Colloque - Hommage à l’écrivain
Mohammed Dib
Maison de l’Amérique latine
217, Boulevard Saint-Germain 75007 Paris
24 Septembre 2013
|

|

|
Sous le parrainage de Yamina Benguigui, Ministre déléguée chargée de la Francophonie
En collaboration avec l'Institut français et avec le soutien de la Maison de l'Amérique latine
Sous la direction scientifique de Abd El Hadi Ben Mansour, Université de Paris IV-Sorbonne
Mohammed Dib intellectuel et écrivain dans la décennie noire :
La Nuit sauvage et les formes de l'engagement.
Tristan Leperlier Communication du 24 septembre 2013 Hommage à Mohammed Dib
La notoriété de Mohammed Dib se fonde originellement tout à la fois dans son écriture et dans son engagement intellectuel. Ses romans des années 1950 ont été reconnus, tant par lui que par la critique, comme une littérature engagée. Il aurait ensuite abandonné cette démarche. Son engagement dans les années 1990, peu évoqué par la critique, relève-t-il de la rupture ou de la continuité ? Nous pourrions montrer, par l’étude que nous avons faite de ses entretiens et de ses articles qu’il a donnés tout au long de sa vie, que l’idée développée dans
Le Figaro littéraire en 19641, et souvent reprise par la critique, selon laquelle son engagement
par la littérature aurait été une parenthèse liée aux évènements de la guerre, peut être contredite par bien d’autres entretiens2. Cet entretien accordé à un hebdomadaire reconnu pour son rejet de « l’engagement » doit être replacé dans le contexte de l’illégitimité croissante de cette problématique dans le champ littéraire français, en particulier un an après la publication de Pour un Nouveau Roman qui qualifiait cette notion de « périmée » ; et alors que les représentants de ce mouvement avaient montré leur capacité à concilier la doctrine de l’art pour l’art avec un engagement citoyen, en signant le « Manifeste des 121 » en 1961. On
pourrait cependant montrer que cette question est restée une constante chez lui, et à l’inverse sa négation (en particulier la négation de la dimension politique de sa période « néoréaliste », comme l’a appelée Naget Khadda, par lui-même et sa critique) comme une stratégie de légitimation à certains moments donnés.
Contre Sartre qui avait développé une philosophie de l’engagement détachée de tout contexte national3, sa représentation de la responsabilité est avant tout ancrée dans son lien à la nation. Mohammed Dib ne s’engage pour ainsi dire que lorsqu’il estime que son pays va mal : pendant la lutte anticoloniale, les premières années de la présidence de Boumediène, et 1 Entretien au Figaro littéraire 4 juin 1964 avec Jean Chalon : « Pour plusieurs raisons, en tant qu'écrivain, mon souci, lors de mes premiers romans, était de fondre ma voix dans la voix collective. Cette grande voix aujourd'hui s'est tue… Il fallait témoigner pour un pays nouveau et des réalités nouvelles. Dans la mesure où ces réalités se sont concrétisées, j'ai repris mon attitude d'écrivain qui s'intéresse à des problèmes d'ordre psychologique, romanesque, ou de style… Le temps de l'engagement est terminé… Ou il n’est plus indispensable. »
2 Notamment Témoignage chrétien du 7 février 1958, et L'Afrique littéraire et artistique n°18, aout 1971.
3 Voir Anna Boschetti, Sartre et Les Temps Modernes: Une entreprise intellectuelle, Paris, Editions de Minuit, 1985 ; Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, Paris, Le Seuil, 2011. la « décennie noire »4. Il se sent ainsi responsable de son pays dans les deux sens du terme : à maints endroits dans ses entretiens il présente l’éthos de l’intellectuel guide de son peuple; mais également, de manière peut-être plus originale, il dit porter sur ses épaules la responsabilité des fautes de son pays, comme s’il faisait corps avec lui :
Quand un meurtre est commis là-bas par un autre Algérien, que je le veuille ou non, je partage la responsabilité de ce meurtre. Inconsciemment ou non, les assassins nous font endosser cette responsabilité, et cela nous rend malheureux et honteux d’être Algérien5.
Il ne s’agit pas de réduire les textes de Mohammed Dib à leur dimension politique, comme ne l’a que trop fait, généralement, la critique journalistique. La plupart des critiques ont montré l’irréductibilité de ses textes, même ceux de la « Trilogie algérienne », à une lecture politique6. Considérant cela comme acquis, nous souhaitons pourtant prendre au sérieux ici la dimension proprement politique contenue dans l’une de ses œuvres, La Nuit sauvage7, publié au moment où le conflit entre l’armée et les djihadistes est à son paroxysme, et qui invoque dans sa postface un engagement politique. Paradoxalement toutefois, il nous est apparu que ce texte était difficilement lisible de ce point de vue.
Le propre de l’engagement littéraire étant qu’il se situe à la limite entre le texte et son extérieur, nous interrogerons donc ici l’articulation entre les prises de positions publiques de l’intellectuel (au travers de ses entretiens et articles) qui donnent une idée de la problématique
« intention » de l’auteur ; la réception (par les dossiers de presse de La Nuit sauvage) ; et le texte lui-même. Il s’agira de comprendre comment Mohammed Dib a pu résoudre pour son compte la contradiction, objet de tant de polémiques, entre l’engagement politique et l’inscription dans la « modernité littéraire » et « l’universel ».
L’engagement de l’intellectuel Depuis la mort en 1989 de Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, Mohammed Dib est devenu le doyen de la littérature algérienne, « valeur littéraire indiscutable », voire
« gourou », comme l’écrit Tahar Djaout8. « Porte-drapeau » de la littérature algérienne de
langue française pour certains, il constitue plus largement un lieu de conciliation de l’ensemble du champ littéraire national : parmi les nombreux colloques qui s’organisent au 4 Au regard de ces trois cas, les prises de position en faveur de l’Intifada dans L’Aube Ismaël, et a fortiori sur la traite négrière dans L’Enfant-jazz, font en effet pâle figure.
5 Entretien avec Mohammed Zaoui, El Watan 28 juin 1994.
6 Voir à ce propos Charles Bonn, Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, ENAL, 1988, notamment Chapitre II « Traverser un à un tous les masques du langage ».
7 La Nuit sauvage, Paris, Albin Michel, 1995.
8 Tahar Djaout, «Un après-midi chez Mohamed Dib», Algérie-Actualité, n°1370, 16 - 22 janvier 1992, p. 32. début des années 1990 sur son œuvre, celui proposé par l’association culturelle El-Djahidhia, présidée par l’écrivain arabophone Tahar Ouettar, se tient en 1991 dans les deux langues.
Ce statut éminent explique que ses prises de position sur le conflit, ouvert avec l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, et qui opposait, face aux islamistes armés, partisans de la voie d’abord militaro-policière (les « éradicateurs ») et partisans de la voie d’abord politique (les « dialoguistes » puis « réconciliateurs »), aient été l’objet d’une attente importante. C’est que l’engagement de l’écrivain, qu’il soit militant (auprès du FLN, du
PAGS…) ou non, est une demande sociale forte en Algérie, et tout à fait légitime au sein du champ littéraire9. Elle est même revivifiée dans les années 1980 par des écrivains comme Tahar Djaout ou Rachid Mimouni. Ce dernier s’est engagé très clairement dès 1992 contre les islamistes, à l’instar de Rachid Boudjedra, qui reprochera à Mohammed Dib de ne pas en avoir fait de même10. Au moment de rendre compte de La Nuit sauvage, Mohamed El Yamani écrit: « Il y a des moments où le silence d’un écrivain peut être considéré comme une démission, si ce n’est une lâcheté11. » Si Dib est alors libre de ce reproche, on voit qu’il y échappe de peu.
En effet, ses prises de position publiques sur le conflit arrivent tardivement, et ce n’est que progressivement qu’elles deviennent nettes. S’il semble avoir été plutôt favorable, en privé, à l’arrêt du processus électoral, il marque plus visiblement sa position anti-islamiste en donnant des articles et des entretiens à des journaux à la ligne politique claire, démocrate mais surtout farouchement anti-islamiste : Ruptures en 1993, El Watan en 1994. Il abandonne en 1994 ses droits d’auteur algériens aux familles victimes du terrorisme. Il renforce par la suite
ses positions en faveur de la lutte que mène l’armée contre l’islamisme radical12.
S’il correspond donc bien à l’image de « l’intellectuel » au sens de Christophe Charle, c’est-à-dire celui qui utilise le crédit qu’il a accumulé dans son espace propre (la littérature) pour prendre position dans l’espace public, sa présence discrète sur la scène politique n’en fait pas pour autant un « mage13 » ou un « intellectuel prophétique14 ».
9 L’Algérie ne déroge pas en ce sens à la règle de la plupart des pays nouvellement indépendants, cf : Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
10 « Pendant la période terroriste, il s’est tu et on a alors préféré parler de discrétion de sa part […] Oui, il a évoqué le terrorisme. Il était bien évidemment contre. Mais en sa qualité de citoyen, il n’a pas parlé. », Le Matin
4 mai 2003.
11 Mohamed El Yamani, « Le sacre de MD », Arabies, septembre 1995, p.64.
12 Notamment L’Edj, 26 juin 1997 ou encore Le Nouvel Observateur n°190, 12 avril 2001.
13 Paul Bénichou, Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988.
14 Gisèle Sapiro, « Modèles d'intervention politique des intellectuels, le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales, n°176-177, 2009, p. 8-31. Elle retravaille ici la notion de « prophète » de Max Weber.
La Nuit sauvage : un recueil engagé ?
Engagé, quoique discrètement, dans cette période comme intellectuel, Mohammed Dib semble l’être aussi en tant qu’écrivain. Dans le contexte des condamnations des écrivains dans le monde (Salman Rushdie), de leur assassinat en Algérie (Tahar Djaout le premier), et de la création pour cette raison du Parlement International des Ecrivains en 1993 à Strasbourg, Mohammed Dib publie en 1995 chez son nouvel éditeur La Nuit sauvage, assorti d’une postface très souvent citée :
A quelle interrogation plus grave que celle de sa responsabilité, un écrivain pourrait-il être confronté ? […] cela a-t-il un sens qu’on se répande en écrits et n’ait pas à en répondre ? Pour les avoir écrits et tout bonnement pour avoir écrit. L’Occident aujourd’hui paraît s’être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesques) et responsabilité (morale) […] Qu’il y ait risque à écrire restitue ses lettres de noblesse à la littérature15.
C’est cette question de la « responsabilité » de l’écrivain, rapportée aux violences de l’Algérie contemporaine, qui est le plus évoqué par la critique française, en particulier journalistique, comme André Brincourt du Figaro littéraire (29 juin 1995), Bernard Fauconnier du Magazine Littéraire (septembre 1995), ou Mohamed El Yamani d’Arabies (septembre 1995). Dans Témoignage chrétien (20 décembre 1995), François Desplanques montre que la portée de ce recueil dépasse le cadre de la seule Algérie: « Violences dans l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui : c’est à quoi fait d’abord songer le titre. Mais la sauvagerie n’a pas de frontière et la violence est multiforme ». Et de citer les nouvelles portant sur la Bosnie, ou l’Amérique latine. Cependant il cite également la nouvelle de L’Heureux Fuseux. Or il s’agit précisément d’une nouvelle dans laquelle la violence est singulièrement absente. On remarque donc une distorsion, d’une part entre une critique nécessairement rapide et partielle, et un texte nécessairement plus riche ; mais aussi entre la réception de la postface et celle du texte lui-même.
Mais si la postface porte au pinacle l’écrivain « responsable », elle n’en évoque pas pour autant explicitement l’Algérie, tout juste l’ailleurs de « l’Occident » ; et si l’auteur parle des
« malheurs » qui s’abattent sur une société, il ne la nomme pas. Il cherche ainsi à porter son propos au niveau de l’universel, et d’ouvrir au-delà du politique concret. Si l’on veut donc prendre au sérieux le « risque » évoqué, qui suppose que l’on puisse nettement distinguer une position politique qui le constitue comme ennemi pour certains, on doit se tourner non vers la postface, mais chercher la manière dont Mohammed Dib prend position dans le conflit
15 La Nuit sauvage, op.cit., pp.247-8. algérien au travers de son recueil.
Pourtant sur treize nouvelles, six se situent explicitement en Algérie, et deux seulement placent leur action entièrement dans l’Algérie contemporaine : La Déviation et La Partie de Dé. Cela peut paraitre une bien faible inscription dans l’actualité, pour un recueil que sa postface a permis de décrire comme engagé; d’autant qu’on ne saurait lire dans les autres nouvelles une « littérature de contrebande » ou allégorique en lien avec l’époque contemporaine. Toutefois les deux nouvelles citées ont une position particulière dans le recueil, puisqu’elles encadrent l’ensemble (L’Œil du chasseur ayant un statut particulier). Dans quelle mesure présentent-elles une prise de position politique qui pourrait être rapportée à ses interventions publiques ?
La Déviation Dans La Déviation sont certes évoqués les « barbus […] hypocrites16 », figures typiques dans le discours contemporain ; mais par la voix d’un parvenu dont la richesse est douteuse : les deux figures sont donc renvoyées dos à dos, sans que l’on puisse passer de l’évocation de l’actualité à un discours de type politique. Le titre peut quant à lui renvoyer à l’effroi des faits divers propres à la période, les « faux barrages », induisant un fonctionnement tragique de la nouvelle. Le lecteur sait d’avance qu’elle va mal se finir, notamment par l’emploi de l’ironie tragique :
Et maintenant toute pâle, des mèches sur la figure, la voici [la jeune fille] avec un air d’avoir entrevu la mort, ou son fantôme.
Ben Mrah défiait du regard la barrière dressée en travers de la route. Dans une descente ! Et après un virage ! Pour travaux. C’était criminel17.
Personnage tragique malgré sa condition, Ben Mrah fait ainsi preuve d’hybris, et s’entête sur cette route qui les détourne peu à peu de leur chemin. Mais la volonté de ce passionné de grosses voitures se change progressivement en aboulie, puisqu’il se retrouve
porté par les évènements, « somnambule poussé de l’avant par une force paradoxalement aveugle et presciente à la fois18 », selon un tragique cette fois plus classique qu’antique. L’inquiétude des personnages qui craignent, dans la nuit noire, d’être « égorgés » (p.31), selon la méthode djihadiste décrite là aussi dans les faits divers de l’époque, renforce une lecture tragique inscrite dans l’actualité.
Pourtant ce fonctionnement tragique de la nouvelle semble dans un premier temps déçu,
16 Ibid, p.22.
17 Ibid, p.25.
18 Ibid, 35-36. « dévié » si l’on en croit le titre, puisque le couple arrive finalement dans une famille de paysans qui prennent soin d’eux. C’est pourtant au moment que le lecteur croit avoir été trompé sur la teneur de la nouvelle que rebondit l’intrigue dans une ultime péripétie. Alors qu’il fait cette fois bien jour, ce sont les fellahs, vivant en dehors du monde et du temps, qui les sacrifient à un rituel archaïque pour recevoir la manne divine. L’attente de la confrontation avec le groupe islamiste sanguinaire, inscrit dans une configuration spatio-temporelle vraisemblable, est donc déçue. Au contraire la déviation est également littéraire, puisque Dib conduit progressivement le lecteur en dehors des chemins de la représentation de l’actualité. Bien plus, au manichéisme politique est substituée la confrontation entre deux conceptions du monde fondé sur le hasard ou sur le destin :
[Ben Mrah] ne sut que ricaner après cela et demander :
_ Sans cette déviation de malheur, les choses se seraient passées autrement, non ?
Qu’auriez-vous fait dans ce cas ?
D’un air humble, l’autre [le cheikh qui veut les sacrifier] lui répondit :
_ Puisqu’elles ne se sont passées autrement !19
Elle rejoint la confrontation de deux univers, moderne et archaïque, sans que le premier, incarné par un parvenu « ricanant », ne puisse attirer l’adhésion du lecteur face aux fellahs, figure « humble » et positive depuis la guerre de Libération et dans l’œuvre de Dib, quoique soumis à la violence archaïque. L’attente d’un texte engagé dans l’actualité est donc déçu, cette déception étant elle-même thématisée par l’image de la déviation, et c’est à la dimension du mythe et de l’archaïque que Dib porte son texte.
La Partie de dé Serait-ce donc dans La Partie de dé que la prise de position politique se fait explicite, seule nouvelle qui mette en scène un « terroriste » ? En réalité celui-ci ne correspond pas au topos du personnage effrayant et saisi de l’extérieur (voire laissé dans l’ombre) qui permet une condamnation politique univoque. Dib ne choisit pas en effet de traiter le commanditaire, le « chef », auquel il est toutefois fait souvent allusion, mais un pauvre bougre, un adolescent,
et de le comprendre dans son intériorité. L’adolescent est une figure importante dans le recueil, plus importante que celle de l’enfant20 même : car l’adolescent est un être intermédiaire, pas encore entièrement échappé de la pureté de l’enfance, mais basculant déjà dans le monstrueux, comme l’adolescent bosniaque des Papillons. Cette figure permet d’en 19 Ibid, p.50.
20 Et la plupart des enfants ont un comportement décalé par rapport à leur âge, à l’instar de Khelil de Vivre aujourd’hui, qui est « déjà un homme » à dis ans (p.162). appeler plus à la culpabilité de la société qu’à celle du « terroriste » lui-même : « C’est à la vie de reconnaitre ses torts, non à nous » dit le jeune Azzedine, figure de l’islamiste poussé au crime par désespoir qui constituera progressivement un autre topos de la littérature des années 1990. Certes la condamnation du terrorisme semble sans appel, puisque le dialogue entre l’homme qui devait être assassiné et le jeune islamiste qui est désormais entre ses mains ne tourne pas au dialogisme (Bakhtine). Il n’y a pas d’équivalence entre les discours, celui de l’homme possède une valeur de vérité supérieure ; même si l’accusation change de camp au
cours du dialogue21. Malgré cela la nouvelle est marquée par une ambiguïté morale
fondamentale, puisque la libération de l’islamiste est jouée aux dés. La fin ne laisse pas d’être ambiguë également : l’homme qui a fait preuve de mansuétude en laissant partir le garçon est- il revenu sur sa décision pour le tuer dans la rue ?
On peine donc à trouver dans le recueil une prise de position suffisamment claire pour donner un sens au « risque » évoqué dans la postface. Au contraire, l’ambiguïté de ces deux nouvelles se retrouve à de multiples niveaux dans celui-ci. La définition même d’un recueil de nouvelle repose sur l’hétérogénéité, et donc plus facilement qu’un autre genre, sur la contradiction. Par ailleurs, ne pourrait-ce pas être politiquement ambigu de republier, en plein renouveau des attentats contre les civils, la nouvelle de La Nuit sauvage, écrite en 1963, et dans laquelle les poseurs de bombe, certes légitimés par leur combat anti-colonialiste, sont présentés sous les traits d’un jeune couple (quoique incestueux) ? Le titre même du recueil comme de cette nouvelle, La Nuit sauvage, est également ambigu. L’interprétation presque systématique de la réception de l’époque, on l’a vu, font de l’adjectif « sauvage » un synonyme de « violent », ou de « barbare ». Or on sait depuis Dieu en Barbarie (1970), qui revisitait à sa manière Levi-Strauss, que la barbarie n’est pas nécessairement où l’on croit. Et dès Cours sur la rive sauvage (1964), que la sauvagerie n’est pas nécessairement négative. Avec le cycle nordique, la sauvagerie du loup, réactivée dans la nouvelle La petite fille dans les arbres, donne au terme un sens étymologique d’animalité, d’infra-humain qui confine au
supra-humain, car la sauvagerie, comme l’ont montré Charles Bonn22 et d’autres après lui23,
est aussi le lieu de la quête du sens, de l’au-delà de la parole, par-delà le silence. On voit donc que la sauvagerie peut être positive ou négative : elle est par-delà le bien et le mal. On peut donc lire les épisodes, et plus largement les nouvelles heureuses de ce recueil, certes comme des lueurs d’espoir dans la nuit de l’horreur, comme l’ont vu la plupart des commentateurs ; 21 La Nuit sauvage, op.cit., p.237.
22 Charles Bonn, op.cit.
23 Notamment Yamilé Ghebalou, « L’histoire et le silence : Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse de Mohammed Dib », Alger, Université d’Alger Institut des langues étrangères, Langues et littérature n°6, 1995. mais aussi comme une autre dimension de la sauvagerie entendue dans ce sens. De fait, on peut soutenir que ce qui relie toutes ces nouvelles est moins la question de la violence, que celle de « l’étrangeté » (thématisée dans toutes les nouvelles), liée à la solitude et donc à la question de l’incommunicable. On comprend dès lors que ce recueil, ni une quelconque de ses nouvelles, ne saurait proposer au lecteur un sens univoque, a fortiori une prise de position politique claire. La question de savoir où se situe la « responsabilité » de l’écrivain et son
« risque » reste donc en suspens. Il convient dès lors de revenir à la postface du recueil.
Une postface stratégique En effet la postface est un seuil au sens de Gérard Genette24, et donc le lieu où s’exprime l’intention de l’auteur, où il prend alors plus explicitement en considération ses conditions objectives d’énonciation. Toutefois la fonction de la postface correspond à une conception de la lecture constante chez Mohammed Dib depuis les années 1960 qui, à l’inverse de la préface, limite le « conditionnement25 » du lecteur : celui-ci doit pouvoir lire le texte sans le discours explicatif de l’auteur26. C’est précisément cette tension entre la liberté
du lecteur et le désir de communiquer une opinion (politique) qui est au cœur de cette postface.
Elle est structurée en trois moments, qui ne semblent pas liés les uns aux autres de prime abord : sont successivement abordées les questions de l’unité du recueil, de la continuité d’un texte en général, et enfin celle de la responsabilité.
Suivant en cela le rôle traditionnel dévolu au seuil, Dib entend légitimer dans un premier temps un mode de lecture de son texte. Il justifie la collection de nouvelles éparses27 en invoquant le principe de ce que René Godenne28 appelle le « recueil-unité ». Cette unité est, selon lui, une question : « Comment, hommes parmi les hommes avons-nous pu tremper dans
24 Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987.
25 « Vous posez le problème du pouvoir de l’écriture. Quand on a compris qu’on a un pouvoir, on peut s’en servir sans précaution, j’allais dire sans conscience. Il y a une précaution de base. Si on écrit d’abord pour
s’enchanter soi-même, alors le lecteur sera lui aussi sous le charme. A ce moment, il n’est plus question de pouvoir, d’utiliser son écrit dans un but de conditionnement. » Entretien avec Salim Jay (France Culture A voix nue, mai 1997), transcrit dans Horizons Maghrébins, n°37-38, 1999, p.64.
26 « Attendre d’un écrivain d’être éclaireur et guide dans sa propre œuvre c’est, en tout objectivité, commettre deux erreurs. », L’Arbre à dires, Paris, Albin Michel, 1998, p. 200.
27 Certaines avaient été publiées dans des périodiques, mais elles ont été la plupart du temps plus ou moins profondément réécrites. Voir, pour la nouvelle La Nuit sauvage, l’analyse de Ralima Koucha dans sa thèse « Les dernières œuvres de Mohammed Dib, Un usage historien des genres littéraires », soutenue en 2007 à l’université Paris IV.
28 La Nouvelle, René Godenne, Paris, Champion, 1995. tous les crimes de notre temps pour produire un temps des plus riches en crimes ?29 » Il indique également le mode de traitement privilégié : pas le « pourquoi », qu’il dénonçait dès les années 1950 en refusant de se comparer à un sociologue, et qui implique souvent une dénonciation ; mais le « comment » : il s’agit à la fois du constat, qui réduit la charge politique potentielle, et du processus (la métamorphose y est centrale, notamment dans l’incipit que constitue L’œil du chasseur). Son refus de la littérature à thèse, déjà explicite dans les années 1950, se trouve encore renforcé lorsqu’il écrit apporter des questions et non des réponses. Ceci peut faire écho à ses déclarations des années 1980, lorsqu’il évoquait sa perte de certitude :
« J’ai écrit et j’ai perdu, chemin faisant, toutes mes assurances […] De plus en plus, en analysant les faits et les choses dont je devais me servir pour écrire mes livres, j’ai saisi le caractère aléatoire de toute chose […] Il fallait donc trouver une manière d’écrire aléatoire également, où le sens se déplace sans arrêt […]30.
Cette attitude questionnante reflète assez bien, on l’a vu, l’ambiguïté inhérente à des nouvelles loin d’être univoques. Mais à l’inverse, alors qu’à la lecture la question des
« crimes » s’est révélée certes importante mais pas systématique, puisque plusieurs nouvelles sont plutôt heureuses ; ni même centrale comparée à celle de « l’étrangeté » que nous avons évoquée (mais qui n’est certes pas propre à ce recueil en particulier) ; Dib dirige le lecteur dans le sens d’une interprétation d’actualité. Car s’il prend bien soin de rester au niveau de l’universel, puisque la responsabilité des crimes qu’il invoque est celle de l’humanité ; et que la violence du chasseur est « indifférente » et possède une dimension mythique ; il sait parfaitement que le lecteur replacera cette évocations des « crimes » de l’homme dans le
contexte du pays de l’auteur, comme il l’indique à Salim Jay : « Il est évident que l’opinion publique est tournée vers les évènements sanglants en Algérie31. »
Puis, c’est sans solution de continuité que le texte change de sujet ; mais cette rupture logique était déjà en germe dans l’enchaînement des idées de la première partie. Or, c’est précisément de cette question de la rupture et de la « continuité d’un récit32 » qu’il est question dans cette seconde section. Refusant là encore l’univocité, il formule par l’interrogative quatre hypothèses pouvant expliquer la continuité d’un récit : elle pourrait se situer dans le récit lui-même, dans la lecture (par « synthèse » ou « réincarnation »), dans l’écriture, ou dans le « destin » des personnages, dernière hypothèse qui rompt donc avec le mythe de l’auteur démiurge. Pis, l’auteur est, au même titre que le lecteur, « prisonnier » de la 29 La Nuit sauvage, op.cit., p.245.
30 Entretien avec Eric Sellin, CELFAN n°2, Philadelphy, Temple University, 1983.
31 Entretien avec Salim Jay, Horizons Maghrébins, art.cit. continuité dont la logique est comparée à celle du rêve : Le rêveur sous l’emprise de son rêve ne s’étonne pas des ruptures, des failles, des solutions de continuité qui jalonnent l’aventure onirique […] Et nous sortons d’un roman, que nous écrivions ou lisions, comme nous sortons d’un rêve : uniquement avec cette question en tête, qu’est-ce qui fait sens ?33
On retrouve là une idée chère à MD selon laquelle l’auteur n’a pas d’intention démonstrative : « Un écrivain se découvre et découvre son œuvre en écrivant34 ». Il reprend ainsi en bonne partie à son compte la pensée de la « mort de l’auteur », exprimée par Barthes ou Foucault aux belles heures du Nouveau Roman, qui situe le sens du texte au moins autant chez le lecteur que chez l’auteur, dans une philosophie de la co-création. On a donc affaire ici à une représentation de la création, qui se fait sur le mode presque inconscient, et en tout cas non prémédité : l’intention d’auteur est ainsi remplacée par une éthique de la sincérité35, d’une écriture « en son âme et conscience36 » sur le mode du processus plus que du projet. On a affaire également à une esthétique, développée chez Dib dès Qui se souvient de la mer, qui en
appelle à l’activité interprétative du lecteur, et que l’on retrouve ici dans L’œil du chasseur ou La Nuit sauvage. Bien plus cette esthétique onirique se déploie dans cette postface, qui juxtapose trois « micro-récits » sans lien logique explicite les uns avec les autres.
Si l’on prend au sérieux cette postface, on peut donc y lire une invite au lecteur à trouver un sens entre ces trois parties. Or la rupture entre la deuxième et la troisième partie, qui introduit la question de la responsabilité, n’a rien de logique. Bien au contraire, au moment où il vient de disqualifier l’intention de l’auteur, il pose la responsabilité de celui-ci, notion qui suppose le libre arbitre. Si l’on prend donc au sérieux la logique discontinuiste, onirique, qu’il décrit, le paradoxe ne doit être qu’apparent. Voici comment on peut le comprendre : quelles que soient les interprétations que les lecteurs (ou encore le « destin ») feront de son recueil, il en assumera la responsabilité. Par là, il parvient à conjoindre responsabilité de l’auteur, et modernité littéraire, pourtant fondée sur un soupçon concernant l’intention de l’auteur.
Cette interprétation est encore soutenue tout au long du recueil, puisque cette question y est en permanence thématisé : à travers l’image du don qu’il faut savoir accepter (notamment dans Vivre aujourd’hui); ou encore dans La Partie de dé, qui n’est pas pour rien la dernière nouvelle. A travers cette partie de dés, qui peut sembler, on l’a vu, amorale, la nouvelle 33 Ibid, p.247
34 Entretien avec Mohamed Zaoui, El Watan, art.cit.
35 « Un écrivain, s’il parle de politique, en tant que romancier, ne doit pas avoir peur de l’aborder de front et d’être vrai et sincère, de ne pas avoir peur de poser des questions gênantes. Si, par exemple, l’écrivain se pose des questions sur le plan spirituel, et qu’il n’a finalement aucun intérêt à croire en un quelconque Dieu, c’est aussi une aventure, car il engage sa responsabilité vis-à-vis des gens. » Ibid. présente une initiation à l’amor fati, lié à la question de l’engagement : « Cette fois, tu miseras ta personne en connaissance de cause » dit l’homme au garçon. Ce dernier se doit désormais d’assumer les risques du hasard, et ne peut plus se réfugier dans l’irresponsabilité du crime commandité, pour lequel il croit en outre qu’il n’y a pas de « risque ». On voit là encore que cette dernière nouvelle, en faisant du jeune islamiste une image de l’écrivain qui apprend à assumer la responsabilité de son texte, ne permet pas de lecture univoque.
Alors que l’intellectuel s’engage de plus en plus clairement dans la lutte contre l’islamisme armé, l’écrivain rechigne à exprimer une position politique nette. C’est que l’écrivain
« universel » que veut être Mohammed Dib doit composer avec les exigences, non seulement du champ littéraire algérien, mais aussi du champ littéraire français, dans lequel le
« soupçon » formulé à l’encontre de la problématique de l’engagement a laissé des traces (même si les lignes bougent à cette époque37). Au croisement de ces deux exigences,
« écriture (romanesque) et responsabilité (morale) », Mohammed Dib formule une proposition originale.
Si engagement il y a dans ce recueil, il se situe dans la postface, tant les nouvelles interdisent toute lecture politique, a fortiori univoque. Mais cet engagement n’existe vraiment que par la collaboration active du lecteur. En dirigeant celui-ci dans la voie d’une interprétation morale de son livre (« les crimes des hommes »), il sait que certains commentateurs l’emprunteront pour en dégager une portée politique : il ouvre une perspective sans le dire, donc sans en fermer aucune pour l’avenir. Car fidèle en cela à la pensée de la Nouvelle Critique des années 1960-70, il affirme un sens construit au fur et à mesure du processus de création (et non intentionnel au sens d’une thèse qui précèderait le texte), et co- construit avec le lecteur, donc objet d’interprétations multiples. Pourtant, là où certains ont pu voir dans la « mort » de l’intention de l’auteur une démission morale, Dib affirme qu’il assumera la responsabilité de toutes les interprétations qui seront faites de son texte. Attitude humble qui consiste à accepter l’Etranger que constitue le lecteur et son « don », mais également les décrets du hasard se muant en destin, que Mohammed Dib met en scène dans plusieurs de ses nouvelles comme autant d’interrogation sur le rôle de l’écrivain.
Certes, dans la mesure où il a rendu ses positions politiques publiques en 1994, il y a peu de risques que l’ambiguïté de ses textes soit mise au compte d’une ambiguïté idéologique.
37 Sur le retour de cette question de l’engagement dans les années 1990 en France, voir notamment Jean-Yves Laurichesse, « « Quelque chose à dire » : Éthique et poétique chez Claude Simon », Cahiers de Narratologie n°12, 2005. Mais cette conception maximaliste de la responsabilité lui permet de retrouver la dimension héroïque qu’il avait pu avoir dans les années 1950 à un moment où, de Rushdie à Djaout, la littérature est « valorisée à proportion du blâme38 » ; sans pour cela transiger avec les exigences littéraires de la modernité : rupture avec le réalisme systématique, mort (paradoxale) de l’auteur, interrogation sur le langage et le sens. Cette tension fait de Mohammed Dib une figure de cette « littérature inquiète » dont parle Dominique Viart39, qui interroge à nouveaux frais les grands invariants de la littérature, en l’occurrence son rapport à la société, sans remettre en cause le « soupçon » dont la modernité littéraire l’avait frappé.
Tristan Leperlier Centre Européen de Sociologie et de Sciences Politiques, EHESS
Novembre 2013
38 La Nuit sauvage, op.cit. p.248.
39 Dominique Viart, La Littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005, p.18.
Tristan Leperlier, Mohammed Dib intellectuel et écrivain dans la décennie noire
|