, le 22 juin 1913 Propos 54 Litanies, le 24 mars 1912 Propos 55 Leçon, le 11 février 1912 Propos 56 Croupes, le 6 juin 1910 Propos 57 Penseurs en escarpins, le 26 décembre 1913 Propos 58 L'élite en révolte, le 11 mai 1914 III - L'électeur Propos 59 Ne touchez pas à la hache, le 17 mars 1910 Vertus du suffrage Propos 60 Radicaux sans le savoir, le 27 juillet 1910 Propos 61 La Parole et l'Idée, le 6 avril 1911 Propos 62 Ésope , le 16 août 1922 Propos 63 Les mots et les choses, le 3 avril 1909 Propos 64 Tous contre les Pouvoirs, le 6 janvier 1910 Propos 65 Le suffrage des femmes, le 28 novembre 1922 Propos 66 Suffrage universel, le 30 mars 1911 Propos 67 Le suffrage universel et le bon sens, le 17 juin 1914 Le peuple souverain Propos 68 L'ami Jacques, le 21 avril 1911 Propos 69 Vertus du Peuple, le 4 juillet 1912 Propos 70 Platon, le 17 décembre 1910 La doctrine Propos 71 Léviathan, le 18 décembre 1912 Propos 72 Radicalisme, le 10 janvier 1912 I - Doctrine politique Le Droit. Propos 73 De l’Égalité, le 18 octobre 1907 Propos 74 La Raison à quatre pattes, le 20 juin 1909 Propos 75 Le Sociologue parle, le 8 juin 1910 Propos 76 Croire, le 4 novembre 1910 Propos 77 Nul n'est digne du Droit, le 5 janvier 1914 Le Contrôle. Propos 78 Le troisième Pouvoir, le 12 juillet 1910 Propos 79 Les Pouvoirs naturels, le 31 mai 1914 Des pouvoirs Propos 80 Les Pouvoirs et la Démocratie, le 10 juin 1914 Propos 81 Le corps sans tête, le 25 avril 1924 Propos 82 Contagion, le 28 juin 1913 Résistance à l'oppression. Propos 83 L'opposition, le 30 mars 1912 Propos 84 Défiance, le 13 juillet 1921 Propos 85 Les Pouvoirs s'étendent, le 27 juin 1922 Propos 86 De l'Autorité, le 22 septembre 1922 Le Vote secret Propos 87 Le Suffrage secret, le 7 novembre 1923 Propos 88 L'Opinion muette, le 18 juillet 1923 Propos 89 La Terreur Radicale, le 31 mai 1922 Propos 90 Combes, le 1er juin 1921 Propos 91 L'Électeur et les Partis, le 30 juin 1911 Les Partis. Propos 92 Individus, le 2 mai 1922 Homme et parti Propos 93 Programmes, le 20 mars 1909 Propos 94 Partis organisés, le 13 octobre 1912 Propos 95 Candidats, le 30 décembre 1909 Probité politique Propos 96 Petites mares, le 8 août 1912 Propos 97 Faveurs, le 12 mai 1910 Propos 98 Clientèles, le 11 juin 1911 Propos 99 Fonctionnaires, le 6 septembre 1912 Propos 100 Corruption, le 27 août 1910 Propos 101 Les petits moyens, le 10 février 1913 Propos 102 Politique de clocher, le 22 novembre 1909 Réforme électorale Propos 103 Le Député et l'Électeur, le 12 juillet 1909 Propos 104 Choisir ses maîtres, le 6 décembre 1912 Propos 105 La R. P. et la justice, le 14 juillet 1914 Propos 106 Pilule dorée, le 30 avril 1910 Propos 107 Le Nombre et le Droit, le 31 juillet 1912 Propos 108 Le Problème politique, le 19 juin 1911 Propos 109 Le jeu des partis, le 21 mai 1922 Propos 110 Justice, le 3 juillet 1911 Propos 111 Le Maître, le 9 janvier 1922 Propos 112 Le Radicalisme s'organise, le 10 septembre 1924 II - Doctrine économique Propos 113 Politique et Économique, le 22 juin 1923 Radicalisme et Socialisme Propos 114 Les grands Banquiers, le 19 octobre 1911 Propos 115 Urbains et Ruraux, le 29 janvier 1913 Propos 116 Hommes et Doctrines, le 14 mars 1924 Propos 117 Discours au Socialiste, le 24 janvier 1910 Propos 118 Le Socialiste répond, le 1er juin 1912 Propos 119 Le Prince, le 3 mai 1908 Propos 120 Heureux peuple, le 14 octobre 1910 Propos 121 Désirs mal gouvernés, le 3 avril 1911 Propos 122 Les Passions, le 31 juillet 1910 Propos 123 L'Arbitre, le 3 janvier 1922 Propos 124 Les Pouvoirs de fait, le 29 juin 1922 III - Doctrine internationale Le Radicalisme et la Paix Propos 125 Justice et Guerre, le 10 novembre 1923 Propos 126 La Patrie, le 25 juin 1922 Propos 127 La Force, le 5 novembre 1923 Propos 128 Monsieur Placide, le 31 mai 1910 Propos 129 Le Grand Procès, le 14 juin 1922 Propos 130 L'Esprit de guerre, le 23 mai 1921 Propos 131 La Peur de la Peur, le 31 août 1923 Propos 132 Guerre d'idées, le 14 juillet 1922 Propos 133 Maîtres et esclaves, le 12 janvier 1923 Propos 134 Paroles pour le 14 juillet, le 14 juillet 1923 Propos 135 Notre ennemi, le 1er juin 1924 IV - Doctrine religieuse Radicalisme et Cléricalisme Propos 136 Concordats, le 28 février 1922 Propos 137 Sillonistes, le 27 février 1909 Propos 138 La Tyrannie du nombre, le 19 juin 1914 Propos 139 L'Aumônier, le 24 décembre 1921 Propos 140 Le Royaume des Esprits, le 1er octobre 1924 V - Le radicalisme et la culture Éducation Propos 141 Négations, le 14 avril 1911 Propos 142 Instruire, le 17 mars 1911 Propos 143 Le Catéchisme, le 4 janvier 1922 Propos 144 La Culture, le 10 octobre 1921 Propos 145 Érudition, le 2 mai 1911 Spirituel et Temporel Propos 146 Les deux Pouvoirs, le 2 juin 1913 Propos 147 L'Action et la Pensée, le 5 décembre 1923 Propos 148 Ne point croire, le 3 décembre 1923 Propos 149 Le Devoir d'obéissance, le 4 septembre 1912 Propos 150 L'Individu et la Société, le 17 avril 1911 Propos 151 Le Progrès, le 24 avril 1911 Conclusion. - La Foi Radicale Propos 152 Mystique radicale, le 25 juin 1911 Propos 153 Adieu à la gloire, le 7 avril 1913 Propos 154 La Sainte-Alliance, le 27 février 1913 Propos 155 Vouloir, non savoir, le 18 mai 1914 Propos 156 Savoir et Vouloir, le 2 juin 1924 Propos 157 Le Peuple des morts, le 16 mai 1910 Propos 158 L'Âge, le 30 avril 1913 Propos 159 Méphistophélès, le 30 juillet 1909 Propos 160 De la Fidélité, le 7 février 1912 Propos 161 Sincérité, le 22 décembre 1913 Propos 162 La Phalange, le 2 mars 1912 Propos 163 Obstination, le 7 décembre 1913 Propos 164 Jurons, le 1er juillet 1924 Propos 165 Soyons Béotiens, le 1er novembre 1924 ALAIN Éléments d'une doctrine radicale PARIS, LIBRAIRIE GALLIMARD, 1933, 315 pp. Quatrième édition. NRF. Collection: Les documents bleus, n˚ 24 LIBRAIRIE GALLIMARD, 1925. Retour à la table des matières Avertissement J. et M. ALEXANDRE Avril 1925. Retour à la table des matières L'auteur des Propos d'Alain n'a pas à être ici présenté au lecteur. Nous renonçons aussi, quelque envie que nous en ayons, à indiquer sa place parmi les penseurs de ce temps et de tous les temps. Avertissons simplement le lecteur qu'il trouvera en ce livre cent soixante-cinq Propos choisis parmi les milliers de Propos qu'Alain a écrits jour par jour ; de 1906 à 1914 dans la Dépêche de Rouen, puis de 1921 à 1924, dans les Libres Propos et dans l'Émancipation. Chacune de ces réflexions de politique est née selon une libre inspiration, et souvent à des années d'intervalle, au contact de quelque événement aujourd'hui lointain. Transcrites avec leur date et simplement rapprochées, elles se trouvent dessiner une Doctrine de la Liberté. Expérience sans doute unique d'une pensée capable de toutes les constructions dogmatiques, mais qui, par foi et par discipline, s'est voulue chaque jour entièrement libre et neuve devant l'objet nouveau. Si donc ces jugements s'enchaînent, s'ils se soutiennent et s'achèvent les uns les autres, ce n'est par l'effet d'aucun artifice d'école ou de polémique, mais seulement par la puissance de l'esprit qui les a formés, et de la vérité identique qu'il est chaque fois parvenu à saisir dans les événements passagers. Aussi s'est-on abstenu d'expliquer, dans des notes, les allusions à ces événements. Les dates des différents articles éclaireront assez l'historien, et il a semblé que l'attention du lecteur ne se porterait qu'exceptionnellement de ce côté-là ; bien plutôt elle s'exercera à saisir ces efforts successifs, volontairement répétés autant de fois qu'il faut, pour essayer, critiquer, poursuivre une même Idée. Il n'est sans doute pas de meilleure éducation du Jugement, en tout cas pas de fête plus joyeuse pour l'esprit ; comme en un sentier de montagne ; c'est le même sentier, mais il est autre à chaque pas. Entre ces cent soixante-cinq Propos qui tous concernent la Politique et la Doctrine radicales, les éditeurs, pour en faciliter la lecture et en mieux marquer la portée, ont essayé d'établir un ordre. Cet ordre qui a été indiqué autant que possible de page en page, par les divers titres courants, se trouve exposé à la table des chapitres, à laquelle le lecteur aura intérêt à se reporter. Peu importe d'ailleurs l'ensemble et la suite. Le lecteur ne sera déjà que trop enclin à lire les Propos à la file, comme il fait pour les chapitres ou les paragraphes d'un ouvrage ordinaire. Contre quoi il faut l'avertir que chaque Propos est par lui-même un tout, et presque toujours se suffit. Un Propos d'Alain est une oeuvre séparée, où chaque phrase et parfois chaque mot ouvre des chemins en tous sens à qui veut réfléchir assez ; et cela, parce que l'esprit a su s'y enfermer tout entier, recréant chaque fois ses idées et son objet, mais s'obligeant en même temps, pour se livrer vivant, à les recréer d'un seul jet, d'un seul effort soutenu, sans plan abstrait et sans retouche. Ainsi dialoguait Socrate. J. et M. ALEXANDRE Avril 1925. Introduction Introduction Propos 1 : Le tribun Le 15 mai 1924 Retour à la table des matières On m'a dit plus d'une fois : « Vous êtes le dernier radical, ou peu s'en faut. Cette espèce disparaît comme a disparu l'aurochs ». J'en riais bien. Maintenant j'en ris encore mieux. Le radicalisme n'est point vieux ; il est encore enfant. Il me semble que l'on peut deviner ce qu'il sera ; c'est le seul sujet neuf qu'il y ait encore dans la politique, où presque tout a été dit. L'art des gouvernants a été étudié de fort près. Sous la forme militaire, il touche à la perfection. Un colonel sait persuader et sait punir ; les grades intermédiaires, si bien ménagés, font circuler le commandement jusqu'aux extrémités du grand et redoutable corps. Tous les pouvoirs ont les yeux fixés sur ce modèle. Le pouvoir de police n'en diffère presque point. Tous les pouvoirs, celui du juge comme celui de l'industriel, s'appuient sur ces deux-là. D'où l'ordre, chose louable et bonne, qui mérite l'obéissance, et qui, au reste, l'obtient. Les choses allant ainsi, par la persuasion et la force ensemble, il est inévitable que le citoyen soit gouverné plus qu'il n'est nécessaire. Par exemple l'armée s'étend et s'établit, sans aucun projet et par sa seule nature. Toutes les parties du pouvoir imitent l'armée. Quel est le programme d'un président ? Il demande de nouveaux pouvoirs. Quelquefois on s'y laisse prendre et on l'attend au bien qu'il veut faire. Or le bien qu'il veut faire, c'est toujours d'étendre bon pouvoir, ainsi que tous les pouvoirs concordants. Cette idée est quelquefois naïvement exprimée, par des hommes qui se disent démocrates et qui croient l'être. Il suffit à leurs yeux que le peuple soit consulté de temps en temps, de façon qu'il puisse choisir d'autres maîtres ou confirmer ceux qu'il a. Or le peuple, chez nous, va obstinément à une autre fin, toutes les fois qu'il trouve passage. Il n'élit point tant des chefs que des contrôleurs. Selon une idée qui est à peine entrevue, le chef de l'État n'est point tant le chef de tous les bureaux que le délégué du peuple, le Citoyen modèle qui a charge de découvrir tous les abus de pouvoir, et d'y mettre fin. Plus évidemment, les ministres sont comme des tribuns, chacun d'eux ayant la surveillance d'une de ces puissantes administrations, qui toutes tyranniseraient si on les laissait faire. Ainsi le ministre de la guerre n'est nullement le chef de l'armée, mais plutôt le représentant des citoyens ; et c'est ce que les vrais militaires ont toujours senti. Sur cet exemple, essayons de comprendre comment un ministre, homme scrupuleux d'ailleurs, homme de labeur, homme de jugement, peut se tromper et nous tromper, de bonne foi. Le voilà, à ce qu'il croit, chef de l'armée, et général sur les généraux. Il s'use d'abord à apprendre ce nouveau métier ; il n'y parvient pas ; il prend conseil de ceux qui le savent, et bientôt il ne décide que d'après leurs propositions. Et cela serait sage, si le ministre avait pour mission d'être le général des généraux. Il suffit d'avoir touché au métier militaire pour savoir que c'est un très difficile métier. Mais aussi le métier de ministre n'est ni d'administrer ni de commander comme chef de l'armée, mais plutôt de s'opposer aux empiètements de cette puissante et vorace organisation. C'est dire qu'il ne doit point rechercher les éloges des militaires, et qu'il doit même s'en défier, et, bien plus, se résigner à se voir suspect et même abhorré. Chacun trouvera sans peine d'illustres exemples d'un genre et de l'autre. Or il arrive que le ministre qui oublie son mandat et se fait plus militaire que les militaires, est finalement puni et chassé, quoique trop tard ; et inversement celui qui a osé faire son devoir de tribun sans craindre le redoutable esprit de corps, est finalement acclamé, quoique trop tard. Cette justice du peuple, encore lente et boiteuse, fait pourtant voir un profond changement dans la politique réelle. Chacun sent bien que, comme le député est le délégué du peuple, ainsi le ministre est le délégué des députés, qui a charge de porter le regard du peuple jusque sur les régions secrètes où les pouvoirs coalisés préparent et poursuivent leurs projets chéris. Comprenez pourquoi l'esprit radical est si violemment méprisé. Donnez une pensée à Combes, à Pelletan, à Caillaux. 15 mai 1924. Introduction Propos 2 : La politique du simple soldat Le 16 juin 1922 Retour à la table des matières Je suis né simple soldat. Les curés, qui m'enseignèrent ce qu'ils savaient et que je sus promptement aussi bien qu'eux, ne s'y trompèrent jamais ; et ils considéraient mes étonnantes versions à peu près comme nous faisons pour les nids d'oiseaux ou l'hydrographie du castor ; cela étonne en d'humbles bêtes. Un bon nombre de mes camarades étaient nés officiers, et je le reconnus tout de suite, car ils me traitaient sans façon et lançaient ma casquette dans les arbres. À quoi je trouvai un remède, qui était de lancer un bon coup de poing de temps en temps. Plus tard, je me protégeai plus élégamment par un genre de raillerie redoutable. Ce que j'écris ici n'est donc point pour me plaindre de mon sort, mais plutôt pour rendre compte de mes opinions à ceux qui s'en étonnent et même s'en attristent ; cela vient de ce qu'ils sont nés officiers. Non point sots ; il n'y a point tant de sots ; mais plutôt persuadés qu'il y a des hommes qui sont nés pour commander, et qu'ils sont de ceux-là. Et c'est ce que je reconnais de fort loin à un certain air de suffisance et de sécurité, comme s'ils étaient précédés d'une police invisible qui éloigne la canaille. J'en vois de tous métiers, les uns officiers dans le sens propre, d'autres, épiciers, d'autres, curés, d'autres, professeurs, journalistes, portiers, ou suisses d'église. Ils ont ceci de commun qu'ils sont assurés qu'un blâme de leur part ou seulement un avertissement me feront abandonner aussitôt mes opinions de simple soldat ; espérance toujours trompée. Plus tard, et alors que j'étais mêlé, par grand hasard, aux docteurs de la loi, j'ai reconnu un de mes frères dans un boursier qui ne se privait pas d'enlever les premières places à des officiers de naissance ; on ne lui en faisait pas reproche, mais plutôt de garder, avec ces avantages, une manière de juger qui ne s'y accordait point. « Comment ? Vous qui êtes boursier... » ; cela fut dit plus d'une fois, avec une nuance de tristesse, par un politique du Temps, qui était né colonel. Ce boursier était de première force pour le grec et le latin ; mais il manquait de ruse. C'est un crime que de manquer d'ambition, et c'est une faute de le laisser voir aux voleurs de casquettes, comme je le compris vers ma septième année. J'aime les socialistes cotisants, et je suis disposé par sentiment à me trouver toujours avec eux, « pour le meilleur et pour le pire », comme dit le proverbe. Mais, dans leurs chefs de section et dans leurs prêcheurs de doctrine, j'ai presque toujours reconnu l'officier né ; d'où une prompte retraite dans le marais des misérables grenouilles radicales, toujours piétinées par l'orgueilleuse doctrine. Je fais une exception pour Jaurès, en qui j'ai reconnu du plus loin le simple soldat de vraie vocation ; à ce signe notamment, qu'il n'a jamais cherché à me convaincre, et qu'il n'y a même pas pensé. Me voilà donc boursier toujours, et toujours mal pensant ; toujours revenant à dire ce que toutes les grenouilles pensent, d'être ainsi piétinées ; toujours à dire ce qu'elles ne savent pas dire ou ce qu'elles n'osent pas dire ; retournant ainsi, noire ingratitude, la rhétorique contre ceux qui me l'ont apprise, et piquant César avec mon coupe-choux. Un bon diable, et grand ami à moi toujours, quoiqu'il ait pris des airs d'adjudant, m'a jugé d'un mot, comme je revenais de la guerre. « Soldat mécontent », a-t-il dit. Veuillez bien comprendre combien notre politique serait simple et claire, s'il était interdit de parler ou d'écrire à ceux qui ne sont pas au moins capitaines, 16 juin 1922. Introduction Propos 3 : La politique du citoyen Le 24 janvier 1923 Retour à la table des matières « Ne faites donc pas de politique ; réservez votre temps et vos forces pour les choses de l'esprit, qui sont plutôt votre affaire ». Ce conseil me fut donné plus d'une fois, et une fois par un homme savant, profond et vénérable. Mais je n'y ai point prêté attention, pas plus cette fois-là que les autres. Il faut toujours quelque passion qui vous mette la plume à la main. L'ambition propre à l'écrivain m'ayant toujours fait défaut, il est probable que je n'aurais rien écrit du tout, si je n'avais trouvé deux ou trois fois l'occasion de journaux radicaux qui manquaient d'argent et que les gens de bonne compagnie voulaient ignorer. C'est ainsi que j'ai pris le goût et peut-être le besoin d'écrire. Et, de même, si j'ai si longtemps parlé et discuté dans les Universités Populaires, c'était moins pour instruire le peuple que pour m'établir bien clairement en amitié avec lui, contre les Châteaux, les Académies et les Importants, que je n'aime point. Un Important culbuté et humilié fait le plus beau spectacle pour mon goût. Par exemple lorsque le sénateur Ribot, grand prêtre de l'importance, vint offrir un ministère neuf à une Chambre neuve, je connus un bon moment après beaucoup d'autres. Il est vrai que depuis, les Importants ont mis le pied sur notre tête. Prouvez-moi que cela est sans remède, et qu'on ne reverra plus ce qu'on a vu, alors je me ferai quelque tour d'ivoire. À vrai dire cette idée, élégante, qu'il faut laisser la politique aux politiques, est de style ancien, comme la petite cravate, la redingote et les bottines à élastiques. Les hommes qui me conseillaient comme j'ai dit n'avaient point connu le service militaire obligatoire, qui nous fait politiques malgré nous. Le fait du Prince était à leurs yeux comme un fait de nature, dont ils se garaient comme d'une voiture, force supérieure. Mais maintenant il faut écraser ou être écrasé. Si l'on n'est officier, il faut être homme de troupe. Ce sont des officiers toujours qui écrivent une fois de plus Grandeur et Servitude. Le rêve de l'Important est de servir pour Commander ; et je comprends bien que la seille politique, qui est de résistance et de critique, n'ait point de sens pour eux, ni aucun intérêt. À ce compte-là je dis que la plupart des politiques méprisent la politique, mais au contraire attendent le fait du Prince, et l'adorent, de même qu'un commandant de chasseurs à pied prépare la guerre et la fait de toute son Importance, sans regarder le moins du monde aux causes ; il nage librement dans ce milieu favorable, et les politiques de même, comme on a vu. À ceux qui ne cherchent nullement le pouvoir sous aucune forme, que reste-t-il donc ? La politique réelle, c'est-à-dire un effort continu contre le despotisme militaire et le despotisme politique, qui ne font qu'un. Ce qui revient à ramener tout pouvoir an pouvoir civil, qui fait d'un ministre un employé supérieur, semblable à l'agent aux voitures et an facteur. Un tel pouvoir ne gêne personne. Mais l'Importance, dès qu'on la laisse faire, gêne tout le monde. Nous en avons fait l'expérience. 24 janvier 1923. Introduction Propos 4 : Des moutons Le 13 avril 1923 Retour à la table des matières Le mouton est mal placé pour juger ; aussi voit-on que le berger de moutons marche devant, et que les moutons se pressent derrière lui ; et l'on voit bien qu'ils croiraient tout perdu s'ils n'entendaient plus le berger, qui est comme leur dieu. J'ai entendu conter que les moutons que l'on mène à la capitale pour y être égorgés meurent de chagrin dans le voyage, s'ils ne sont pas accompagnés par leur berger ordinaire. Les choses sont ainsi par la nature, car il est vrai que le berger pense beaucoup aux moutons et au bien des moutons ; les choses ne se gâtent qu'à l'égorgement ; mais c'est chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments. Les mères brebis expliquent cela aux agneaux, enseignant la discipline moutonnière, et les effrayant du loup. Et encore plus les effrayant du mouton noir, s'il s'en trouve, qui voudrait expliquer que le plus grand ennemi du mouton c'est justement le berger. « Qui donc a soin de vous ? Qui vous abrite du soleil et de la pluie ? Qui règle son pas sur le vôtre afin que vous puissiez brouter à votre gré ? Qui va chercher à grande fatigue la brebis perdue ? Qui la rapporte dans ses bras ? Pour un mouton mort de maladie, j'ai vu pleurer cet homme dur. Oui je l'ai vu pleurer. Le jour qu'un agneau fut mangé par le loup, ce fut une belle colère, et le maître des bergers, providence supérieure et invisible, lui-même s'en mêla. Il fit serment que l'agneau serait vengé. Il y eut une guerre contre les loups, et cinq têtes de loups clouées aux portes de l'étable, pour un -seul agneau. Pourquoi chercher d'autres preuves ? Nous sommes ses membres et sa chair. Il est notre force et notre bien. Sa pensée est notre pensée ; sa volonté est notre volonté. C'est pourquoi, mon fils agneau, tu te dois à toi-même de surmonter la difficulté d'obéir, ainsi que l'a dit un savant mouton. Réfléchis donc, et juge-toi. Par quelles belles raisons voudrais-tu désobéir ? Une touffe fleurie ? Ou bien le plaisir d'une gambade ? Autant dire que tu te laisserais gouverner par ta langue ou par tes jambes indociles. Mais non. Tu comprends assez que, dans un agneau bien gouverné, et qui a ambition d'être un vrai mouton, les jambes ne font rien contre le corps tout entier. Suis donc cette idée ; parmi les idées moutonnières, il n'y en a peut-être pas nue qui marque mieux le génie propre au vrai mouton. Sois au troupeau comme ta jambe est à toi ». L'agneau suivait donc ces idées sublimes, afin de se raffermir sur ses pattes ; et il avait grand besoin d'être raffermi, car il était environné d'une odeur de sang, et il ne pouvait faire autrement qu'entendre des gémissements bientôt interrompus ; enfin il pressentait quelque chose d'horrible. Mais que craindre sous un bon maître, et quand on n'a rien fait que par ses ordres ? Que craindre lorsque l'on voit le berger avec son visage ordinaire, et tranquille ainsi qu'au pâturage ? À quoi se fier, si l'on ne se fie à cette longue suite d'actions qui sont toutes des bienfaits ? Quand le bienfaiteur, quand le défenseur reste en paix, que pourrait-on craindre ? Et même si l'agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux Je bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d'agneau tout le courage possible. Alors passe le couteau ; alors est effacée la solution, et en même temps le problème. Le 13 avril 1923. Introduction Propos 5 : Encore des moutons Le 12 mai 1923 Retour à la table des matières Poursuivant mes études de la politique moutonnière, où je suis entré en suivant Platon, je venais à comprendre que les moutons ont un grand pouvoir sur le berger, et presque sans limite. Car si les moutons maigrissent, ou si seulement leur laine frise mal, voilà que le berger est malheureux, et sans aucune hypocrisie. Que sera-ce si les moutons se mettent à mourir ? Aussitôt le berger de chercher les causes, d'enquêter sur l'herbe, sur l'eau et sur le chien. On dit que le berger aime son chien, qui est comme son ministre de la police ; mais il aime encore bien mieux ses moutons. Et s'il est prouvé qu'un chien, par trop mordre, ou par trop aboyer, enfin par une humeur de gronder toujours, enlève à ses administrés appétit de manger, d'aimer et de vivre, le berger noiera son chien. C'est une manière de dire que les opinions du troupeau font loi aux yeux du berger, même les plus folles ; et le berger ne s'arrêtera point à dire que les moutons sont bien stupides, mais il s'appliquera aussitôt à les contenter, remarquant le vent, qu'ils aiment, coin,mont ils s'arrangent du soleil, quels bruits ils redoutent, et quelle odeur les jette en panique. C'est pourquoi le berger ne serait nullement hypocrite s'il parlait en ces termes à ses moutons : « Messieurs les moutons, qui êtes mes amis, mes sujets, et mes maîtres, ne croyez pas que je puisse avoir sur l'herbe on sur le vent d'autres opinions que les vôtres ; et si l'on dit que je vous gouverne, entendez-le de cette manière, que j'attache plus de prix à vos opinions que vous-mêmes ne faites, et qu'ainsi je les garde dans ma mémoire, afin de vous détourner de les méconnaître, soit par quelque entraînement, soit par l'heureuse frivolité qui est votre lot. Vous n'avez qu'à signifier, dans chaque cas, ce qui vous plaît et ce qui vous déplaît, et ensuite n'y plus penser. Je suis votre mémoire et je suis votre prévoyance, qu'on dit plus noblement providence. Et si je vous détourne de quelque action qui pourrait vous réduire, comme de brouter l'herbe mouillée ou de dormir au soleil, c'est que je suis assuré que vous la regretteriez. Vos volontés règnent sur la mienne ; mais c'est trop peu dire, je n'ai de volonté que la vôtre, et enfin je suis à vous ». Ce discours est vrai et vérifié. Ainsi qui voudrait instituer le suffrage universel chez les moutons, par quoi le berger pût être contrôlé et redressé continuellement, s'entendrait répondre que ce contrôle et redressement va de soi, et définit le constant rapport entre le troupeau et le berger. Imaginez maintenant que les moutons s'avisent de vouloir mourir de vieillesse. Ne seraient-ce pas alors les plus ingrats et les plus noirs moutons ? Une revendication aussi insolite serait-elle seulement examinée ? Trouverait-on dans le droit moutonnier un seul précédent ou quelque principe ce rapportant à une thèse si neuve ? Je gage que le chien, ministre de la police, dirait au berger : « Ces moutons ne disent point ce qu'ils veulent dire ; et cette folle idée signifie qu'ils ne sont pas contents de l'herbe ou de l'étable. C'est par là qu'il faut chercher. » 12 mai 1923. Première esquisse Première esquisse Propos 6 : Le radicalisme existe Le 14 mai 1906 Retour à la table des matières Combien d'amis m'ont dit, avant les élections dernières « Les radicaux doivent disparaître, parce qu'ils n'existent pas. Qu'est-ce qu'un progressiste ? C'est un homme qui a horreur du socialisme. Qu'est-ce qu'un radical ? C'est un homme qui a une secrète tendresse pour le socialisme. Cette tendresse est avouée par le radical-socialiste ; il l'avoue, mais il s'en défie. Sont-ce là des opinions ? » Et je me disais, et je leur disais : « Il me semble que le radicalisme existe, comme doctrine politique ; il a pour principe le gouvernement, aussi réel, aussi direct que possible, du peuple par le peuple. Maintenir le suffrage universel loyalement ; assurer le secret du vote ; briser les tyrannies, qu'elles emploient la corruption ou l'intimidation ; assurer le contrôle des Chambres ; soutenir les ministres contre tout ce qui, autour d'eux, cherche à leur faire croire qu'ils sont les vrais maîtres, et à leur faire oublier qu'ils sont les serviteurs du peuple ; écraser les bureaucrates, les intrigants, les marchands de faveurs, les marchands de suffrages ; n'avoir d'autre idéal que la loi conforme à l'avis du plus grand nombre ; il me semble que voilà un beau programme. Et cela ne suppose pas du tout que l'on ait des préférences pour le collectivisme, ou pour le communisme ; cela ne suppose pas davantage Un attachement obstiné aux formes traditionnelles de la propriété. Des institutions communistes comme la police, les travaux publics, l'enseignement primaire, peuvent très bien vivre à côté d'institutions collectivistes, comme les postes et l'enseignement secondaire ; et il n'est pas non plus nécessaire, parce que la propriété individuelle est parfois nuisible à l'intérêt général, de supprimer toute propriété individuelle. Parce que l'on rectifie l'alignement des Tues, est-ce une raison pour nationaliser les immeubles ? Non. Point d'utopies. Point de systèmes abstraits. Que chacun vote selon ses intérêts et ses préférences ; le radical soumet d'avance à la loi, quelle qu'elle soit, son idéal, quel qu'il soit. Voilà pourquoi le radicalisme et le socialisme ne se confondent point et ne s'opposent point non plus l'un à l'autre. Le radicalisme a deux ennemis, l'aristocratisme et l'anarchie ; et cela lui suffit pour vivre. 14 mai 1906. Première esquisse Propos 7 : Dogmatisme dans l’action Le 23 octobre 1906 Retour à la table des matières On peut être radical sans être socialiste. Le républicain radical est Un homme à principes, et qui, par suite, n'est pas toujours commode. Son dieu, c'est la loi. Toute son énergie, il l'emploie à courber devant la loi les autres hommes et lui-même. Homme à principes, cela ne veut pas dire homme dogmatique, homme sûr de lui, homme !ligoté dans une doctrine. Le radical est naturellement philosophe ; il sait que toute doctrine est provisoire, et qu'aucun projet n'est à la mesure des événements qui surviendront. Mais cette souplesse d'esprit lui rend-elle l'échine souple ? Point du tout. Il ressemble très peu lui-même à un tyran ; mais contre toute tyrannie, c'est alors qu'il est tyran. Il n'est tyran que pour empêcher, que pour s'opposer aux abus de pouvoir, que pour protéger la liberté des tins contre les empiètements des autres. Il frappe alors à fond, comme il argumente. Si vous lui parlez d'un avenir meilleur, et des destinées lointaines de l'humanité, il vous écoutera, en vous fixant de son oeil clairvoyant ; et les objections ne manqueront pas, parce que, tant qu'il s'agit de théorie, cet esprit prudent veut un système parfaitement construit. Mais déjà son oeil se détourne et brille vers autre chose. Tout son être se ramasse pour une action énergique. C'est qu'il a flairé quelque ennemi de la liberté. Et alors le voilà dogmatique pour l'action, sûr de lui, imperturbable et impitoyable. Oui, dogmatique dans l'action, sceptique dans la réflexion, voilà le radical. Et il y a pou de radicaux. Beaucoup trouvent -plus commode d'être, tout au contraire, dogmatiques en théorie, et sceptiques dans l'action. Ceux-là peuvent être socialistes, ils ne sont pas radicaux. 23 octobre 1906. Première esquisse Propos 8 : Les deux bouts de la chaîne Le 6 août 1906 Retour à la table des matières En France, il y a un très grand nombre d'électeurs radicaux, un certain nombre de députés -radicaux, et un très petit nombre de ministres radicaux ; quant aux chefs de service, ils sont tous réactionnaires. Celui qui a bien compris cela tient la clef de notre politique. Cela forme comme une chaîne tendue ; à l'un des bouts tirent les électeurs, par vigoureuses secousses, à l'autre bout résistent les bureaucrates, leurs mille pieds incrustés dans le sol ; les députés et les ministres sont entre deux, et suivent les mouvements de la chaîne ; ils sont comme assis dessus, et fort mal à l'aise dès qu'on la secoue ; parfois même ils tombent assez rudement. Les plus habiles sont ceux qui se laissent allier, comme au roulis et au langage ; et, tant qu'ils ne se raidissent pas, ils ne trébuchent point. Considérez les récentes discussions au sujet de la loi sur l'assistance. Le pouvoir bureaucratique décide que la loi ne sera pas appliquée ; pourquoi ? Parce que des économies sont nécessaires, et que celle-là ne coûte rien aux bureaucrates. Aussitôt ministres de suivre le mouvement, et avec autorité. Mais aussitôt l'électeur tire sur la chaîne, de toutes ses forces ; les bureaucrates glissent, sont traînés, perdent du terrain ; et les ministres de suivre le mouvement, toujours avec autorité. Il y a pourtant une autre manière d'être ministre et de Tester ministre, c'est de se mettre avec l'électeur, de tirer vigoureusement et d'entraîner députés, bureaucrates et tout. C'est ainsi que la Séparation a été faite. Voilà pourquoi le « Petit Père », méprisé des bureaucrates, et secrètement maudit par beaucoup de députés, n'a pourtant laissé le pouvoir que lorsqu'il l'a bien voulu. Et voilà pourquoi aussi je persiste à croire que Pelletan, malgré son échec à la commission du budget, malgré toutes les coalitions formées contre lui, malgré ce que les bureaucrates inventent à son sujet, et ce que les députés colportent, est plus que jamais une puissance ; et on le verra bien. 6 août 1906. Première esquisse Propos 9 : Le peuple tire Le 26 avril 1910 Retour à la table des matières Un ami m'écrit pour me dire « que je parle des radicaux un peu trop en optimiste, et qu'ils sont trop nombreux maintenant pour bien suivre leurs principes ». Qui ne le voit ? Le pouvoir corrompt tous ceux qui y participent. Il est clair que les radicaux se sentent trop puissants, trop sûrs d'eux pour ne pas être saisis parfois d'un peu de l'ivresse tyrannique. Sans compter que beaucoup d'entre eux, sans doute, ont été poussés au rouge vif par le mouvement populaire, sans lequel ils ne pouvaient rien ; et ceux-là voudraient bien, après avoir salué une bonne fois les principes, gouverner selon leur orgueil, et jouer les Louis XIV pour leur part. Tous ont un penchant à considérer leur pouvoir et leur importance comme inhérents à leur propre personne, et à mépriser un peu cette masse électorale, qui les a pourtant faits ce qu'ils sont. Représentez-vous un Empereur, au lendemain d'un plébiscite ; comme il oublierait aisément la puissance populaire, ou plutôt comme il la sentirait incarnée en lui, coupée pour toujours de la souche originelle ! Et comme il s'entendrait à gouverner contre le peuple, au nom du peuple ! Plus d'un radical, et parmi les meilleurs, est monnaie d'empereur en cela. Quand je pense aux radicaux avec confiance et amitié, quand je dis qu'ils forment un -noble parti, c'est aux électeurs que je pense, bien plus qu'aux députés. Et, dans les électeurs radicaux, je mettrais, quoi qu'ils puissent dire, une grande partie de ceux qui votent pour les socialistes, une grande partie aussi de ceux qui votent pour les modérés. Car je vois qu'ils votent principalement contre la tyrannie, contre l'injustice, et pour affirmer la souveraineté du peuple. Pour les socialistes, c'est assez évident ; et il n'y aurait aucun doute là-dessus, s'ils s'expliquaient plus clairement sur la propriété individuelle ; car, dans le fond, ils ne veulent que l'assurer à tous ceux qui produisent. de façon que cet instrument de liberté ne devienne pas l'arme d'un petit nombre de tyrans. Et qui penserait autrement là-dessus ? Quelques gros manieurs d'affaires et manieurs d'hommes, ou quelques grands seigneurs qui se croient des demi-dieux ; tous gens qui, remarquez-le bien, s'ils mettaient sur les affiches ce qu'ils pensent, n'auraient pas, sans corruption et sans contrainte, trois cents voix par circonscription. C'est justement ce qui me fait dire qu'il y a encore bien plus de radicaux qu'on ne croit. L'électeur radical est plus radical que son député ; mais l'électeur progressiste est bien moins modéré que son député. Presque tous sont d'accord pour vouloir la paix sans humiliation ni abaissement, des impôts répartis selon la justice, des dépenses utiles et strictement contrôlées ; ils ne disputent que sur les moyens. Quant à ceux qui veulent le pouvoir d'un seul ou d'un petit nombre, sans contrôle, et que les rois de l'or soient aussi rois du pays, et enfin, que les militaires et les gros banquiers décident à leur gré de la paix ou de la guerre, ceux qui veulent cela sont négligeables en vérité. De sorte que ces élections sont, une fois de plus, un lent, tranquille et formidable mouvement contre l'inégalité et pour la justice. 26 avril 1910. Première esquisse Propos 10 : La République toujours en péril Le 15 octobre 1912 Retour à la table des matières « Admirable régime, disait un réactionnaire. De voire aveu même il est continuellement en péril ; vous pissez voire temps à le défendre. Vous le fondez sur l'opinion, et dès qu'une opinion court dans le pays, vous criez que tout est perdu. Vous le fondez sur le suffrage universel, et dès que l'on veut organiser le suffrage en quelque sorte mathématiquement, vous dites que c'est la mort de la République. Mais laissez donc vivre ce malheureux pays ; laissez-le s'agiter et se retourner selon sa nature. Ou bien convenez que la République est le moins stable, et le, moins naturel de tous les gouvernements. » Il est très vrai que la tyrannie est en un sens le plus naturel et le plus stable des gouvernements, par ce pouvoir qu'elle a et qu'elle exerce de se maintenir par l'action même des pouvoirs publics. Un tyran tient la police, les fonctionnaires, les journaux, et, en général, tous ceux qu'il paie. Ainsi toutes les forces du peuple se retournent contre le peuple. Bref la lutte contre la liberté s'accorde très bien avec la fonction de gouvernement. Ce fut toute l'histoire pendant des siècles. La République, au contraire, est nécessairement travaillée, et déchirée quelquefois, par une opposition formidable, qui place son camp retranché dans le pouvoir même. Ce n'est pas par hasard que le pouvoir d'administrer s'est tant de fois changé en tyrannie. Tout pouvoir craint le contrôle et la critique. Il n'est guère de ministre, il n'est point de directeur qui ne se plaigne vingt fois par jour d'être jugé par des épiciers, des cordonniers, des terrassiers. Un ministre des affaires étrangères joue sa partie d'échecs contre les chancelleries étrangères ; il s'y passionne ; je suis même disposé à croire qu'il travaille pour la grandeur de la Patrie en même temps que pour sa propre gloire, car les cyniques sont plus rares qu'on ne croit, et les passions sont toujours assez éloquentes. Mais pendant qu'il pousse les petits pions, imaginez sa colère si le bois se met à vivre, à penser, à résister. Les mêmes effets se font voir, en petit, dans une administration, dans un département, dans un bureau de poste, dans une école, avec cette aggravation que le chef est en même temps un subordonné sur lequel s'exerce un pouvoir vraiment royal ; il se sait responsable, il voudrait en échange être libre et maître dans son domaine. Dans l'armée, encore pis, car le pouvoir console de l'obéissance ; aussi comment accepter ce pouvoir de l'inférieur, qui s'exerce par réclamation, dénonciation, discussion publique ? Au temps des fiches, on trouva pour cette revendication des droits contre les pouvoirs le mot admirable de délation. Aujourd'hui on n'ose pas dire, dans les mêmes cercles, que les parlementaires sont des délateurs publics, mais on le pense assez. De là une colère sans fin contre les parlementaires, justement parce qu'ils font leur métier, qui est de tenir les pouvoirs en bride, au nom des citoyens. De là des calomnies infatigables, non sans une espèce de sincérité, mais non sans une confusion d'idées dangereuse ; car on prend exemple de quelques parlementaires sans scrupules, et il n'y en a pas tant, mais on vise en réalité par-dessus tout ceux qui sont laborieux et incorruptibles. En peu de mots la République a ses propres pouvoirs contre elle ; voilà pourquoi elle peut être dite moins naturelle en effet que le cyclone, le choléra ou la tyrannie. 15 octobre 1912. |
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