L’ANALYSE DES LOGIQUES SUBJECTIVES

La psychothérapie des psychoses
Conférence du Dr Jean-Jacques PINTO, psychanalyste
à l'hôpital de jour d'Aubagne (Bouches-du-Rhône)
le jeudi 24 septembre 2009 1) Pour se faire une idée de la ou des psychoses, l'argument d'autorité ne vaut pas lorsqu'on a un minimum d'esprit scientifique :
Wikipédia : "L'argument d'autorité consiste lors d'une discussion à invoquer une autorité plutôt que présenter un raisonnement ou recourir à la violence. L'argument d'autorité accorde de la valeur à un propos en fonction de son origine plutôt que sur son contenu."
Des commentaires de Freud, Lacan, etc. sur le cas Schreber, nous ne retiendrons donc que ce qui "tient la route" cliniquement ou logiquement.
a) Nous sommes redevables à Freud d'avoir inventé la psychanalyse, mais cela ne l'a pas empêché de commettre des erreurs. Seul un acte de (mauvaise) foi incompatible avec une démarche scientifique pourrait chercher à les perpétuer.
Freud : "la pulsion s'étaie sur le besoin", par exemple la bouche deviendrait une zone érogène (pulsion orale : sucer son pouce, mâcher du chewing-gum, fumer, etc.) parce qu'elle intervient tout d'abord pour satisfaire la faim. Mais l'échographie nous montre désormais le fœtus suçant son pouce in utero alors que, "sous perfusion" grâce au cordon ombilical, il ne connaît pas encore la faim.
Freud, étudiant le cas du Président Schreber (autobiographie : "Mémoires d'un névropathe") le nomme paranoïa (dementia paranoides), juxtaposant deux diagnostics que la clinique française classique oppose :
la paranoïa : psychose chronique systématisée, non déficitaire, avec interprétations ou intuitions délirantes, mais sans hallucinations,
la schizophrénie paranoïde (dementia praecox paranoides) : psychose chronique non systématisée, déficitaire, avec hallucinations, interprétations ou intuitions délirantes,
Pour des raisons extra-scientifiques (rivalité avec Bleuler, etc.) il considère qu'il s'agit d'une psychose unique à deux versants, selon que l'emporte la déconstruction (schizophrénie) ou la reconstruction (paranoïa). L'observation clinique et des arguments logiques (voir ci-dessous) semblent prouver le contraire.
Freud, bien qu'il fasse preuve d'ingéniosité dans les transformations grammaticales de l'énoncé "je l'aime" supposé sous-jacent aux diverses variétés de paranoïa, fait l'erreur de voir à son origine une homosexualité sous-jacente, que Lacan réfutera.
b) Nous sommes redevables à Lacan de "l'inconscient structuré comme un langage", mais lui aussi a fait des erreurs qu'il convient de dissiper pour faire évoluer la question.
Lacan réfute à juste titre la thèse freudienne de l'homosexualité sous-jacente dans la psychose de Schreber. Son "retour à Freud" ne l'empêche pas d'écrire (Écrits II, p. 83) : "Nous croyons pouvoir dire que Freud a ici failli à ses propres normes et de la façon la plus contradictoire [...]. Cette défaillance a sa raison dans la nécessité, soit dans le fait que Freud n’avait pas encore formulé l’introduction au narcissisme."
Il lui substitue une hypothèse plus radicale, que nous tenterons d'étayer plus loin, sur l'absence d'investissement maternel (si l'on entend au sens lacanien par "phallus" le complément imaginaire du manque de la mère observé ailleurs que dans la psychose) : "Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. C’est même là le sens de ce fantasme, dont la relation a été très remarquée sous sa plume et que nous avons cité plus haut de la période d’incubation de sa seconde maladie, à savoir l’idée « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement ».
Il tire des textes de Freud le terme de Verwerfung (rejet), qu'il traduit par forclusion, ce qui, outre la pertinence du concept, présente l'avantage de doter la psychose d'un mécanisme spécifique, comme la Verneinung (dénégation) pour la névrose et la Verleugnung (déni) pour la perversion.
Mais pour des raisons complexes (entre autres la fidélité à Freud), il semble considérer qu'il n'existe qu'une seule psychose, la paranoïa (le terme de dementia paranoides disparait), dénomination qui chez ses disciples sera indécrottablement attachée au nom de Schreber ("la paranoïa du Président Schreber"). Alors qu'il s'agit cliniquement d'une forme rare de schizophrénie tardive (après 50 ans) d'abord hébéphréno-catatonique puis paranoïde, cicatrisant ensuite favorablement en une paraphrénie : cette psychose non systématisée, donc toujours aux antipodes de la paranoïa, juxtapose un délire fantastique (saga style Dunes ou Le seigneur des anneaux) à une parfaite adaptation au réel, compatible pour Schreber avec la reprise de son activité de juge grâce à un psychiatre fort compréhensif pour l'époque. Lacan (Écrits II, p. 84) reconnaît pourtant pour la première phase : "Pour nous, nous pouvons nous contenter de l’attestation que nous en apportent les certificats médicaux, en nous donnant au moment convenable le tableau du patient plongé dans la stupeur catatonique", syndrome présent dans l'hébéphréno-catatonie mais incompatible avec la paranoïa.
Enfin Lacan, comme Freud, tire, malgré son brillant exposé, bien moins d'éléments du texte de Schreber qu'il n'est possible de le faire, tant ce texte est riche et détaillé. Un travail d'équipe exhaustif s'aidant de l'informatique s'imposerait ici.
c) Du point de vue empirique, la clinique française rend bien mieux compte des faits d'observation (cette mise au point sur la nosographie, et les raisons qu'avaient Freud et Lacan de la dénier, ne peut prendre place ici et fera l'objet d'un texte dédié) : Il n'y a pas une mais deux psychoses chroniques opposées : paranoïa et schizophrénie. Seule la seconde (ainsi que les bouffées délirantes) peut jusqu'à nouvel ordre bénéficier d'une psychothérapie.
il y a le fou complètement "fondu" : le schizophrène, liquéfié, vaporisé, étiqueté aux temps héroïques "dément précoce" tant la dissociation (idéo-verbale, affective et comportementale) aboutit à un "déficit" mimant la déchéance cérébrale. Dans les cas relativement favorables (schizophrénie paranoïde), il y a reconstruction partielle et anarchique d'une identité délirante "non systématisée", avec hallucinations. Freud range avec raison cette psychose, où domine la déconstruction, du côté de l'hystérie (inconsistance du moi).
il y a à l'inverse le fou complètement "givré" : le paranoïaque, pris en masse, monolithique, inébranlable dans sa conviction délirante. Il passe insensiblement du caractère paranoïaque à la psychose proprement dite, sans qu'on trouve trace d'un effondrement préalable suivi d'une reconstruction "en béton". Freud, qui a tort de ne pas y voir une psychose autonome opposée à la première. la range toutefois avec raison du côté de la névrose obsessionnelle (hypertrophie du moi).
Entre les deux extrêmes il y a les diverses consistances de "pâte", depuis l'hystérique psychoplastique, malléable, influençable, jusqu'à l'obsessionnel psychorigide, sans souplesse, en passant par la "bonne pâte", le sujet non-névrosé (qu'il vaut mieux éviter d'appeler "normal" car il est minoritaire en face des "normosés" majoritaires ...).
Une hypothèse, étayée par de nombreuses observations et développée plus bas, fait correspondre l'éventail des structures mentales au degré d'investissement de l'enfant par les parents. Nous pouvons donc à présent dessiner la "marguerite" en modifiant légèrement le nom des pétales : je t'aime ...
- pas du tout, très peu, couci-couça, beaucoup, passionnément, à la folie
- schizophrène, hystérique, phobique, non-névrosé, obsessionnel, paranoïaque.
pas du tout
| très peu
| couci-couça
| beaucoup
| passionnément
| à la folie
| schizophrène
| hystérique
| phobique
| non-névrosé
| obsessionnel
| paranoïaque
|
Cette échelle des degrés de l'investissement parental fera éventuellement l'objet d'une prochaine conférence sur l'Analyse des Logiques Subjectives.
Si seule la schizophrénie (ainsi que les bouffées délirantes) peut bénéficier d'une psychothérapie, c'est parce que, comme on le verra, on peut combler un manque même considérable, mais on ne sait pas fissurer un bloc sans faille. 2) Les trois identifications et les trois niveaux de la structure psychique :
Recourrons pour commencer à l'Analogie de l'ordinateur, contestable dans ses prolongements, mais fort utile dans un premier temps "pédagogique" :
L'esprit est au corps ce que le programme ("software") est à l'ordinateur ("hardware"). - De même que l'ordinateur à sa sortie d'usine est quasiment vide, et ne pourra donc assurer une diversité de fonctions que si on lui apporte différents programmes rédigés grâce aux langages de programmation (qui sont plutôt des codes),
- de même le corps à la naissance est pourvu de fonctions psychiques minimales, mais l'esprit avec sa diversité de fonctions ne lui viendra que des apports surtout verbaux de l'entourage (langage humain), avant que la trace de ces apports ne soit-elle même rendue inaccessible ("refoulement") par certains apports d'un type particulier.
- À sa sortie d'usine l'ordinateur est muni de sa seule électronique, et de petits programmes résidents en mémoire morte lui permettant d'accepter - voire de solliciter - l'apport de programmes extérieurs bien plus élaborés.
- À sa naissance, le corps est muni de son seul équipement héréditaire, avec - selon la théorie de l'attachement - de petits programmes résidents dans le cerveau lui permettant de solliciter l'apport extérieur non seulement de réponses à ses besoins, mais aussi de modèles de comportement bien plus élaborés, qui constituent le processus d'humanisation - que les psychanalystes préfèrent nommer processus d'identification. De même qu'une erreur de programmation n'a rien à voir avec une panne électronique, la logique des fantasmes et de l'inconscient n'a rien à voir avec les lois de l'anatomie et de la physiologie en jeu dans le fonctionnement normal ou pathologique du corps. Lacan nomme Symbolique l'ordre du langage, radicalement autre que le corps, d'où sa dénomination d'Autre avec un grand A, ou "grand Autre". On peut se faire une idée de son extériorité par rapport au Réel biologique du corps en pensant au monolithe noir "extraterrestre" au début du film "2001, l'Odyssée de l'Espace" de Stanley Kubrick :
"Dans un environnement désertique, un groupe de singes survit partagé en bandes rivales, se nourrissant de végétaux. Un matin, ils découvrent un mystérieux monolithe noir dressé sur leur territoire. L’un d’eux, alors qu’il joue avec des os et que la Lune, le Soleil et le monolithe sont sur un même axe, s’éveille à l’intelligence en apprenant à se saisir d’un os et à frapper le sol. Le lendemain, lors d’un affrontement avec une bande adverse, les singes "éveillés" tuent un singe ennemi à l’aide de leur nouvelle arme." Aussi bien chez le futur psychotique que chez le futur non-psychotique, la parole et le langage sont connus. Schreber entend des voix qui formulent : « N’oubliez pas que la nature des rayons est qu’ils doivent parler », et il écrit une autobiographie de plusieurs centaines de pages !! Dire (contresens hélas trop souvent entendu) « le psychotique n'a pas accédé au Symbolique » n'est donc absolument pas fondé : ça ne pourrait se dire que de l'enfant-loup ou de l'enfant sauvage. Le psychotique n'a pas accédé à quelque chose dans le symbolique, nous allons bientôt découvrir quoi.
À l'interface entre le Réel du corps percevant S (sujet biologique, "hardware") et le Symbolique (langage où va baigner l'enfant, "software"), une "zone-tampon" va se constituer, faite d'une double épaisseur d'Imaginaire puis de Réalité psychique (fantasme), qui va permettre l'équilibre psychique, l'homéopsychie (mais, dit-on : "il n'y a pas d'homme équilibré, il n'y a que des équilibristes" !) : par analogie avec la biologie ("homéostasie", "homéothermie"), ce terme d'homéopsychie désigne la stabilité psychique relative du sujet non-psychotique. La présence de ce tampon va avoir pour effet de filtrer, à la manière de lunettes de soleil, la perception du Réel par le corps (se reporter à mon article Métaphore et connaissance).
réel (perceptions) filtre symbolique
Les trois identifications qui génèrent la structure psychique permettent de comprendre comment va se constituer cette zone-tampon.
Le terme psychanalytique d’« identification » (qui désigne à la fois le processus et son résultat) est ici préférable à celui de « personnalité », qui repose sur le présupposé de la « personne », de l’« individu psychique » … — Première identification : La parole entre en répétition d'elle-même, traversant le sujet physique ; « ça parle », et ça parle « tout seul » comme on dit « il pleut », "il" étant impersonnel : il n'y a pas d'auteur à la parole, le sujet ne se reconnaît pas comme auteur de l'énoncé. Naissance de l'automatisme de répétition. — La deuxième identification fonde depuis le dire du parent (le nom propre, les pronoms personnels difficiles à acquérir) la conviction de l’enfant d’être quelqu’un, une entité, un tout, une personne, un individu, un "moi", ce dont il ne peut faire l’expérience directe.
Faute d'une garantie verbale (le dire parental mémorisé pour la vie), cette conviction ne tient pas : chez le schizophrène, où ce dire a manqué, la dépersonnalisation s’accompagne de convictions inverses (et rebelles à l’expérience) : que son image n’est pas la sienne, ou est éclatée, ou a disparu (« signe du miroir »), qu’il n’est pas une entité séparée du reste du monde (« transitivisme »).
Comme Dieu crée à son image l'homme, qui peut de ce fait se croire tout puissant, le moi de l'enfant se crée à l'image (verbale !) du parent supposé à ce stade tout puissant. Ce mirage de toute puissance infantile est nommé moi idéal, à ne pas confondre avec l'Idéal du moi (qui est au Surmoi ce que la carotte est au bâton : c'est le destin souhaité à l'enfant par les parents, un destin qui, en excluant d'autres, implique donc un renoncement à la toute puissance).
Analogie : Le moi est au sujet divisé $ ce que Louis XVI est à la France.
|