Sur le droit à la non-communication des différences
SUR LE DROIT À LA NON-COMMUNICATION DES DIFFÉRENCES Brian Massumi
Paru dans « Sur le Droit à la Non-Communication de la Différence ». Ethnopsy. Les mondes contemporains de la guérison (Paris), no. 4 (avril 2002), édition spéciale Isabelle Stengers & Tobie Nathan, « Propositions de paix », pp. 93-131.
De la socialité
Dans ses commentaires à l’ouverture du colloque de Cérisy, Cultures : guerre et paix, Isabelle Stengers a évoqué la nécessité de la définition d’un « monde commun » à construire. Paradoxalement, elle a souligné qu’une des taches principales d’un tel projet collectif serait la création de « possibilités de distance ». Il faudra retenir, a-t-elle dit, « une certaine indétermination » aussi bien que de reconnaître « l’impossibilité d’échanger les places ». Cette perspective d’un « commun » qui affirme la non-échangeabilité et suppose une part de l’indéterminé, donc de l’intraduisible, va évidemment à l’encontre des théories communicationnelles traditionnelles (comme celles de Habermas). Mais elle se distingue aussi de certains vocabulaires de gauche où le qualificatif « commun » se rattache à une série indéfinie de substantifs, normalement sans accent affectif, en les marquant de la positivité d’un désir à combler : la « langue commune », le « sens commun », le « cadre commun »... Le « commun » : vocable du voulu, au temps futur et au pluriel. S’étonnera-t-on alors de la facilité avec laquelle cette expression utopique de la paix comme destin partagé dévie vers ce à quoi elle dit précisément s’opposer? C’est en fait la chose la plus naturelle. Quel « cadre commun » s’envisage sans viser aussitôt un « ennemi » – lui aussi « commun » ? Le « commun » de la paix recherchée : déclaration de guerre. « Clarifier la nature de l’ennemi commun est la tache politique fondamentale. Un deuxième obstacle consiste dans le fait qu’il nous manque une langue commune pour nos luttes capable de traduire la langue particulière de chacun dans une langue cosmopolite. Les luttes dans d’autres régions du monde, et même nos propres luttes, semblent s’écrire dans une langue étrangère incompréhensible. Ce constat nous oriente vers une autre tâche politique importante: construire une nouvelle langue commune qui facilite la communication, comme l’ont fait les langages de l’anti-impérialisme et du prolétariat international pour les luttes de l’ère précédente1. » Dans Empire, Michael Hardt et Antonio Negri nous exhortent à nous unir dans le cadre commun des luttes croissantes contre la globalisation, pour devenir, tous ensemble, à la fois post-capitalistes et « postmodernes ». Mais si, comme le suggère Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes, comment saurions-nous devenir postmodernes? Peut-on accepter ce défi en se tenant aussi à la « singularité » du « multiple » – idée deleuzienne également développée par les auteurs? Est-ce vraiment par les bons offices d’une langue commune, à l’intérieur d’un « sens commun » (p. 67), en direction unanime vers « une citoyenneté globale » (p. 361), qu’on se trouvera en mesure de dépasser notre condition d’ensemble actuelle vers une nouvelle « constitution » cosmopolite? À cette exhortation au commun, je propose une réplique non communicationnelle, cosmopolite dans un sens plus proche de celui de Stengers, où « commun » et « intraduisible » vont de pair dans une complicité problématique soudée par le souci de la singularité2. Je pars d’une idée d’une japonologue australienne, Sandra Buckley.3 Résidente de longue date en Amérique, elle est concernée par le problème de la « communication » interculturelle, tant dans sa vie quotidienne d’immigré que dans ses activités professionnelles en tant que chercheuse, traductrice, et consultante en négociation. On lui avait demandé, à l’occasion d’un colloque, de puiser dans son expérience en négociation pour suggérer un modèle conceptuel pour la communication. Elle a raconté qu’en exerçant son métier de consultante en négociation interculturelle, elle éprouvait un écho d’une autre expérience, plus lointaine. En y réfléchissant, elle était amenée à assimiler l’expérience d’être en négociation tendue à son expérience, comme enfant, d’être bègue. C’est du bégaiement qu’elle a tiré son modèle (se basant sur sa propre pratique et avant de connaître l’essai célèbre de Deleuze sur le bégaiement4). Dans le bégaiement, d’après Sandra Buckley, une collusion s’instaure entre les interlocuteurs. C’est un pacte non dit mais non caché de passer sous le silence ce qui fait sensiblement bruit. On s’efforce de ne pas faire remarquer ce qui est l’évidence même: on ne dit rien de la difficulté de dire. On y est cloué, à cette difficulté, chacun de son côté, mais de façon asymétrique. D’un côté, se trouve celui en difficulté, et de l’autre, celui qui veut prêter assistance en complétant la phrase pour l’autre, mais qui doit s’en empêcher à tout prix par crainte d’augmenter l’embarras. Des deux côtés, une attention intense, presque insupportable, se focalise sur un seul phonème, en fuite du langage, se privant de sens à force d’une répétition trop ardente. Les interlocuteurs s’accrochent au suspens du vocable en formation. Ils s’y joignent, comme deux pôles d’un même désir — de continuer. Mais le vouloir n’y est pour rien. Le bégaiement, c’est précisément ce qui résiste à l’articulation volontaire. C’est une énergie verbale figée à l’état naissant, sous la contrainte d’un automatisme. Face à cette force autonome d’interruption, on ne peut qu’attendre. On est, ensemble, dans l’attente du sens. Sans pouvoir de décision, on ne peut que laisser venir. La volonté de continuer prend l’allure d’une invocation : que ça revienne, que ça reprenne. Tout à l’heure, on échangeait des idées. On se positionnait l’un face à l’autre. On exprimait des opinions. On déployait des stratégies. On essayait de tirer avantage. Ou bien on cherchait sincèrement un compromis qui construirait une paix. On séduisait, cajolait, exhortait, charmait. On convoquait à la raison, ou à la politesse. D’un coup, tout cela s’est évaporé. On est dans l’interruption. On est dans l’attente. Non plus à convoquer, mais à invoquer — la puissance dont dépend tout échange humain — celle du langage. Dépourvue momentanément de sens, la communication se réduit à cette invocation, au voeu partagé de reprendre la parole, au désir mutuel de continuer en société. Que la socialité soit interrompue ne veut pas dire qu’elle est tout simplement absente. Elle est bien présente en tendance, à la fois suspendue et intensément vécue. Dans cette situation, les termes de l’échange social sont en suspens. Mais on est encore dans une sorte de rapport social; de la sorte qui ne dit ni ne vaut rien. C’est un rapport déqualifié. De chaque côté, on est provisoirement dépossédé de son pouvoir de faire une différence déterminée en produisant du sens. On ne peut plus se définir. On reste néanmoins en relation. Mais l’attente, la durée, a résorbé les termes de la relation. On retombe dans le fait brut d’être ensemble, d’être en relation, sans définition active. Ce qui se fait sentir, dans le suspens du sens, c’est l’être-ensemble, l’être-en-relation, sans qualités. La socialité en tant que telle. La socialité nue. Normalement, la socialité se revêt d’idées, d’opinions, de stratégies, de compromis, de séductions, de raison et de politesse. Elle est absorbée dans ses manières déterminées, éparpillée dans ses variations diverses. La socialité comme telle n’apparaît qu’en suspens. La socialité est bègue. Il faut préciser que cette suspension de différentiation sociale n’est pas une indifférence. C’est plus précisément la tenue en réserve de la différence articulée, sous l’action d’une puissance autonome du discours qui habite le langage sans en faire partie. C’est une force de répétition immanente au langage, qui est à la fois son abandon et son insistance, ou sa tendance à reprendre. Dans le vocabulaire de José Gil, il s’agit d’un domaine infralinguistique.5 Nous ne sommes pas loin de ce que Gilbert Simondon de sa part appellerait un champ préindividuel.6 Un champ n’est pas quelque chose d’indifférent. Il est différemment différencié. Il ne comporte pas de parties discrètes. Rien ne s’articule séparément. Rien ne se définit en isolation. Il n’y figure que des êtres de la relation : des tensions, des gradients, des degrés, des torsions, des poussées, des polarités, des tendances. Rien ne se détache, mais rien ne coïncide non plus. Dans le cas du bégaiement, il y a bien non-coïncidence. C’est la polarité être-en-difficulté-d’expression/souhaiter-assister-celui-qui-est-en-difficulté-d’expression-tout-en-s’empêchant-de-le-faire. Ce que cette asymétrie irréductible annonce, c’est que les interlocuteurs, ces termes de la relation qui s’absorbent dans la socialité, qui se réunissent dans le suspens où ils s’invoquent mutuellement pour reprendre l’expression, que ces termes si intensément liés sont néanmoins dans l’impossibilité de se substituer l’un pour l’autre. Le champ de la socialité est celui de l’impossibilité intégrale de prendre la place de l’autre. On dit souvent que la société se fonde sur l’échange. Au contraire, elle ressort d’une condition-limite indépassable de non-échangeabilité, de non-transmissibilité relevant d’une appartenance indivis à une situation dynamique de non-partage autrement différencié. L’asymétrie indépassable est la condition de l’échange. Une fois la conversation reprise, cette asymétrie s’articule en mots, en sens, en opinions, en idées, en personnes, et en ententes qui semblent effectivement s’échanger. Mais on constate partout dans la société une inégalité qui talonne cet « échange », sous forme des capacités, droits et privilèges différentiels qui se distribuent le long de la « conversation », captée par les institutions vouées à l’incitation, la dissémination et la régulation de la parole. Cette inégalité généralisée est l’expression articulée de l’asymétrie du fait d’appartenir à une situation sociale. Le discours porte cette condition d’asymétrie en lui. Il le véhicule, il le développe en structures durables d’inégalité. Il l’exprime dans ses propres termes, dans la définition discursive des termes en relation. Autrement dit, le langage n’exprime sa propre condition qu’en la traduisant – c’est à dire, en la trahissant. Là où il n’y avait que tendance, se propage du mouvement manifeste et manipulable. Un courant d’énoncés déterminés se déroule suivant un ordre discursif. Ce qui a été continuité intense s’étend à travers des enchaînements de termes discrets. Ce qui a été durée insécable, être-ensemble dans une unité dynamique d’attente, se décompose en parties opposables et combinables. Ce qui a été appartenance immédiate et non partagée se partage à travers une série de médiations. Ce qui a été sans qualités se requalifie. La société est ce devenir de la socialité, s’articulant dans des termes qui la traduisent en la trahissant. Il y a toujours un noyau d’incommuniqué et d’incommunicable dans la communication, de l’intraduisible dans la traduction. Il n’y a pas de langue commune. C’est une affirmation plutôt banale. L’important, c’est de donner de cette incommunicabilité une description positive, et cela, d’une manière qui nous autorise à avancer l’hypothèse que peuvent se pratiquer des techniques sociales qui s’appliquent à ce champ de la relation en soi, en tant que site d’intervention hautement pragmatique. En ce qui concerne la positivité du champ de relation ou d’appartenance, le concept simondonien du champ préindividuel, déjà signalé, peut donner des précisions en soulignant que ce champ indivis peut bel et bien comporter des différentiations complexes. Celles-ci sont liées dans une instantanéité de la variation, comme par un contact à distance. Dans un champ magnétique, par exemple, une perturbation qui se produit à tel endroit par rapport à tel ou tel sous-ensemble de particules magnétisées entraîne instantanément un changement global dans la disposition de toutes les particules faisant partie du champ. C’est un exemple très simple de ce qu’Isabelle Stengers et Ilya Prigogine ont appelés une résonance globale-locale.7 Le champ, il faut le noter, n’est pas la population de particules. Les particules, ce sont les termes en relation. Le champ, c’est la relation elle-même. C’est la susceptibilité de tous les termes qui s’y réunissent à subir instantanément un même effet, sans égard aux distances qui les séparent, et à exprimer cette proximité immédiate et effective dans une variation à la fois locale et globale. Le champ est « préindividuel » en ce sens que l’être-en-relation des termes est premier par rapport à leur définition individuelle, et que les qualités spécifiques que l’on peut repérer chez eux découlent de leur adhésion au champ, de leur appartenance événementielle les uns aux autres, et de chacun au tout. Une autre façon de dire la même chose est que cette relation est l’unité dynamique de ce qui s’individualise ensemble. L’hypothèse serait qu’il existe un mode d’action capable de s’adresser à cette unité dynamique en tant que telle. Il ne s’agirait pas d’une cause dans le sens usuel du mot. Une cause classique porte sur des termes discrets, objets ou êtres bien définis, saisis du point de vue de leur capacité de propager des effets entre eux par connexions locales, donc de façon linéaire. Par contre, une action qui s’adresse directement à l’être-ensemble, ou à l’unité dynamique d’un agrégat de termes discrets, a pour seul objet l’instantanéité locale-globale de son propre effet. Tout se passe au niveau de l’effet, auquel l’intervention n’ajoute pas une cause médiate, mais qu’elle module en s’y branchant directement. Il s’agit d’une modulation immédiate d’un champ d’appartenance. Deleuze et Guattari ont un nom pour ce genre d’action : la quasi-cause. Dans le cas du bégaiement, une quasi-causalité s’opère de façon sauvage. L’intervalle de la conversation rompue est plein de mots mi-formés, de pensées-éclairs, d’intentions et de stratégies embryonnaires, de désirs suspendus de continuation et d’entraide, voire de jugements presque involontaires d’incompétence ou de handicap. C’est comme si tout ce qui pourrait se dire, une fois la conversation reprise, se frôlait dans l’attente. Des tendances de natures diverses s’entrechoquent et se mêlent, se replient les une dans les autres, s’infléchissent et s’invoquent mutuellement. Dans le suspense de la conversation, on est dans une sorte de soupe primordiale de continuations potentielles de l’échange. Quoi qu’il s’ensuive lorsque reprend le flux de mots formés, une chose est sûre : le cours de la conversation sera un tant soit peu différent par rapport à ce qu’il aurait été si l’interruption ne s’était pas produite. La négociation aura été un tant soit peu modulée par l’événement, par l’irruption de cette force informe du langage qui a précipité les interlocuteurs dans une collusion tant inattendue que tendue, intensément vécue. Tout ce qui se déroule après est nuancé par l’expérience inquiétante d’être tombés ensemble dans une socialité sans expression. Ce qui caractérise un champ d’appartenance, et qui le différencie intérieurement, c’est cette inclusion mutuelle dans le même événement de termes potentiels d’expression. Le champ préindividuel de Simondon est peuplé de tendances, de déterminations embryonnaires – ce qu’il appelle des « germes » de formes à venir – en contagion réciproque, dans un état préalable à leur individualisation achevée. La pensée de la relation préindividuelle dans la communication est « positive » dans la mesure où elle saisit le champ de l’appartenance pure ou de la socialité infralinguistique comme un champ d’émergence des expressions constitutives de la société. Il est clair qu’il n’y a pas moyen d’intervenir dans un champ d’appartenance de façon précise, guidé par une logique instrumentale qui permettrait de prédire avec fidélité les résultats de son application. Il n’y a pas de logique préalable à suivre, par le fait simple que les logiques discursives et sociales déterminées sont ce qui en sort. Ce sont elles l’expression. Ce dont elles sont l’expression a bien sa propre logique. Mais l’absence de termes discrets implique qu’il s’agit d’une logique floue. Les termes propres à cette logique ne sont pas des parties ni des éléments séparables, mais plutôt des variations qui se présentent sur le mode de l’inclusion mutuelle. C’est une logique, donc, qui comporte une part ineffaçable de l’indéterminé — en guise d’une surcharge de potentiel. Intervenir dans ce champ est donc une entreprise essentiellement incertaine. La possibilité de moduler activement la relation nécessite que l’on façonne des outils qui la rejoignent à son propre niveau, et qui se connectent à sa logique à elle. Il s’agirait de moyens techniques pour l’emploi de la quasi-cause, définie comme l’action de moduler directement et instantanément l’unité dynamique d’un champ d’appartenance. Il existe déjà, dans la pensée européenne, un concept bien connu qui est à certains égards proche de celui de la quasi-causalité. Il s’agit du performatif. Dans la philosophie du langage, le performatif consiste dans la capacité de transformer directement et instantanément un état de choses rien qu’en parlant : de faire avec les mots. L’exemple le plus souvent cité est le mariage. Un mariage ne travaille pas séparément sur les deux moitiés du couple. Il travaille directement leur relation. Quand on prononce « un couple marié », d’un seul coup c’est tout un monde interpersonnel qui se transforme. Ce que les membres du couple attendent l’un de l’autre change. Ce que leurs parents et leurs amis attendent d’eux change de même. Il se peut que la qualité même de leur vie intime se mette à changer. La prononciation du mariage ne fonctionne pas au niveau du sens. Au niveau du contenu conceptuel des mots, c’est nul. C’est la définition même du banal. Mais elle fait une différence réelle et intégrale. Elle recompose un monde. La performance du mariage est une prise en charge d’un champ relationnel qui est aussi directe et efficace qu’une prise de main sur un objet. L’usage performatif dispose d’une puissance de transformation qui habite le langage, mais qui en déborde les capacités propres, celles de produire les sens, dans la mesure où elle s’exerce directement dans le monde et sur un monde avec toute la force d’un geste. Il s’agit d’un excès d’efficacité immanent aux mots, d’un non-sens dynamique, d’une force infralinguistique véhiculée et déclenchée par le langage, mais qui ne lui appartient pas — qui n’appartient qu’à l’appartenance comme telle. Même dans les situations les plus conventionnelles et réglées, il reste une part d’incertitude dans l’usage du performatif. Dans le cas du mariage, cette incertitude réside dans le potentiel de la trahison et dans l’éventualité du divorce. Il y a un autre mot, plus vieux, qui fait partie aussi de la tradition européenne, et qui n’est pas très loin non plus de la quasi-causalité. Ce mot a l’avantage de permettre un rapprochement entre la pensée « moderne » et les formes de pensée dites « primitives ». C’est peut-être Giordano Bruno qui en donne la définition la plus utile pour les besoins de cette exposition. La définition est la suivante : « l’art d’allier la connaissance et la puissance d’agir 8 ». C’est exactement ça, n’est-ce pas, un énoncé performatif ? Le mot en question : la « magie ». On est peut-être sur la piste d’une pratique magique de la politique, d’une tout autre nature que les rites politiques qui ont présidé à la fondation de l’État-nation moderne (notamment dans la cour de Louis XIV) et qui, de nos jours, contribuent à son succès maintenant médiatisé (pour ne donner qu’un exemple, dans le contexte des conventions des partis politiques américains). Voici un exemple d’une telle pratique contestataire.
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