Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut





télécharger 48.76 Kb.
titreParce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut
date de publication17.10.2016
taille48.76 Kb.
typeDocumentos
m.20-bal.com > loi > Documentos
Plaisir au Spantik (7027m, été 2002)

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut plus dire survivre et ne passe plus par l’exploit et l’immolation d’une partie de soi-même. Pour autant, les mêmes images défilent sans cesse dans ma tête : cette neige blanche immaculée, ce ciel bleu profond, cette lumière crue et transparente, cet oxygène raréfié… Le souffle court, le léger vertige, la joie sauvage… Les porteurs, les gros bidons bleus, la marche d’approche… L’attrait de l’altitude et de l’ambiance d’expédition demeure aussi fort. Le temps exécrable de l’an passé au Gasherbrum n’a pas satisfait mon appétit. Je veux un retour en altitude.

 

Culminant à 7027 mètres, le Spantik semble très abordable comparé aux sommets de plus de 8000 mètres tentés à trois reprises. 7000 mètres, c’est mille mètres de moins. Beaucoup plus de personnes atteignent cette altitude. C’est presque normal. Il n’y a pas de pression négative. Y aller pour soi, pour l’autre, pour se faire plaisir, pour vivre l’essentiel : donner et partager.

Pakistan, terre d’Islam, pays d’hommes mais surtout pays de montagnes et de démesure. La nature à l’état brut, minérale. Pakistan, pays de sourires et de disponibilité qui m’avait laissé l’an passé des souvenirs indélébiles : il fallait y retourner pour vérifier que je n’avais pas rêvé.

Le groupe se retrouve à l’aéroport. Un guide et sept participants sont sur la ligne de départ, dont cinq Français et un couple belge. L’an passé, j’ai vu le Spantik depuis le village de Karimabad. J’ai lu le livre de V. Saunders, auteur de la première ascension du sommet par la voie du Golden Pillar. 8000 pieds d’une traite : une voie de fous, répétée une seule fois par des Français en 2000. Je me contenterai de la voie normale…

 

Je redécouvre la Karakorum Highway et ses premiers kilomètres verdoyants puis l’avènement du règne minéral,  les pauses pour photographier le Nanga Parbat et le point de jonction des trois chaînes de montagnes du Pakistan. La route est interminable, la nuit tombe, le sommeil guette. Les phares éclairent les abricotiers sur le bord de la route. Enfin, Skardu.

 

Trois heures de jeep le lendemain mènent à Chutran, point de jonction entre les vallées d’Arandu et d’Askole, cette dernière conduisant au Baltoro. Une demi-heure de jeep conduit ensuite à des sources d’eau chaude où nous arrêt baignade est écourté par la température trop élevée de l’eau du bassin ! La route devient ensuite difficile, très rocailleuse et disparaît sous l’eau par endroits. Le chauffeur fait preuve d’une magnifique dextérité. Nous remontons des gorges et débouchons finalement sur une vallée très verte, fermée par un gros sommet neigeux du groupe des Haramosh, longé à son pied une grosse langue glaciaire totalement recouverte de pierres : le Chogo Lungma Glacier. Là se trouve le bout de la route, au village d’Arandu, au pied du glacier. La traversée en jeep d’un torrent relativement fourni pose la dernière difficulté. La moitié du village attend, les hommes cherchant du travail en tant que porteurs et les enfants nous dévisageant avec curiosité.

 

Par un temps maussade, nous progressons le long d’un long glacier ou sur sa moraine. Le chemin est relativement aisé, en faux plat montant. Tant mieux pour la chèvre qui va nous accompagner jusqu’au camp de base où elle sera sacrifiée pour satisfaire notre appétit de viande pendant la durée de l’ascension! La dernière étape consiste en une promenade au milieu du glacier, avec le passage de crevasses faiblement ouvertes et de ponts de neige qui tiennent encore en ce début de matinée. Devant nous, la chèvre semble moins vaillante qu’au départ mais progresse encore courageusement.

 

Nous montons la barre de rochers qui domine le glacier pour établir le camp de base sur un replat sur l’éperon. A 4575 mètres d’altitude, il y a de l’herbe et des fleurs ainsi que de l’eau de fonte pour la cuisine. Aidés par une expé de Pakistanais arrivés avant nous et qui nous prêtent très gentiment main-forte, chacun contribue à creuser une terrasse pour monter les tentes des membres de l’expédition. La tente-mess et la tente-cuisine sont montées après un travail extraordinaire de gros œuvre. En quelques heures, le camp de base est installé.

Après une journée de repos, nous montons au camp 1 porter des affaires personnelles, les réchauds, du gaz et de la nourriture d’altitude. L’itinéraire de montée est raide, empruntant un pierrier heureusement encore largement recouvert de névés. L’ensemble suit le fil d’un éperon, par endroits aérien. A cette altitude, en début d’acclimatation et portant un sac bien chargé, l’expérience du terrain mixte se révèle salutaire.

 

Deux heures pour gagner le camp 1, voilà un horaire très satisfaisant pour une première acclimatation. Les Pakistanais ont fait un travail herculéen pour établir leur camp composé de trois tentes dômes et d’une tente-mess avec cuisinier à demeure. Ils s’attellent à la construction de plates-formes. Travaux édifiants, étonnants : deux tentes vont pouvoir ainsi être montées sur ce perchoir, véritable nid d’aigles. Le site est magnifique : le rognon rocheux sur lequel nous sommes marque le début d’une arête séparant deux vallées aux glaciers immenses. C’est cette même arête que nous emprunterons plus tard pour gagner les camps d’altitude et finalement le sommet. Ce dernier demeure invisible, le temps étant couvert.

Chaque membre de l’expédition arrive, l’un après l’autre, dépose ses affaires sur une des deux plates-formes qui accueillent les tentes, puis s’apprête à redescendre. Notre guide Christian, les guides locaux Ali et Azraf sont partis pour le camp 2 pour y monter du matériel. Je décide de les attendre avant de descendre à mon tour. Après avoir essuyé un grain de neige à l’abri d’une tente, je passe l’après-midi avec les Pakistanais à guetter à la jumelle les progrès de leur équipe de pointe et à répondre aux appels radio de Christian. Mudjahid, un des chefs de l’expédition pakistanaise, me parle de ses expériences européennes et notamment britanniques. Comment fait cet homme pour passer six mois à Londres puis revenir adopter le style de vie moyenâgeux des campagnes pakistanaises ? Comment gère-t-il un tel contraste ?

 

A la jumelle, nous voyons que les Pakistanais ont posé les cordes fixes. Ils indiquent par la radio qu’il y a beaucoup de vent. Ils s’arrêtent donc à 6050 mètres et y montent un camp provisoire. Ils pousseront demain vers le sommet, si le temps le permet. Soudain, tous les Pakistanais présents au camp 1 chantent en chœur comme le sommet se dégage. La lumière prend les couleurs chaudes du pré-couchant : belle ambiance, merveilleux moments passés cet après-midi à 5073 mètres.

Deux jours plus tard, après un repos au camp de base, nous empruntons l’itinéraire vers le camp 2, une longue balade sur l’arête parfois cornichée. Le temps est beau, les vues magnifiques. La neige est bien tassée dans la trace du fait des nombreux passages des Pakistanais. Notre progression, encordés, s’en trouve facilitée. Entre de fréquentes pauses et les vacations radio toutes les demi-heures avec les autres cordées et Christian, derrière nous, je désespère d’arriver jamais au camp 2. Il faut pourtant prendre son mal en patience : je décide de profiter de cet itinéraire magnifique. L’arête est plus ou moins effilée selon les endroits, les corniches plus ou moins marquées. Les bosses se succèdent les unes aux autres et  l’ensemble forme un parcours infiniment esthétique.

Christian indique par radio que le camp est juste derrière une dernière grosse bosse. En effet, nous apercevons bientôt trois tentes plantées sur une énorme corniche dont la fracture est en amont ! Le temps se dégrade fortement, la neige arrive. Nous nous calfeutrons dans les tentes.

 Zéro degrés ce matin à l’extérieur des tentes. La nuit a été mouvementée, le terrain n’étant pas totalement plat… Le plafond est très bas et il y a un rideau noir de pluie sur la vallée. Nous attendons avant de décider de monter. Un peu plus tard, les départs s’étagent. La visibilité est réduite à moins de trente mètres, il neige faiblement. Je monte aujourd’hui avec Christian : la progression est régulière et nous rattrapons les cordées parties avant nous. La visibilité ne s’améliore pas. Nous croisons des Pakistanais qui descendent du sommet. L’un d’eux n’a pas du mettre assez de crème pour protéger ses lèvres.

 

Nous atteignons le début des cordes fixes 1h30 après avoir quitté le camp 2. Deux cents mètres de dénivelée, environ trois cents mètres de cordes à remonter dans des marches qui ne sont pas à la hauteur réglementaire. Avec le brouillard qui nous entoure, on n’y voit goutte. Nous enclenchons le jumar. C’est un simple escalier à monter. Pied droit, pied gauche, puis on répète le mouvement. J’essaie de garder un rythme régulier, de grimper sans arrêt ni à-coups. Entre mes jambes, je vois Azraf qui me rattrape, suivi par Ali. Je m’écarte de la trace et les laisse passer. La visibilité ne s’améliore que lorsque nous arrivons au camp 3. Je n’ai pas de maux de tête, ma respiration est normale : tout va très bien. Il aura fallu entre 3h et 4h30 selon les participants pour aller du camp 2 au camp 3.

 

La météo s’est bien améliorée pendant que nous nous installions, mais les nuages, le brouillard et la neige reviennent. Nous nous réfugions dans les tentes ; il ne fait pas froid. Tout le monde a l’air en bonne forme ; pour certains, cette forme est même meilleure qu’hier. Nous restons dormir à cette altitude d’environ 6000 mètres, avant de redescendre au camp de base pour récupérer, puis lancer la tentative vers le sommet. C’est notre dernière nuit d’acclimatation.

Cette année, les Pakistanais nous ont ouvert la voie du sommet. En cas de météorologie acceptable, nous n’aurons aucune excuse d’échouer. Ai-je la pression vis-à-vis des tiers et d’un entourage qui a besoin de réussite tangible pour comprendre mon entêtement à retourner en altitude ? Après trois échecs sur des sommets de plus de 8000 mètres, ai-je une pression vis-à-vis de moi-même ? L’expédition n’a pas été physiquement ou moralement exigeante jusqu’à présent. Je sais que j’ai de la réserve. Je sais qu’il en faudra pour tenir le coup au-dessus du camp 3. On se doit de réussir au moins une partie de ce qu’on entreprend. On se rassure soi-même. J’ai besoin de cette assurance pour être bien avec moi-même et entretenir des rapports équilibrés avec les autres. Ramener le sommet est le moyen de faire taire les critiques et justifier a posteriori le choix. Le sommet est donc presque une nécessité, même si je n’en prends conscience qu’aujourd’hui et exprimais même l’avis contraire il y a quelques jours.

 

La pluie se met à tomber dans l’après-midi puis se transforme en déluge. Depuis le matin, le vent est très fort. Le plafond de nuages est descendu petit à petit. La pression descend, selon les altimètres : est-ce une vague de mauvais temps qui s’installe pour plusieurs jours, comme les Pakistanais en ont connu avant notre arrivée ? J’espère ardemment que non. Nous avons besoin de quatre jours d’autonomie pour tenter le sommet.

 

Un matin, le camp de base se réveille sous la neige, le moral un peu miné par l’incertitude. Départ, pas départ ? Je ne suis pas très motivée, sceptique sur le timing : la pression me paraît être sur la bonne voie mais encore insuffisamment remontée. D’autres membres de l’expédition sont très motivés, lassés d’attendre. L’horizon s’éclaircit vaguement, ce qui semble donner le signal du départ. Les premiers s’ébranlent vers 10h15. Christian et moi ne sommes pas pressés. Les Pakistanais sauf Ali et Azraf quittent la montagne et redescendent dans la vallée. Nous les saluons puis nous mettons en route. Le regroupement de l'expédition a lieu au camp 1. Pendant la montée au camp 2, la neige tombe à nouveau, dru. Le vent se lève, phénomène habituel sur une arête. Le brouillard limite la visibilité à une vingtaine de mètres. Tout ce que j’adore. Je peste contre les enthousiastes du matin : pourquoi n’avez-vous pas voulu attendre ?

 

Je progresse à un rythme lent qui convient à mon compagnon de cordée et ne me ralentit pas tant que cela. Je n’ai pas envie. Je souffle, je peste. Je râle. Je n’en veux pas. Je n’ai pas de volonté aujourd’hui, pompée par les contrariétés de ces derniers jours. Malgré le vent, je dois avancer. Partis tard du camp 1, nous allons arriver en début de soirée au camp 2. Il fera froid. Beûrk. Froid, vent, neige tourbillonnante. Devant nous, Christian fait la trace avec Ali derrière lui, pas assez fort physiquement pour prendre le relais. Avancer, pas après pas. Mettre un pied devant l’autre. Il n’y a rien d’autre à faire. Je donnerais cher pour éteindre l’interrupteur du vent, sinon celui de la neige. Les minutes passent, le temps est comme suspendu. Il faut progresser, sans même avoir l’idée de l’endroit où nous sommes. Je crois reconnaître le début de la longue arête, mais je me trompe : nous n’y parvenons que plus tard. Finalement, le vent se calme. Puis la neige. Ouf. C’est quand même beaucoup plus facile ainsi. Nous n’avons qu’à nous battre contre l’altitude et non contre les éléments.

 

Nous parvenons à la dernière grosse bosse. Christian termine la trace, nous criant de passer une cordée après l’autre puisqu’il craint la présence d’une plaque à vent. Un rayon de soleil salue notre arrivée au camp 2. Nous dégageons les tentes au tiers ensevelies par le mauvais temps des derniers jours. Vingt à trente centimètres de neige se sont accumulés en moyenne, davantage par endroits. Il faut refaire les absides et en parallèle allumer les réchauds. Christian me donne l’idée divine d’une bouteille en plastique remplie d’eau bouillante au fond du duvet pour réchauffer les pieds froids : fantastique !

Vacation radio de 6h avec Azraf au camp de base. Christian hésitait hier à attendre une journée de repos que la neige transforme et la montagne se purge. En voyant le beau temps ce matin, il décide de monter au camp 3. L’idée est d’exploiter les courts créneaux météorologiques et de se mettre en position de tenter le sommet. Juste après l’arrivée des premiers rayons du soleil, la température extérieure est de moins huit degrés. Nous nous réveillons doucement avec un objectif de départ pour 9h. Il faut s’extraire du confort douillet du duvet, mettre en marche le réchaud, avant de se replonger avec satisfaction dans les plumes en attendant que l’eau fonde. Christian part devant pour continuer à faire la trace ; ses premières vacations radio sont optimistes sur la quantité et l’état de la neige.

 

Départ effectif des différentes cordées vers 9h15. Je m’encorde avec le même compagnon qu’hier et nous suivons les pas de Christian. La neige porte relativement bien sauf au passage d’une corniche où je m’enfonce jusqu’à la taille. Il faut s’extraire du trou, ce qui n’est pas facile et fait beaucoup rire les autres. A un rythme lent mais raisonnable à cette altitude, nous gagnons les cordes fixes. J’accroche mon jumar et m’élance. La trace est meilleure que la dernière fois parce que n’ayant pas encore été empruntée à la descente. Je mets une heure pour gagner le bout des cordes fixes, et cinq minutes de plus pour le camp 3. Trois heures au total depuis le camp 2. Ici aussi, il faut dégager les tentes. Les pelles à neige étant introuvables, nous utilisons les gamelles de réchauds jusqu’à ce que je déneige une pelle par hasard. Des mètres cube de neige sont évacués. Une tente qui n’avait pas été bien fermée est inondée.

 

Tout le monde se couche tôt pour se reposer au maximum : le départ est prévu à deux heures du matin si la météorologie est favorable. Pour le moment, le ciel est clair et la température plutôt fraîche.

 « Bonjour tout le monde ! Réveillez-vous, il est une heure du matin ! C’est l’heure, départ dans une heure ! »

J’avais la montre de Christian sur l’oreiller pour être sûre d’entendre l’alarme. L’intérieur de la tente est recouvert d’une épaisse couche de givre : il y fait moins 11 degrés. Nous préparons un thé rapidement. Le bonnet, la doudoune, quelques vivres de course pour la journée et la gourde : nous partons légers. La pente immédiatement au-dessus du camp 3 est très raide et nous la négocions en première vitesse : les premiers instants sont parmi les plus importants.

 

La pente s’adoucit ensuite légèrement mais reste sérieuse. Nous faisons des zigzags pour rejoindre les cordes fixes et passer une grosse crevasse, puis traversons une pente soupçonnée d’être couverte par une plaque à vent. Ces passages se négocient cordée par cordée, le message étant transmis par chaque cordée à la suivante, le tout à une lenteur exaspérante. Je commence à me refroidir sérieusement. J’ai beau bouger les bras et taper des pieds, faire de grands moulinets, rien n’y fait : les pieds deviennent insensibles et les mains souffrent régulièrement de l’onglée.

La plaque à vent franchie, nous passons un replat suivi d’une montée régulière. Les cordées changent : Christian part en tête avec Ali et Azraf pour faire la trace, nous suivons par cordées de deux ou trois personnes. Je sombre dans une légère somnolence en veillant à mettre un pied devant l’autre. Le froid semble s’intensifier, et m’empêche de s’endormir comme cela était arrivé au Kilimandjaro. Les ombres se suivent dans la nuit froide. En haut de la pente, nous trouvons l’immense plateau qui doit nous mener au pied du sommet, cinq cents mètres restant alors à gravir. J’ai l’impression d’avoir des baquets de ciment solidifié à la place des pieds ; je ne sens plus rien. Le froid engourdit également l’inquiétude que je pourrais nourrir à ce sujet. Je progresse comme une automate, regardant à peine de temps en temps le paysage éclairé par la pleine lune qui nous éclaire depuis le camp 3 et nous permet de nous passer de frontale en pleine nuit. Je dois être patiente : le jour va se lever, avec lui le soleil qui réchauffera l’atmosphère. Je suis convaincue que nous nous plaindrons de la chaleur dans quelques heures. C’est juste un sale moment à passer.

 

Devant moi, Christian, Ali et Azraf se relaient pour faire la trace et s’arrêtent fréquemment. Ils repartent quand j’approche. Un petit jeu qui m’amuse et me stimule un moment mais auquel finalement je ne prête qu’une attention limitée tant je suis maintenant concentrée à lutter contre le froid. J’imagine à présent le pire : les pieds gelés, ne pas pouvoir rentrer à pied mais à dos de porteur… Le cirque, quoi… J’essaie de remuer les doigts de pied, en vain. Il n’y a pas assez de place dans la chaussure ou bien je n’ai plus de sensibilité dans les orteils, je ne sais pas. Je sais simplement que j’ai très froid.

Les couleurs s’éclaircissent peu à peu. Nous traversons toujours cet interminable plateau quand la nuit cède la place à l’aube et son petit coup de fraîcheur supplémentaire. La lune, pleine, est encore là. Puis le soleil se lève et allume les plus hauts sommets et le Spantik. Nous arrivons au camp 4 des Pakistanais, à 6500 mètres, au pied du très gros dôme neigeux que constitue le sommet. Les Pakistanais ont laissé une tente à notre intention. Christian décide que nous allons opérer un regroupement et que nous allons faire fondre de l’eau. Il rentre dans la tente avec Ali et Azraf ; ce dernier s’endort instantanément. Christian allume des réchauds. Nous attendons dehors en tapant des pieds et se remuant pour conserver un peu de chaleur. Le soleil nous atteint au bout d’une vingtaine de minutes ; il est voilé et ne nous apporte que peu de réconfort.

 Trois quarts d’heure plus tard, nous avons chacun avalé en moyenne six gorgées d’eau et perdu une quantité considérable d’énergie à tenter de maintenir un peu de chaleur dans notre organisme. Malgré la présence du soleil, il fait encore moins quatorze degrés. Je demande à Christian si on ne ferait pas mieux de continuer. Il me propose de rentrer dans la tente. Je refuse parce que je ne suis pas la seule à souffrir du froid : toutes les personnes dehors sont dans le même cas. Il est 7h30, cela fait une heure que nous faisons le planton hors de la tente. Nous tentons de grands mouvements en chantant la chanson du film « les Bronzés font du ski » :

 

« Quand te reverrai-je, pays merveilleux, … ».

Vingt minutes passent encore. Il fait toujours aussi froid dehors, nous avons bu trois gorgées supplémentaires. Je conjure Christian de repartir, mais il me demande de rentrer dans la tente. Inquiète pour mes orteils, je m’exécute. Quelqu’un m’aide à enlever les chaussures parce que je n’y arrive pas toute seule, ne sentant rien en dessous de la cheville. Une fois dans la tente, j’enlève chaussons et chaussettes et teste la sensibilité des différentes parties. Les deux pieds sont blancs jusqu’à la cheville et quatre orteils demeurent insensibles à toute sollicitation : je les frappe, les pince, sans rien sentir. Ces orteils sont en cours de gelure. Je commence un massage dynamique pour ramener la circulation. Ali sort de la tente. Azraf s’est réveillé et trouve une place en face de moi. Il me propose de placer mes pieds dans sa doudoune sous ses aisselles : je m’exécute avec gratitude. Christian, un peu inquiet, demande à chacun de défiler dans la tente pour vérifier l’état des petits petons. Pas de dégâts au final, même si l’un d’entre nous fait un sketch en lui disant qu’il a peur de continuer s’il doit y perdre ses orteils, qui, en l’occurrence, sont tout roses !

 

Christian repart avec les autres. Je continue de mon côté mon traitement : après quarante-cinq minutes de massage actif et de réchauffage dans la doudoune, les orteils sont devenus marbrés : une couche rose est entourée de deux couches blanches. Joli, welcome back! Je remets les pieds dans la doudoune d'Azraf, qui se rendort. Les autres repartent, cheminant par une traversée vers une grande pente qui devrait nous conduire au sommet. Nous travaillons encore trois quarts d’heure pour rendre une belle couleur rose à mes orteils.

 Il est 9h30 quand, pieds réchauffés, je quitte le camp avec Azraf. Nous avons trois quarts d’heure de retard sur les derniers du groupe. Comme à son habitude, Azraf progresse vite et irrégulièrement. Nous rattrapons une cordée. Puis nous grattons deux autres personnes, et les autres sont en vue ! Nous les rejoignons au moment de la pause collective marquée par Christian qui a fait la trace seul puisque Ali est trop fatigué pour mener. Nous mangeons et buvons. Le sommet semble en vue et proche, mais dans quel état est la neige ? Jusqu’ici, elle a été très inégale, souvent croûtée, portant parfois, ou bien enfonçant jusqu’au genou sous le poids du leader. Nous sommes à 6810 mètres : il ne reste que deux cents mètres mais ce sont les plus difficiles. 

Nous repartons à 11h30 sous la conduite d'Azraf : bien que perclus de crampes et n’ayant pu avaler aucune nourriture solide depuis deux jours, il n’écoute que son orgueil et sa conscience professionnelle et veut soulager Christian. Il peine, s’enfonce parfois jusqu’à mi-cuisse, mais parvient jusqu’à un îlot rocheux où il s’arrête. Quant à moi, je ne pouvais pas soutenir son rythme haché qui conduit au sur régime. Je me suis décordée et marche seule entre deux cordées. Mes pieds vont bien. Azraf repart en tête en traînant une corde derrière lui : pour cette dernière longueur raide, il pose cinquante mètres de cordes fixes. C’est une jolie longueur de neige blanche immaculée ressortant sur des rochers de couleur ocre, sur fond de ciel bleu. Nous souffrons effectivement maintenant de la chaleur, mais je ne vais pas râler !

 

Je pars derrière Azraf et Christian, les rejoint en haut de la longueur. Nous semblons tenir le bon bout : il n’y a rien droit au-dessus de nous, juste une grande pente à notre droite longeant la corniche sommitale. Jusqu’où va-t-elle, nul ne sait le prédire. L’altimètre n’est pas assez fiable, à quelques dizaines de mètres près. Mais ce sont ces dizaines qui comptent !

Christian repart le premier. Concentrée sur le fait d’avancer un pas après l’autre, j’aperçois dans la neige son inscription destinée à nous encourager : 7000 mètres, dixit l’altimètre ! Allons, le sommet ne saurait être loin ! Pente après pente, ressaut après ressaut, j’ai perdu Azraf de vue. J’appelle, personne ne répond. Je me retourne vers Ali et Ali, non loin de moi en contrebas, et leur fais un signe résigné : je ne les vois plus, je n’ai pas le sommet en vue !

 

Dix pas plus loin, je vois le sol s’aplanir. Nous y sommes ! 25 juillet 2002, 13h45 : sommet du Spantik ! Je fais encore quelques pas pour rejoindre Christian, que je remercie avec effusion pour son implication et son dévouement personnels. Tout le monde se congratule. Grosse émotion là encore, je suis au bord des larmes en les félicitant. Photos de toutes et tous, avec ou sans drapeau du Pakistan. Qu’un sommet est beau ! Qu’il est heureux de redescendre après avoir atteint le point culminant, et non un camp intermédiaire quelque part sur la montagne. L’effort est récompensé de tenir, de lutter pied à pied pour atteindre l’objectif.Sommet ! 7027 mètres ! Waouh ! Azraf me dira plus tard avoir pleuré, ce qui ne lui arrive jamais. Il a accueilli chacun des membres de l’expédition : félicitations ! La joie de la réussite individuelle et collective. Sommet ! Le symbole d’une réussite, quel que soit le plan sur lequel on place cette réussite. Sommet ! Un classique pour tout alpiniste, mais dont on ne se lasse pas. Ce sommet fait désormais partie de mes plus beaux souvenirs de montagne. Mon premier sommet de plus de 7000 mètres. SOMMET !

Quel bilan puis-je tirer de cette expédition ? J’ai eu une alerte à mes petits petons. J’ai les lèvres et les oreilles brûlées par le soleil, les mains abîmées par des brûlures de réchauds. Mais j’ai la satisfaction d’avoir franchi une étape en harmonie avec mon chemin personnel. Je ne m’étais pas mis trop de pression pour le sommet. Les choses se sont passées de manière relativement naturelle, sans heurts. J’étais dans mon élément. Pas de questions, d’interrogations métaphysiques : tout allait bien pour ce premier sommet à 7000 mètres.

 

Je reviendrai. Pour un autre sommet, une autre expédition, pour la joie de rencontrer et partager des instants de vie avec nos amis pakistanais dont le dévouement, la disponibilité et la bonne humeur se sont une nouvelle fois vérifiés.

similaire:

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconNotes inédites sur les choses policières (1999-2006)
«On fait confiance en la justice, sinon où vit-on ? Ce n'est pas parce qu'ils sont des policiers qu'ils vont être protégés. On vit...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconDémographie, épidémiologie et aspects socio-économiques
«Les vieux sont tous les mêmes» (alors que les différences entre individus augmentent avec l’âge)

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconLes principaux troubles de la marche et de l’équilibre d’origine neurologique sont les suivants

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconCours Docteur Long
...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconBaisse de la libido de nombreux médicaments nuisent à la sexualité...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconMes yeux sont braqués sur les étoiles, comme si je voulais m’envoler pour les atteindre

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconMichael Hoffman L’Auberge du Sanglier Noir Traduit de l'allemand...
«Initiation au jeu d'aventure» et bien connaître le Livre des Règles. Ces préalables sont particulièrement nécessaires pour le Maître...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconJ’ai écrit ce texte en pensant que cette histoire intéresserait mes...
«Google» (surtout sur «Wikipedia») les événements historiques et leurs dates, les édits du gouvernement de Vichy contre les juifs,...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconUn parcours de questions éthiques au xxième siècle Ethique, commerce et consommation
«faire du chiffre». Les entreprises elles-mêmes sont prises dans un engrenage où leur survie dépend de leur chiffre d’affaire. Où...

Parce que l’aventure au Gasherbrum 2 m’a apporté un nouvel équilibre, j’ai révisé mes ambitions à la baisse. Les envies ne sont plus les mêmes, vivre ne veut iconRapport annuel 2012 Martinique
«L’attention aux personnes en situation de handicap est un marqueur de la société. En les intégrant dans l’emploi, elles nous révèlent...





Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
m.20-bal.com